Politique agricole commune: Faire du blé
Par Louis Barrière le Vendredi, 22 Octobre 2004 PDF Imprimer Envoyer

La politique agricole commune (PAC) utilise désormais des discours environnementalistes, voire tiers-mondistes, pour justifier l'abandon des principaux mécanismes régulateurs des marchés. De même l'élargissement de l'Union européenne (UE) aux dix nouveaux Etats membres de l'Europe centrale accélère les restructurations au profit d'une agriculture de plus en plus capitaliste.

On ne peut qu'être frappé par l'immense écart qui existe entre les justifications officielles de la réforme de la politique agricole commune (PAC) de juin 2003 et ses conséquences économiques pour la plus grande partie des paysans européens. Son rôle est de mettre la PAC en accord avec les principes qui régissent l'action de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Ses justifications sont la protection de l'environnement, la santé du consommateur et la protection du bien-être animal.

La réforme de la PAC de juin 2003 concerne d'abord et avant tout le mode de paiement des aides directes versées aux agriculteurs. Le principe adopté est de "découpler" les paiements directs. Ces aides directes instituées pour l'essentiel après la réforme de 1993 avaient pour justification de compenser les baisses des prix de soutien en maintenant le revenu des producteurs. Elles ont été fortement critiquées par la Confédération paysanne car elles étaient strictement proportionnelles au nombre d'hectares ou au nombre de têtes de bétail, favorisant ainsi les grosses exploitations.

Le "découplage" consiste à payer désormais ces aides sans faire référence au nombre d'hectares effectivement cultivés ou au nombre d'animaux élevés. Les aides sont "historisées" : on établit une moyenne des aides effectivement reçues au cours d'une période de référence. Et cette référence historique est pérennisée ad vitam aeternam sous forme de "droits individuels à paiement". Des dispositifs complémentaires sont prévus pour créer une réserve nationale permettant l'installation des jeunes.

Mais ces droits à paiement peuvent être achetés et vendus par leur détenteur indépendamment du foncier qui leur est attaché. Ils sont découplés dans le but d'éviter que ces soutiens publics à l'agriculture ne "perturbent" les mécanismes de marché. Ils sont donc acquis même si les terres correspondantes ne sont plus cultivées. En revanche, leur versement est soumis à des conditions. Si les terres ne sont plus exploitées, elles doivent néanmoins être entretenues pour éviter le développement de friches et pour sauvegarder le paysage. Si, au contraire, elles sont cultivées, leur mise en valeur doit respecter des conditions sanitaires, écologiques et sociales.

Cette politique de découplage maintient des niveaux d'aides aux agriculteurs très élevés. Lorsque les Etats-Unis ou l'UE vendent sur le marché mondial des produits agricoles, leurs prix de vente intègrent ces soutiens. Le maïs étatsunien vendu au Mexique sans subir de droit de douane concurrence le maïs local qui ne reçoit, lui, aucune aide. Le coton étatsunien vendu sur le marché mondial bénéficie lui aussi de l'aide des paiements directs, ce qui a en partie provoqué l'échec des négociations commerciales de l'OMC à Cancún.

Les droits à paiement de l'UE

On voit donc l'immense hypocrisie de ceux qui réclament la fin des subventions aux exportations. Elles ne constituent qu'une (toute) petite partie des budgets de soutien à l'agriculture. En France, les producteurs de céréales et d'oléagineux reçoivent chaque année sept milliards d'euros d'aides directes, tandis que les subventions aux exportations de céréales portent "seulement" sur quelques centaines de millions d'euros selon les années.

La réforme de la PAC de juin 2003 a accouché dans la douleur parce que les réticences étaient grandes face au bien-fondé du découplage. La Commission a dû accepter la possibilité pour les Etats membres qui le souhaitaient de garder une partie des paiements couplés. En revanche, des dispositifs spécifiques ont été adoptés pour les dix nouveaux Etats membres (NEM). Ils ne reçoivent que 25 % des aides directes en 2004, avec augmentation progressive chaque année en vue d'atteindre 100 % en 2013. Les paiements dans les NEM seront totalement découplés, sauf en Slovénie. La mise en oeuvre de la réforme de la PAC est plus radicale encore à l'Est qu'à l'Ouest et l'on peut sérieusement douter de la volonté d'atteindre les 100 % d'aides directes (dans le même temps, d'autres réformes de la PAC seront sans doute intervenues pour faire baisser les paiements découplés).

