Octobre 1917. Identification d'un échec
Par François Dietrich le Jeudi, 19 Juillet 2007 PDF Imprimer Envoyer

Retour sur la question douloureuse de l'échec d'Octobre et l'interrogation sur de possibles éléments de continuité entre le stalinisme et le bolchévisme. Echo d'un débat qui s'est déroulé dans le cadre du "cycle Octobre" de la 6e université d'été de la LCR (France). François Dietrich propose ici son analyse des problèmes.

La problématique trotskyste espérait que l'écroulement du stalinisme impliquerait un renouveau des idées d'Octobre 1917, que les vrais communistes seraient par conséquent reconnus, et que l'histoire reprendrait là où la contre-révolution stalinienne l'avait laissée. Cette dernière eut été une sorte de parenthèse.

Or, la perspective ne s'est pas réalisée. L'analyse de Trotsky prévoyait une contradiction à deux branches: restauration du capitalisme d'une part, remise en marche de la révolution d'Octobre (révolution politique) d'autre part. On a bien assisté à la restauration du capitalisme en URSS (même si les formes y sont tout sauf classiques), mais nulle part la défense des conquêtes sociales supposées survivantes de la révolution ne s'est manifestée. Les mouvements de masse qui se sont produits lorsque la crise finale du système s'est enclenchée en Europe de l'Est, à la fin des années 1980, ont d'abord eu comme motivation le rattachement à l'Ouest capitaliste, idéalisé comme une société d'abondance et de liberté.

Ce simple constat a de profondes conséquences.

1. Il donne d'abord toute sa valeur à la notion de changement de période historique sur laquelle il faut revenir en premier lieu. Mais, il y a au-delà deux éléments contradictoires. Si la révolution d'Octobre est emportée avec la chute du stalinisme, et en l'absence de toute contre-tendance, c'est qu'elle était morte depuis longtemps dans les faits. Mais, d'autre part, stalinisme et révolution d'Octobre ont été vécus comme continuité idéologique aux yeux des grandes masses. Et, à cette échelle, c'est bien que certains éléments s'avèrent en continuité de l'une à l'autre, au-delà des confusions idéologiques et des manipulations. Nous avons donc le double effet d'une mort différée (la révolution d'Octobre étant emportée avec "l'effet congélateur" qui a caractérisé l'écroulement du système) et d'une mort simultanée (la révolution d'Octobre vécue comme la mère du stalinisme). Le système stalinien apparaît donc comme fossoyeur et héritier.

Il nous faut donc en outre deux autres axes d'analyse:

2. Celle du système stalinien qui a tué Octobre jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une trace.

3. Celle d'une certaine forme de continuité idéologique qui a permis au stalinisme de se revendiquer d'Octobre, d'en emprunter une part des habits, même s'il a fallu bien entendu s'opposer frontalement a certains thèmes, et tout particulièrement au caractère internationaliste de la "révolution permanente" pour lui substituer "le socialisme dans un seul pays".

1-UNE NOUVELLE PÉRIODE HISTORIQUE

Le socialisme, dans la cadre des mouvements généraux de l'histoire, connaît ses cycles et ses périodes propres. L'effondrement du système politique et social qui a prévalu en URSS, puis en Europe de l'Est durant sept décennies, a clos une telle période, qui avait été inaugurée par la Révolution russe de 1917. Cette révolution a durablement structuré et divisé le mouvement ouvrier et socialiste en deux tendances: les réformistes et les révolutionnaires. Parmi ces derniers, les partisans de Staline et ses adversaires s'en sont disputé l'héritage durant des décennies.

C'est l'anatomie de l'homme qui livre les clefs de l'anatomie du singe. Avec la fermeture de cette période les problèmes historiques soulevés par la révolution d'Octobre peuvent être repensés globalement. Si les enjeux de cette discussion demeurent importants, les termes n'en sont plus immédiats: ce bilan critique doit désormais être inséré dans une totalité nouvelle.

En effet, en Europe occidentale, le mouvement ouvrier se structure aujourd'hui selon des lignes de forces qui ne portent plus sur les moyens du socialisme (réforme ou révolution) mais sur le contenu du socialisme lui-même. Tout un pan du mouvement ouvrier ne croit plus, depuis sa base jusqu'aux sommets, à un au-delà du capitalisme. C'est le courant gestionnaire dont le centre de gravité est la social-démocratie. A ses côtés, le courant protestataire (dont le centre de gravité est constitué par les partis plus ou moins ex-communistes) fait encore mine d'y croire, mais le contenu qu'il propose est surtout une dénonciation radicale du capitalisme sans formuler d'alternative. Il s'efforce surtout de conserver et de sauvegarder ses positions acquises. Le troisième courant, aujourd'hui encore protéiforme et minoritaire, veut rebâtir une alternative réelle au capitalisme qui soit tout à la fois émancipatrice et fonctionnelle. Il doit procéder sans à priori ni tabou. C'est dans ce cadre que notre tentative de repenser le socialisme doit s'inscrire.

