La vérité du Che, plus grande que son mythe
Par Michel Lequenne le Lundi, 15 Mai 2006 PDF Imprimer Envoyer

Invitation à une réflexion sur la trajectoire du grand révolutionnaire, ses lueurs et ses ombres et les interrogations qu'elle nous livre.

Nous faut-il de nouveaux mythes, comme le croyait André Breton ? A les voir surgir, je réponds: Non ! La mythification du vivant est une mystification porteuse de mort. Voyez celui du Che! La joie de voir tant de jeunes coller ses posters dans leur chambre, porter des tee-shirts à son effigie et crier son nom, ne serait-ce que parce qu'ils sentent combien il est le contraire de la pourriture et de à la médiocrité régnantes, tout cela se change en rage, non seulement à constater quels marchands font de l'argent de ses icônes, mais surtout la subtile récupération médiatique du "révolutionnaire romantique" d'un si vieux passé (trente ans!), bien enterré avec ses os, à laquelle se livrent publicistes ventrus et souriants, dont un certain nombre de soixante-huitards tôt décrépits. A dégueuler!

Che Guevara n'a pas besoin de mythe. Il ne peut qu'y perdre. Heureusement, toute célébration a deux faces. Si ses écrits ne sont pas réédités en notre langue (à quand ses œuvres complètes ?), des livres de vérité paraissent, telle la biographie magistrale, Ernesto Guevara, connu aussi comme le Che, de Paco Ignacio Taïbo II (1), le condensé percutant, survol et anthologie, de Philippe Videlier, l'Etoile de Che Guevara (2), ou reparaissent, comme le petit livre incisif que Michael Löwy écrivit en 1969, la Pensée de Che Guevara (3) et qui nous restituent en même temps la figure sans fard de l'homme de chair, du révolutionnaire inflexible et lucide, et sa pensée en mouvement, riche et chargée de sens pour aujourd'hui et demain.

A le retrouver en perspective de toute sa vie, une chose frappe qui le différencie de la plupart des grands révolutionnaires: il n'a pas commencé par assimiler tout le capital accumulé de la théorie, n'a pas lui-même élaboré des principes nouveaux en fonction des leçons du passé. Non ! Quand il a embarqué sur le Granma, sa formation était mince. Chez lui, l'action a précédé la pensée théorique. Mais, en dix ans, cette pensée a mûri et a subi une évolution permanente, nourrie de toutes ses expériences - et tout lui est expérience -, toute action nouvelle, permise par l'acquis, précédant, enrichissant et élevant à nouveau l'intellection des problèmes de la révolution.

QUELLE RÉVOLUTION POUR CUBA?

Mais alors, comment expliquer qu'après la victoire de la Révolution cubaine, dont le stratège et le dirigeant est Fidel Castro, et non lui, il ne va connaître que des échecs? C'est qu'il va comprendre les problèmes au sein même des conflits, où, de plus en plus seul, les forces adverses le domineront.

D'abord, il y a que la Révolution cubaine est, jusqu'à sa victoire, " nationale démocratique ", et que la bourgeoisie libérale qui a participé à la chute de Batista n'entend pas accepter sa transcroissance en révolution socialiste. Dès le nouveau pouvoir installé à La Havane, Castro transige, ruse. Guevara sait que, sans mesures radicales, en particulier sans révolution agraire, la défaite est fatale. Alors même que les deux hommes semblent les deux faces de la révolution, la fêlure existe qui se terminera en faille.

Les critiques n'ont cessé de s'épaissir sur le "volontarisme" du Che. Mais peut-on faire une révolution sans quelque volontarisme ? Le problème n'est pas celui du volontarisme, mais des forces à mettre en œuvre pour le transformer en volonté des masses. Le volontarisme aurait exigé l'immédiate auto-organisation des masses, constituant la base du pouvoir, ou, éventuellement, un double pouvoir. Pourquoi celle-ci n'a-t-elle pas eu lieu à Cuba ? Il est probable que, de par le type même de la révolution, avec son "leader maximo", le problème ne s'est pas posé au Che, du moins pas au début de la période de pouvoir, alors qu'elle aurait été possible. En 196l, il le comprendra et dira: "Aujourd"hui, nous le voyons clairement, les masses n'ont pas participé à la conception du plan. Et un plan auquel les masses n'ont pas participé est sérieusement menacé d'échec."

Et, en 1962, s'interrogeant sur l'apathie populaire touchant les questions économiques, alors que les réactions sont hautement positives face aux actions des contras et de l'attitude des Etats-Unis, il se demande: "Pourquoi les grandes tâches, les énormes tâches qui sont du ressort de la classe ouvrière doivent-elles toujours provenir de l'initiative bureaucratique?" A cette heure encore, le Che ne voit pas d'autre cause à ce mal que la sclérose du personnel syndical, ni de solution à ce vide. Seuls les trotskystes indiquent la voie, mais le gauchisme de ceux de Cuba n'incite pas le Che à les écouter.