Car comment peut-on à long terme justifier l'existence de paiements accordés indépendamment de tout acte de production, donc de tout acte utile à la société? Si les aides découplées ne perturbent pas les mécanismes de marché, elles créent indiscutablement un désordre social. On transforme les agriculteurs les plus importants en rentiers... Or il faut bien comprendre que la plus grande partie du revenu agricole provient désormais d'aides directes. Un producteur de céréales et d'oléagineux reçoit en France, en moyenne, 10.000 euros de paiement chaque année. Une exploitation "grandes cultures" (céréales et oléagineux) de 200 hectares touche 75.000 euros annuellement.

C'est pourquoi les plus libéraux ne sont pas satisfaits de cette politique et proposent de faire basculer les aides directes dans un budget qui serait attribué en fonction de critères écologiques. On attribuerait les aides en fonction des doses d'engrais ou de produits phytosanitaires employés. Le budget agricole trouverait ainsi une nouvelle justification socialement acceptable.

Mais derrière cela se cache une mécanique ultralibérale. Du fait de la nature imprévisible de la production agricole, les marchés agricoles sont très spéculatifs. S'ils ne sont pas contrôlés, les prix peuvent fluctuer du simple au double ou au triple d'une année sur l'autre. C'est cette constatation qui avait conduit depuis les années trente jusqu'aux années quatre-vingt à rechercher des mécanismes d'organisation de marché pour combattre ce caractère délirant des fluctuations de prix capables de ruiner le producteur comme le consommateur.

Régression

Mise en place à partir de 1958, la PAC avait pour ambition de rendre l'Europe autosuffisante et de réduire sa dépendance alimentaire. Or toute la politique de réforme de la PAC entend revenir sur cette volonté d'encadrer le marché. Les négociations de l'OMC ont évidemment les mêmes buts. A Genève, au siège de l'OMC, on rêve aujourd'hui de revenir à la période d'avant la Première Guerre mondiale, durant laquelle "le marché était vraiment libre". La fin de l'URSS s'est traduite par un mouvement totalement imprévu. La Russie, l'Ukraine et le Kazakhstan sont devenus des exportateurs nets de céréales alors que l'ex-URSS était le premier importateur mondial de blé et de céréales. En 2002, l'ex-URSS a réussi le tour de force d'exporter plus de blé que les Etats-Unis!

Ce rôle de nouvel exportateur mondial dévolu aux pays de la mer Noire n'a pas été acquis par une croissance de la production agricole. Au contraire. L'Ukraine produisait jusqu'à 30 millions de tonnes de blé du temps de l'URSS. Depuis 1991, elle n'en produit qu'un maximum de 20 millions de tonnes. En 2003, elle a connu la pire catastrophe depuis 1945 en ne produisant que cinq millions de tonnes. La production a été détruite par le gel. L'ex-URSS exporte, en raison de la baisse de consommation induite par la chute du niveau de vie. La population consomme moins de viande. On a abattu une grande partie du cheptel. Les immenses fermes collectives ont été transformées en entreprises capitalistes susceptibles de rapporter de substantiels bénéfices à ceux qui les exploitent. Les ports de la mer Noire qui importaient sont dorénavant des ports d'exportation. Les sociétés internationales de commerce des céréales qui, pour certaines, étaient nées sur les rives de la mer Noire y retrouvent leurs racines.

Mais les paysans, les anciens kolkhoziens et les salariés des fermes n'y gagnent rien. C'est dans l'ex-URSS que les prix des céréales sont les plus bas au monde. Une tonne de blé est payée entre 30 et 40 dollars en Russie... Soit quatre fois moins qu'en France. La concurrence sur le marché mondial est ainsi de plus en plus vive et l'on demande désormais aux agriculteurs européens de faire face à cette nouvelle concurrence. La plus grande ferme en Russie "fait" 1,5 million d'hectares, soit un tiers de la totalité des surfaces en blé françaises. Il n'y a aucune contrainte sociale ou presque et les terres noires (le tchernoziom) sont parmi les meilleures du monde.

En fait c'est ce modèle d'agriculture ultralibérale qui est en train de s'imposer au travers de la réforme de la PAC. On comprend mieux pourquoi les commissaires Lamy et Fishler viennent d'offrir à l'OMC de supprimer toutes les subventions à l'exportation. Loin d'être une offre visant à protéger les agricultures faibles, c'est un pas de plus vers une agriculture de plus en plus capitaliste, se livrant à une concurrence sans merci sur le marché mondial.

Voir ci-dessus