C'est donc bien cette réflexion qui doit s'appliquer à la révolution d'Octobre elle-même: le problème d'aujourd'hui n'est plus à la défense de ses moyens (la révolution contre le réformisme), mais d'interroger son contenu.

La révolution russe est donc l'événement d'une période dépassée. Ce dépassement, il faut à chaque fois le préciser, ne signifie pas que l'on passe de l'entièrement faux à l'entièrement vrai, du totalement périmé au totalement nouveau, mais que la modification d'un certain nombre d'éléments de la totalité bouleverse l'arrangement général du paysage. Celui-ci présente alors un jour nouveau, mais dans lequel on retrouvera bon nombre d'éléments d'autrefois, cependant réarrangés différemment. C'est ce mouvement dialectique constant du tout aux parties qui doit permettre, à mon sens, de faire d'une discussion de bilan un dialogue enrichissant pour l'avenir.

Au surplus, il faut garder constamment à l'esprit que tout jugement rétrospectif perd de son intérêt s'il oublie de se remettre en situation. Il est en effet des problèmes qu'une époque voit surgir, mais qu'elle n'est pas en état d'appréhender, de comprendre et de résoudre. C'est lorsque ces problèmes prennent ensuite toute leur dimension qu'on voit se manifester les prophètes de l'après-coup, qui transforment a posteriori la myopie de leurs aînés en volonté et leurs erreurs en crime. Le pamphlet volumineux et obsessionnel de François Furet est de cette eau, histoire qui méprise l'histoire et pourchasse le mal.

En fait, le travail de l'historien, comme l'a dit un jour Isaac Deutscher, est analogue à celui du peintre qui restaure un tableau. En redécouvrant des strates de peinture il fait ressortir des nuances insoupçonnées, et a contrario il peut reléguer au second plan ce qui pouvait être pris comme un élément central.

Cependant, tout n'est pas contexte, qui rendrait alors le débat critique et historique sans fondements. La Révolution russe, loin d'apparaître comme "spécifique", a au contraire concentré en un point les valeurs du socialisme. Ce qui fit, au-delà de sa capacité à arrêter la boucherie de la Grande guerre, son prestige et sa portée universelle. Et c'est justement à cette lumière qu'il faut en éclairer les contradictions.

2 - LA CONTRE-RÉVOLUTION STALINIENNE

La thèse trotskyste traditionnelle, qui voyait en URSS une société encore progressiste dominée par un appareil d'Etat contre-révolutionnaire, mais qui n'avait pu encore en venir totalement à bout, a donc été emportée avec la chute même du système stalinien. Ce que Trotsky n'avait pu voir dans les années trente, c'est que la contre-révolution politique avait eu de tels effets sociaux qu'elle avait brisé la dynamique historiquement progressiste impulsée par Octobre 1917. S'il est vrai que l'URSS de l'après deuxième guerre mondiale a connu d'indéniables progrès, le différentiel de productivité, de créativité, de technologie n'a cessé de se creuser avec le capitalisme tout au long des décennies. La bureaucratie était devenue non plus un frein relatif, mais bel et bien un frein absolu au développement des forces productives.

Mais alors que Trostky, qui envisageait cette possibilité, annonçait qu'il faudrait dans ce cas changer de diagnostic quant à la nature globale de l'URSS, le mouvement trotskyste a voulu maintenir les conclusions alors même que les données de l'analyse avaient changé, jusqu'à bâtir le savoureux concept de "transition bloquée". Le mouvement trotskyste procéda de même quant à la longévité de l'URSS, alors que Trotsky faisait de son caractère éphémère une de ses caractéristiques majeures, et qui devait nécessairement emporter le cours de l'Union soviétique vers le retour au capitalisme ou vers une nouvelle révolution dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale. L'issue ne fut pas celle-là, mais les concepts furent jalousement conservés.

On sait que de nombreuses théories s'opposèrent à l'analyse dite de l'Etat ouvrier dégénéré, celle du capitalisme d'Etat d'une part, celle de la bureaucratie comme nouvelle classe porteuse d'un mode de production intrinsèque d'autre part. Je ne veux pas revenir ici sur les impasses intellectuelles de ces théories, et la tentative d'en dépasser les défauts tout en intégrant les apports que tentèrent certains camarades à travers le concept de "classe parasitaire". Les éléments de ce débat, qui est à reprendre, sont connus.

Plus intéressant pour le moment est de s'interroger sur les raisons intellectuelles profondes qui ont conduit les leaders trotskystes, contre toute évidence, à maintenir un concept si manifestement dépassé, entraînant une totale incompréhension de ce qui s'enclencha en Europe orientale à la fin des années 1980.

Cette très forte myopie découle en fait de tout l'héritage culturel socialiste du XXe siècle, consistant à fonder le socialisme comme une contradiction non dialectique au capitalisme, et en particulier l'économie dirigée comme alternative progressiste au capitalisme et à son marché. Et cette réflexion débouche à son tour sur la question du jour: celle des liens idéologiques et culturels entre le stalinisme et la révolution bolchevique.