Les critiques de l'idéalisme du Che, de son "humanisme révolutionnaire" et de son modèle d'austérité, voire d'ascétisme, se traduisant, par exemple par l'opposition des "stimulants moraux" aux "stimulants matériels" sont de même ordre que celles de son "volontarisme". Toute révolution doit demander des sacrifices au peuple. Et les exemples ne manquent pas qui montrent que les travailleurs sont très capables de les accepter... A condition qu'ils en comprennent la nécessité, et puissent constater que c'est le sort commun, que leurs dirigeants s'y soumettent eux-mêmes.

Mais à Cuba, l'exemple du Che - qui, dans le premier semestre de 1964, fait 240 heures de travail volontaire dans l'industrie, soit pratiquement tous les dimanches - et de ses fidèles n'était au contraire que la goutte d'eau dans la marée montante du bureaucratisme. En septembre de la même année, c'est seul, et contre l'avis du gouverne-ment, qu'il adopte un plan de "dé-promotion" qui consiste à envoyer les responsables travailler dans les secteurs pour lesquels ils ont pris des décisions.

Il est caractéristique que, lors du premier tournant à gauche de Fidel Castro - provoqué par l'offensive de son aile droite et les exigences arrogantes des Etats-Unis -, son "bonapartisme" le conduit à écarter en même temps le Che du pouvoir. Et le second temps de ce bonapartisme sera boiteux, puisqu'il consistera à tenter de ne pas tout céder à l'aile stalinienne, sans aile gauche... que le stalinisme ne tolère jamais.

L'ambassadeur Guevara, pour son premier parcours  du  monde, découvre essentiellement que les "révolutions nationales démocratiques" n'ont réglé aucun problème social de fond, et surtout pas fait la révolution agraire. Mais, d'autre part, le seul pays socialiste qu'il visite, la Yougoslavie, suit un cours qui n'est pas de nature à l'éclairer sur le stalinisme. Et c'est pendant son voyage qu'à Cuba l'aile droite a été éliminée du pouvoir. C'est une phase d'achèvement de la révolution qui a alors lieu.

Mais c'est aussi, pour faire face à la menace des Etats-Unis, l'alliance mortifère avec l'URSS. Le Che n'en mesure pas alors les périls. Paco Ignacio Taïbo II écrit: "Qu 'est en effet l'URSS pour le Che ? Quatre romans sur la guerre antifasciste et la révolution d'Octobre, l'héritière du mythe socialiste, la patrie de Lénine, le berceau de l'humanisme marxiste, la patrie de l'égalitarisme, dans un monde bipolaire l'alternative à l'impérialisme américain. Ni les procès de Moscou, ni les goulags, ni les persécutions de dissidents, ni l'anti-égalitarisme bureaucratique, ni l'économie mal planifiée, ni le marxisme de façade et de carton-pâte des Russes ne font partie de la culture politique du Che en I960."

Huit mois après la visite de Mikoyan qui a déclaré: "Nous sommes prêts à appuyer Cuba.", le Che explique à la journaliste américaine Laura Bergquist: "Il est naïf de penser que des hommes qui sont engagés dans une révolution libératrice comme la nôtre sont prêts aujourd'hui à s'agenouiller devant un maître. Si l'URSS avait exigé une dépendance politique comme condition à son aide, nous ne l'aurions jamais acceptée." Il ne voit pas encore que l'URSS n'a pas besoin d'exiger "la dépendance politique comme condition de son aide", mais que son "aide" est bientôt la glu de la dépendance politique. Quelques mois encore, et il croit que l'URSS et les "pays socialistes" sont prêts à entrer en guerre pour défendre la souveraineté de Cuba.

Autre aspect de cette illusion: l'acceptation du modèle soviétique d'industrialisation, qu'aggrave encore les effets de la bêtise et de la gabegie bureaucratique. Au travers de cette dure expérience, le Che découvre un des aspects du stalinisme, mais seule-ment un aspect. A l'aube de la terrible année 1962, il écrit les Tâches industrielles de la révolution pour les années à venir, qui "consacre l'abandon de la première démarche d'industrialisation rapide, fondée sur le remplacement des importations au moyen d'usines fournies par les pays d'Europe orientale, et prévoit un développement industriel plus lent, centré sur les priorités obligées de la révolution sociale:  ransports, santé publique, éducation, agriculture (...) et aussi, bien qu'il ne le mentionne pas, le matériel de guerre. Il définit les axes du développement industriel : chantier naval, métallurgie, électronique et chimie du sucre."