3 - DES DÉFAUTS D'OCTOBRE AU MONSTRE STALINIEN

L'analyse de la coupure radicale qu'ont entraîné en URSS les années trente ne doivent donc pas évacuer le problème des liens entre Octobre 1917 et la constitution de la classe parasitaire stalinienne. Celle-ci n'a vu le jour que par une combinaison de circonstances historiques d'isolement et d'échec de la révolution européenne, mais également de défauts majeurs de la révolution russe qui ont ouvert les portes au totalitarisme. Toute autre conception, non dialectique, privilégiant les seules circonstances (c'est le cas de la culture trotskyste dominante) ou les intentions supposées diaboliques des bolcheviques (c'est la thèse libérale) est sans intérêt historique et stérile pour l'avenir.

Les analystes d'aujourd'hui omettent souvent de mettre en rapport les défauts du Parti bolchevik qui vont le conduire à des fautes, favorisant ensuite l'enchaînement de la dégénérescence bureaucratique de la Révolution, avec l'héritage de la IIe Internationale dont il est, malgré tout, issu. Ici, la Révolution russe, loin d'être une "exception", a cherché à mettre en œuvre réellement ce que la majorité de la IIe Internationale avait abandonné avec le vote des crédits de guerre en 1914. On ne saurait trop rappeler que le débat du congrès de Tours se situait bien davantage entre les réels partisans du socialisme et ceux qui y avaient renoncé dans les faits qu'entre "révolutionnaires" et "réformistes". Et ceci nous ramène au fond du débat.

Nous étudierons 6 points qui, dans le cours de la Révolution russe, ont représenté, à notre sens, des faiblesses, des brèches dans lesquelles le stalinisme s'est engouffré.

- Une certaine compréhension du sens de l'histoire.

- La conscience extérieure.

- Les limites du pluralisme bolchevique.

- Le problème de la "Terreur Rouge".

- Les contradictions du dépérissement de l'Etat selon Lénine.

- Le problème de "l'économie dirigée".

3.1.- UNE CERTAINE COMPRÉHENSION DU SENS DE L'HISTOIRE

Le marxisme de Kautsky qui dominait au sein de la IIe Internationale, et dont Lénine était fortement imprégné tant dans ses visions d'organisation que dans sa stratégie initiale, avait bâti à partir de Marx (et seulement en partie contre lui, cette vision linéaire ayant tout de même été alimentée par certains passages du Manifeste Communiste) une conception mécaniste du passage du capitalisme au socialisme: mouvement inéluctable produit de la pression grandissante d'un prolétariat toujours plus nombreux et d'un développement des "forces productives" conçues comme des forces neutres, "positives".

Deux décennies de clandestinité sévère, de minorité au sein du Parti social-démocrate de Russie, puis d'isolement international en 1914, ont soudé les rangs de ce parti que Lénine a voulu centralisé et discipliné, face à la naturelle tendance romantique et désorganisée de l'intelligentsia comme de l'"économisme"  d'une classe ouvrière d'extraction paysanne toute récente. Il est précipité au pouvoir sans aucune expérience de vie politique démocratique et avec le vertige de toujours avoir eu raison, seul contre tous. Et, dans son imaginaire, cette victoire révolutionnaire ne peut-être que l'étincelle qui va mettre le feu aux poudres. A tout le moins s'agit-il de tenir sans concessions en attendant que la révolution européenne vienne prendre le relais. Toutes les fractions de la social-démocratie s'accordaient en effet à ne voir l'avenir de la Russie, en particulier en cas de révolution, que dans l'extension du processus à l'Europe plus développée.

Mais une fois la révolution réalisée, elle allait paradoxalement conduire à la stratégie de la "forteresse assiégée" puis du "socialisme dans un seul pays" de Staline.

Ici le sens de l'histoire ne signifie pas "donner du sens", mais sens unique, aller sans retour, inéluctabilité et irréversibilité. Dans une telle vision, le pouvoir pris ne se lâche plus: il faut tenir le temps nécessaire. Et, dès lors, le problème des moyens devient secondaire: les ennemis seront balayés, les hésitants écartés d'un revers de main et s'il le faut éliminés. Cette culture de l'urgence justifiée par la mission historique va imprégner tout le Parti bolchevik au pouvoir dans les premières années.

C'est elle qui va conduire en partie à la dissolution de la Douma convoquée pour Janvier 1918: ses représentants ne peuvent qu'être en retard sur le mouvement révolutionnaire. Et que vaut d'attendre les retardataires dans un mouvement qui va impétueusement et inexorablement de l'avant ? Elle va être amplifiée et démultipliée par une guerre civile impitoyable dont le Parti bolchevik va sortir héroïquement victorieux. La tiédeur sera assimilée à la compromission et à la trahison. Ainsi en ira-t-il envers les fractions de gauche des anarchistes, des mencheviks et des socialistes révolutionnaires, qui reconnaissent pourtant la légalité du nouveau pouvoir soviétique, à la différence de leurs diverses fractions plus à droite, qui s'y opposent jusqu'à s'allier avec les Blancs.

Lorsque la guerre civile va laisser une classe ouvrière et une paysannerie exsangues, au point que Lénine parlera en 1921 de "dictature du prolétariat sans prolétariat", le débat sur l'éventuel abandon du pouvoir ne fera qu'effleurer les rangs du parti. En effet, l'insurrection de Cronstadt qui témoignait de la lassitude extrême de secteurs entiers du peuple qui ne parvenaient plus à suivre sa direction, sera matée comme pure et simple contre-révolution et viendra étouffer dans l'œuf la réflexion sur la validité de poursuivre une révolution dans l'isolement et l'encerclement. La logique de la forteresse assiégée conduisait logiquement alors à l'étouffement des minorités internes au cours du Xe Congrès, comme au constat lucide et tragique des débats du XIe Congrès où certains ne peuvent qu'enregistrer que le maintien au pouvoir du parti est tout à la fois usurpé mais incontournable.

Cet arrière-fond idéologique va nourrir l'idéologie de la collectivisation forcée. Face à l'impasse de la fin des années vingt, deux options s'ouvrent. Soit un compromis avec l'impérialisme et le petit capitalisme paysan renaissant, soit la fuite en avant. Ce sera la fuite en avant, avec son cortège de massacres et de terreur politique.

Si le pouvoir, une fois conquis, ne se lâche plus, s'il ne peut plus faire l'objet de compromis, alors on transforme son propre pays en prison et son peuple en esclave. Faut-il tenir à tout prix et dans n'importe quelles conditions ? A notre époque, l'analyse comparative des attitudes opposées des révolutionnaires nicaraguayens et du régime castriste illustre pleinement la complexité de la question.

3.2 - LA "CONSCIENCE EXTÉRIEURE"

En bâtissant son modèle d'organisation disciplinée et centralisée, qui devait tout à la fois conduire à la victoire et aux impasses, Lénine partait à la fois des conditions russes et de l'idéologie alors dominante dans la IIe Internationale, mais qu'il devait reprendre en charge pour son propre compte. La réalité russe, c'est celle d'une classe ouvrière sans tradition, dont Lénine, en toute cohérence avec le schéma de la "révolution permanente", ne conçoit pas le développement de sa conscience par un lent apprentissage du syndicalisme, converti ensuite en politique, qui fut pour l'essentiel le chemin suivi par le mouvement ouvrier européen. La politique sera aux postes de commande dès le début.

Ici, l'idée de la conscience "extérieure" signifie qu'elle viendra de l'extérieur des rapports immédiats ouvriers/capitalistes, et qu'elle sera issue du développement général de la lutte contre l'autocratie.

Le deuxième versant de la réalité russe, c'est celui de la déchirure irrémédiable entre la Russie profonde du début du siècle et ses élites. Au-dessus d'un océan paysan qui vit encore à l'heure du quasi-servage, surnage une noblesse anachronique, dédaigneuse et sanguinaire. L'élite intellectuelle et artistique, issue de cette aristocratie en décadence comme de la petite et moyenne bourgeoisie qui émerge péniblement de ce Moyen-Age, sait qu'elle danse sur un volcan, mais préfère imaginer qu'il s'agit du parquet de Versailles. Son horizon, c'est l'Europe, et non cette glèbe populaire et paysanne qui lui est étrangère.

Dans ces conditions, Lénine voit bien que la formation d'un parti d'avant-garde doit comporter une part de volontarisme qui doit se méfier des tendances spontanées des milieux dans lesquels il recrute: ce sera sa force. Mais l'emprunt à Kautsky de la théorie de la "conscience extérieure" a d'autres dynamiques. Ce dernier appliquait sa théorie au mouvement ouvrier d'Europe occidentale: il y considérait l'apport intellectuel de la petite bourgeoisie comme indispensable au mûrissement du prolétariat. Dans le contexte russe, cette théorie mal dégrossie devait conduire au "substitutisme": le parti remplaçait à la fois une élite intellectuelle défaillante et l'absence de cadres naturels dans un mouvement ouvrier naissant. Dénoncée précocement par Trotsky, cette conception devait à son tour profondément nourrir l'idéologie d'aristocratie politique du parti et légitimer toutes les pratiques bureaucratiques.

3.3 - PLURALISME ET LÉGITIMATION PRÉCOCE DE LA PRATIQUE BUREAUCRATIQUE

D'un côté, le parti bolchevique apparaît au cours des premières années comme un parti pluraliste. L'insurrection y est longtemps l'objet d'une controverse publique dans la-quelle Lénine est minoritaire jusqu'en septembre 1917. La négociation de la paix de Brest-Litovsk voit la Pravda publier à sa "une" les différentes positions en présence au sein du parti. Ce pluralisme connaîtra un coup d'arrêt mortel avec l'interdiction des fractions de 1921, dont le fondement n'est plus la guerre civile qui est gagnée, mais l'isolement extrême du parti au pouvoir.

Mais ce pluralisme n'a pas pour autant signifié dans les premières an-nées un fonctionnement démocratique, loin s'en faut. L'ensemble des traits négatifs évoqués plus haut conduit à une conception et à une pratique messianiques de la politique, renforcées par les années de clandestinité, le faible niveau culturel, puis par l'entrée en masse à partir du printemps 1917 d'adhérents sans aucune expérience. Dès les premiers mois du pouvoir, la pratique secrète, les relais de clans et de coteries, la prise de décisions en petits comités extérieurs aux organismes officiels sont monnaie courante.

Tous les révolutionnaires européens lucides qui viennent alors offrir leurs services ne peuvent que le constater. Mais l'ivresse de la victoire emporte les doutes et relègue les défauts au rang de travers passagers. La guerre civile, qui oblige à une extrême mobilisation, ne pousse pas à être regardant sur les moyens; elle emporte une part des meilleurs cadres du parti, formée au sein du mouvement ouvrier européen, et qui va laisser la place aux militants de fraîche date gagnés dans l'enthousiasme et l'héroïsme de la révolution, mais dont la culture et l'expérience sont minces. Et c'est lorsque la vague révolutionnaire va mourir en Europe que la culture bolchevique va s'avérer impuissante à combattre la systématisation sociale et politique de la bureaucratie, qui va transformer la révolution en totalitarisme.

3.4 - LA TERREUR

Alors que la révolution d'Octobre eut lieu sans quasiment coup férir, que l'abolition de la peine de mort s'inscrivit comme l'une de ses premières mesures symboliques, que les premiers mois de la révolution virent le nouveau pouvoir faire preuve d'une grande mansuétude avec ses adversaires, l'automne 1918 vit s'opérer le tournant dans la Terreur. Son déclenchement tint certainement aux attentats perpétrés contre les dirigeants en 1918, dont Lénine lui-même, et aux débuts des exactions des armées blanches et des troupes restées fidèles à l'ancien régime. Mais il n'est pas douteux que, pour Lénine, elle prit valeur d'instrument de terreur de classe.

Il fallait non seulement tenir coûte que coûte, mais l'heure de l'expiation avait sonné pour les classes dirigeantes. Toute la littérature léniniste est occupée de la notion de "dictature démocratique", dérivée de la notion de dictature du prolétariat de Marx. La classe des opprimés s'organisera démocratiquement pour imposer la dictature sur les anciennes classes dirigeantes, étroite couche minoritaire. Mais une telle notion présuppose un prolétariat puissant, cultivé, homogène, capable d'exercer un mélange de coercition et de consensus qu'Antonio Gramsci décrira comme l'essence du pouvoir bourgeois. Dans le contexte russe, dès l'entrée dans la guerre civile, la dictature du prolétariat s'avère sans rivage et s'étend aux éléments qui traînent et rechignent.

"Pas un instant il ne faut oublier que l'élément bourgeois et petit-bourgeois lutte contre le pouvoir des soviets de deux façons: d'une part en agissant du dehors (...); d'autre part cet élément agit du dedans, en tirant parti de chaque faiblesse pour soudoyer, pour aggraver l'indiscipline, le laisser-aller, l'anarchie. Plus nous sommes près d'avoir achevé l'écrasement militaire de la bourgeoisie, et plus dangereux devient pour nous cet élément anarchique petit-bourgeois. La lutte contre cet élément ne peut-être uniquement menée par la propagande et l'agitation, rien qu'en organisant l'émulation et en choisissant des organisateurs: cette lutte doit être menée aussi par la contrainte".

A lire ces lignes, on ne peut que conclure que la terreur léniniste fondait les prémisses de la terreur stalinienne. Une telle terreur ne peut naturellement être, là encore, isolée de son contexte: un peuple maintenu dans la misère et l'autoritarisme des décennies durant donne ce qu'il a appris à recevoir. La Révolution française ne procéda pas autrement en son temps. Mais la terreur bolchevique prit aussi ses racines dans une vieille tradition de haine contre les riches et la puissance, présente à l'époque dans toute l'Europe (qu'on songe à la force de l'anarchisme), renforcée en Russie par le divorce séculaire entre la paysannerie et l'aristocratie impériale.

Toute une part du mouvement ouvrier et révolutionnaire européen vivait dans une idéologie de "haine de classe" dont les racines étaient profondes. La haine à l'égard de la richesse, qui se combine avec la volonté d'un pouvoir pur et bon, mais impitoyable avec elle, renvoie à un dépassement inachevé de la morale judéo-chrétienne, remodelée par des siècles de civilisation paysanne. La religion, idéologie des riches et des dominants à l'usage des pauvres, leur apprend la haine de la richesse assimilée au mal: Raspoutine, comme autrefois Gilles de Rai en deviennent à l'occasion les symboles. L'aspiration individuelle à la richesse et au pouvoir, pulsion naturelle, est alors remodelée par chacun en culpabilité et transformée en une aspiration à un pouvoir pur et transparent, c'est à dire absolu.

A regarder aujourd'hui les formes de passage entre l'idéologie protestataire ex-communiste et la montée d'un nouveau fascisme, il n'est pas sûr que cet aspect de la lutte des classes soit entièrement dépassé...

3.5 - L'ETAT ET LA RÉVOLUTION : LES CONTRADICTIONS DU DÉPÉRISSEMENT DE L'ETAT SELON LÉNINE

Dans la tempête révolutionnaire de 1917, Lénine renoue avec les accents libertaires de l'œuvre de Marx en affirmant la nécessité de la destruction de l'Etat bourgeois, son remplacement par un Etat du prolétariat, lequel doit immédiatement entrer en dépérissement, la suppression ultime de l'Etat devant ultérieurement signer la disparition des classes antagonistes. Au parlementarisme bourgeois, Lénine oppose la notion d'un Etat démocratique, associant le plus grand nombre à sa gestion. Ne pouvant, comme chacun, théoriser en dehors de l'expérience, il fonde les soviets, ces comités populaires surgis spontanément en 1905 et en février 1917 comme base du nouvel Etat. Chaque ménagère, dit-il, doit devenir capable de le gérer. Si ce but est atteint, alors l'Etat cessera d'exister comme machine bureaucratique séparée de la société.

Ses intentions anti-bureaucratiques et anti-étatiques sont donc claires. Mais, pour aller vers ce but, Lénine fait des comités populaires nés du processus révolutionnaire la base de l'Etat: l'Etat soviétique. Ici, le recul historique ne peut que mettre en évidence une contradiction saisissante: si l'Etat doit dépérir, comment l'un des objectifs de la marche au socialisme pourrait-il être son extension en nombre et en implantation dans la société? S'il doit dépérir, c'est donc que sa fonction de régulation, de répartition peut être transférée ailleurs et que sa fonction de répression devient au fur et à mesure inutile, la richesse accumulée étant devenue suffisante à toute la société.

Voulant le dépérissement de l'Etat, Lénine fonde néanmoins les organes de lutte de la classe ouvrière et du peuple russe comme base de celui-ci. Dans cette optique, il est d'ailleurs frappant de voir le parti lui-même s'effacer derrière cet Etat collectif, contrairement à ce que prétend l'historiographie libérale contemporaine. Plus que de Parti-Etat, c'est de classe-Etat qu'il faudrait ici parler, et pour lequel Lénine se laisse même aller à parler de "centralisme démocratique", terme qu'on aurait cru du seul domaine du Parti. Lénine imagine ici un dépérissement par extension, par dissolution au sein de la classe toute entière.

Or, dans un premier temps, cette extinction par extension nécessite bien l'accroissement de l'emprise de l'Etat sur la société, puisque les organes de lutte populaires se confondent avec lui. Quand le système se bureaucratisera, sous le poids même des effroyables conditions de la guerre civile, il n'y aura plus de contre-poids: ni dans le Parti, devenu unique dans le feu de la guerre, ni dans des comités d'usines morts-nés de par la faiblesse organique du prolétariat russe de 1917. Si le prolétariat n'a pas les moyens culturels suffisants, le "centralisme démocratique" des soviets est illusoire, car il placera les plus qualifiés en position de commandement naturel et sans contrôle.

Dans le même temps, ce contrepoids possible n'existe pas non plus dans des mécanismes de démocratie parlementaire qui auraient pu être conservés en héritage des institutions bourgeoises-tsaristes et adaptés au nouveau contexte. La dissolution de la Douma va donc au-delà des arguments de circonstance, car dans une telle conception il n' y a pas de place pour la diversité des structures de pouvoir, mais une pyramide unique. L'expérience socialiste du XXe siècle plaidera au contraire pour un pouvoir politique polycentriste, qui combinerait par exemple représentation politique et représentation sociale, comme dans l'idée de "double chambre" du Solidarnosc de l'automne 1981.

Théorisant et pratiquant dans les limites de son époque, Lénine a ainsi fondé une réponse socialiste caractérisée par une place massive de l'Etat qu'il prétendait faire dépérir. Au fond, héritier en cela de la dominante idéologique de la IIe Internationale, si critiquée déjà par Marx dans la Critique du programme de Gotha, il ne concevait le pouvoir politique qu'au travers de l'Etat. Il n'est guère étonnant alors que Staline se soit coulé dans le moule avec son Etat du "peuple tout entier", commode paravent idéologique de la bureaucratie totalitaire.

3.6 - L'ÉCONOMIE DIRIGÉE: L'ABC DU COMMUNISME?

Dans le domaine des rapports sociaux de production, la révolution d'Octobre réalise ce qu'elle avait promis. Elle y gagne un prestige immense. La révolution bolchevique tranche dans le vif des rapports de propriété: elle proclame la fin de la propriété privée des grands moyens de production et d'échanges, y compris les sols qui sont nationalisés, mais, il faut le souligner, non collectivisés.

Les difficultés débutent dès lors qu'il s'agit de définir les modalités de passage des formes capitalistes et féodales de propriété aux formes de propriété nouvelles.

La révolution a surgi avant même que la question puisse être sérieusement débattue. A la campagne, le discours bolchevique reprend le programme S.R. de gauche en incluant au décret sur la terre le mandat impératif des 242 mandats paysans locaux.

Il contient tout à la fois le principe de la nationalisation du sol et celui de la jouissance déléguée aux familles, ou aux communes (le traditionnel mir), ou à l'Etat, à qui revient aussi le sous-sol. On y adjoindra ensuite l'addition d'une politique d'incitation des villages aux coopératives. Mais comment vont se réguler les échanges ? Sur le versant industriel, c'est la notion de planification d'ensemble. Pour les usines, les comités d'usine, distincts des Soviets, qui surgissent en 1917 et s'éteignent rapidement. Quel sera donc le contenu concret des nouveaux rapports de propriété?

La guerre civile va alors pousser aux raccourcis, la culture de l'urgence croyant nécessaire d'aller à l'essentiel. Or, face à l'encerclement des armées blanches, l'instauration du "communisme de guerre" va au delà de l'autodéfense. Il s'agit bel et bien de lutter avec ce qu'on estime être l'atout maître du communisme dans le domaine économique: la "rationalisation" de la production par la nationalisation, c'est-à-dire en pratique l'étatisation. Dans les deux ouvrages clefs de cette époque, Nicolas Boukharine et Eugène Preobrajensky éliminent précisément toute période de transition. Toute la production est imaginée comme soumise à l'Etat socialiste, qu'on suppose démocratique (dans la perspective de Lénine).

Il n'y a aucune place dans cette conception pour l'autogestion locale, qui supposerait des degrés de liberté, des échanges. La disparition de la monnaie est à l'ordre du jour, avec le recours au troc. Le dépassement du capitalisme est conçu comme son annihilation au profit d'une économie non-marchande, qui ne serait plus guidée par un mélange de planification et d'échange, mais par une démocratie généralisée étendue du politique à l'économique et au social. Ce saut dans le communisme à partir du féodalisme rural russe, qui tire sur la ficelle de la fameuse lettre de Marx à Véra Zassulitch, paraît rétrospectivement surréaliste dans le contexte de délabrement généralisé où se trouve l'ex-empire à la sortie de la guerre civile.

En fait de démocratie, il consiste surtout à introduire une discipline de fer à l'usine et dans les transports, qui ira jusqu'au projet de Trotsky de militariser les syndicats. Quant aux rapports avec la campagne, la baïonnette est l'instrument essentiel qui permet d'approvisionner en denrées alimentaires les villes et les régiments. L'idéologie du "communisme de guerre" ne considère pas qu'elle a recours à des exceptions, mais à l'application un peu rude d'un programme réellement socialiste. Celui-ci hérite au fond de ce qu'était la pensée socialiste dominante de l'époque: le socialisme était identifié à une économie étatisée, non marchande, démocratique si le contexte le permet, de fait étatiste et administrative.

Dans les premières années de la révolution, la pensée de Lénine adhère à la forme du "communisme de guerre" (couplée à la violence politique) sans forcément adhérer à son fond. En cohérence avec sa pensée stratégique originelle, Lénine considère le développement de la Russie comme celui d'un "capitalisme d'Etat", où l'appareil industriel du pays se comporterait comme une seule et immense entreprise. D'une certaine manière plus réaliste, cette manière de voir est cependant encore trop administrative, et lui-même va infléchir sa vision.

Pragmatique, constatant le délabrement complet de l'économie à la sortie de la guerre civile, c'est à partir de sa réflexion sur la question paysanne que Lénine va introduire la N.E.P. Depuis toujours il est persuadé que la révolution n'a pas pour tâche de collectiviser la campagne, mais de permettre le passage d'une agriculture féodale à une libre culture de la terre par les paysans les plus pauvres, et que la politique révolutionnaire doit inciter à la pratique coopérative. A la sortie de la guerre civile, il en vient par analogie à la nécessité de rétablir un certain degré de liberté pour le petit commerce et la petite et moyenne industrie.

La réintroduction des critères marchands et de certaines formes de propriété privée au sein d'une économie de transition sera présentée comme une "retraite" provisoire, ce qui confirme a contrario la nature de la stratégie d'ensemble. C'est pourtant cette adaptation pragmatique qui va permettre à la production économique de redémarrer pour atteindre à nouveau en 1926... le niveau de 1911.

Introduite tardivement, générant des inégalités sociales rapidement croissantes, la N.E.P. va être critiquée à la fois sur sa gauche et sur sa droite. Contrairement à une légende tenace, Trotsky n'y était opposé que dans la mesure où cette politique ne s'était pas donnée les moyens de favoriser les coopératives paysannes les plus pauvres, mais avait laissé libre cours à la nouvelle émergence d'une génération de propriétaires de droit ou de fait. Sur le fond, il considérait l'existence d'une production marchande comme nécessaire, non seulement à la campagne, mais pour l'industrie.

Dix ans plus tard, réexaminant cette période depuis l'exil, il aura cette formule: "L'expérience montra vite que l'industrie elle-même, bien que socialisée, avait besoin des méthodes de calcul monétaire élaborées par le capitalisme. Le plan ne saurait reposer sur les seules données de l'intelligence. Le jeu de l'offre et de la demande reste pour lui, et pour longtemps encore, [c'est moi qui souligne] la base matérielle indispensable et le correctif sauveur."

D'une manière plus générale, "La Révolution trahie" offre une critique radicale de l'ABC du communisme: Trotsky y raille la monnaie redevenue des petits bouts de papier colorés, plaide pour la stabilité monétaire assise sur l'étalon-or, seule garantie que la monnaie serve d'unité de compte fiable dans les échanges. Dans sa critique du stalinisme des années trente, il souligne la continuité idéologique entre la conduite bureaucratique de l'économie et le "communisme de guerre".

A l'autre bout de la chaîne, l'aile stalinienne ne verra d'issue pour stabiliser son pouvoir de nouvelle classe dominante bureaucratique que dans l'étatisation totale de la société, villes et campagnes. Mais bien loin de "réaliser" l'essence de la révolution d'Octobre, la collectivisation forcée viendra au contraire marquer l'acte de naissance véritable d'un nouveau régime.

ANTI-CONCLUSIONS

La révolution d'Octobre a fait la démonstration en son temps que l'histoire ne dépend pas de lois naturelles, mais qu'elle dé-pend entièrement de la volonté humaine telle qu'elle s'exprime au travers de ses rapports sociaux. Il n'y avait aucune fatalité à la boucherie de la guerre de 1914-1918, aucune fatalité au maintien d'un régime féodal totalement anachronique, et pourtant soutenu par toutes les grandes puissances du moment. Cette révolution fit la démonstration de l'incapacité du capitalisme à reproduire à sa périphérie la croissance et le progrès qu'il avait, malgré le prix à payer, permit au centre.

Ici, la révolution d'Octobre fut l'héritière directe de Marx, et aujourd'hui elle reste une leçon de refus de la fatalité, de la "pensée unique", du capitalisme comme loi naturelle de la société. Elle mérite donc que nous en soyons les héritiers comme elle mérite la haine maintenue des classes dominantes. François Furet a raison de verser encore quelques pelletées de terre sur ce qu'il croit pourtant être une tombe.

Mais elle fut aussi l'héritière d'un Marx, puis d'un mouvement socialiste qui n'avaient pas prévu réellement ce que pouvait être le socialisme. Le premier parce que sa critique dialectique du capitalisme ne lui en laissa pas le temps et qu'il se contenta de généralités remplaçant le marché par la démocratie. Le second parce que son embourgeoisement dans le parlementarisme en plein essor lui avait fait renvoyer le socialisme comme une perspective lointaine, une simple idéologie. Cette idéologie sommaire, tant en ce qui concerne l'Etat que la société, a davantage fourni à la révolution russe la source de ses erreurs que de ses succès. Alors que la critique contemporaine porte surtout sur les moyens (la révolution elle-même), notre réflexion doit surtout interroger le contenu.

Tant dans sa conception de l'Etat que de la société, la perspective socialiste de la Révolution russe a fourni des alibis idéologiques à la bureaucratie totalitaire. Il ne s'agit pas ici d'un rapport de causalité. Pour autant, comme mouvement de contre-révolution. il a tout aussi bien emprunté au passé séculaire de la Russie féodale et paysanne pour remettre en cause les acquis de la révolution elle-même. Ce qu'il faut constater, c'est l'impréparation totale des révolutionnaires les plus sincères à la survenue de l'événement, et la grande difficulté qu'il y a encore, d'un point de vue marxiste, à l'interpréter. A l'évidence, les catégories classiques de la pensée socialiste, toutes tendances réunies, marquent ici leurs limites, comme leur incapacité à repenser la perspective dans le contexte d'aujourd'hui.

Le bilan de la Révolution russe nous pousse à réfléchir aujourd'hui:

- à la notion d'un pouvoir social qui soit distinct et indépendant de l'Etat: c'est la problématique de l'autogestion; par ricochet elle repose le problème de l'Etat lui-même, de ses dimensions, de ses limites: c'est le problème de la république socialiste.

- à la notion d'une économie capable a la fois de reposer sur le principe de la propriété sociale collective (éliminant la propriété privée des moyens de production et d'échange) et de permettre la réelle croissance des forces productives par la liberté de circulation des techniques, du savoir, des connaissances et autorisant la libre expérimentation sociale: c'est toute la dimension du débat autour des modèles de socialisme.

Paru dans Critique communiste n°150, Automne 1997

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