L'année 1962, celle de la Deuxième Déclaration de La Havane, de la mise à l'écart des staliniens locaux, enfin celle de la crise des fusées et de la décision de retrait, unilatérale de la part de Khrouchtchev, est une seconde étape de la prise de conscience du Che; mais balancée par une tendance à n'en incriminer que le "libéralisme" de N. K.

Le retard technologique des "pays socialistes" n'avait pas été sans lui poser des questions. Dès août I960, il critiquait, dans une conversation avec René Dumont, ce qu'il croyait encore (et il n'était pas le seul) "la réussite industrielle de l'Union soviétique, où tout le monde travaille, se démène, cherche à dépasser sa norme, mais pour toucher plus", ne décelant pas en cet homme soviétique une véritable humanité nouvelle, mais un homme "pas foncièrement différent du Yankee." Le plus important de ses refus des modèles soviétiques fut sans doute alors son opposition à l'autonomie financière des entreprises nationalisées. En octobre 1963, ce sont plus que des doutes que lui suggère le désastre agricole de l'URSS, quarante-cinq ans après la Révolution.

Mais Taïbo II peut néanmoins conclure: " Il est curieux que le Che, pourtant si critique envers la voie économique qu'avaient suivie les Soviétiques, ne perçoive en rien le désastre social, l'autoritarisme politique, le caractère policier et répressif de la société soviétique, [restant] prisonnier d'un marxisme néandertalien."

Cependant, il est difficile de percevoir le mouvement de sa pensée en ces années (n'y a t'il pas de lui une "énorme réserve de matériau que sa veuve Aleida March et le gouvernement cubain n 'ont pas encore rendue publique "). Il n'en est plus, comme en 1959, quand il publiait Guerre de guérilla, à penser que "les conditions pour une révolution se réunissent d'elles-mêmes, [que] c'est le foyer insurrectionnel qui peut le faire émerger." S'il continue à penser la Révolution cubaine comme un premier pas de celle de toute l'Amérique latine, ce n'est certes pas de la façon caricatura-le dont le fera Régis Debray dans sa Révolution dans la révolution, livre dont on ignore les notes critiques que le Che en écrivit, mais, d'une part à une échelle plus grande - celle des Andes - où l'intervention impérialiste serait plus difficile, et d'autre part non plus à partir d'une guérilla instigatrice, mais au secours d'action déjà engagée.

Ainsi, et dès la fin 1962, avec Hector Bejar, la décision d'ouvrir un front de guérilla au Pérou était destinée à appuyer "dans la zone des vallées de la Convention, l'étonnant travail de Hugo Blanco, [que Régis Debray traitait par le mépris dans son livre] qui après avoir dirigé une puissante lutte paysanne locale dans l'une des zones du pays les plus frappées par la misère, se trouvait en fuite, accusé de l'attaque d'un commissariat de police. C'était là une conception de la révolution qui allait à l'encontre de toute la politique internationale stalinienne. Mais même l'échec de la guérilla de l'ELN de Bejar, après celles du Venezuela, et, en Argentine, de l'EGP de Masetti (auquel les PCs argentin et bolivien ont fait payer les armes qu'ils leur fournissaient) ne pourront changer la conception stratégique du Che.

Déjà, s'apercevoir que l'URSS faisait payer à la Chine les armes pour la guerre de Corée lui avait paru scandaleux. Ce qui va l'éclairer, c'est la saisie des problèmes de la révolution mondiale, au travers de ses nouveaux voyages internationaux, et, en juillet 1963, la rencontre avec une délégation vietnamienne, où apparaît pour la première fois sa conviction que la victoire contre l'impérialisme exige de créer de nombreux Viêt-nam. C'est là ce qui va être la clef définitive de son attitude.

Son dernier voyage en URSS, en octobre 1964, s'il ne l'éclairé pas sur le stalinisme, en tout cas le laisse sans illusions sur ce système "largement dominé par la bureaucratie": usines qui fonctionnent comme en système capitaliste, aberrations de la planification, duperies dans le système d'émulation "parce que les dépassements de production sont déjà planifiés", d'où impasse économique. Le voilà accusé de trotskysme, avec, comme conséquence ordinaire, l'obligation de commencer à s'interroger sur ce qu'est la pensée de Trotsky et le trotskysme.

Nouvelle tournée internationale! Dès lors, le radicalisme du Che s'exprime avec un langage que l'on n'avait plus entendu depuis les premières années de la Révolution russe. Et c'est, le 24 février 1965, le discours d'Alger (4). On ne peut exclure la provocation délibérée de cette leçon de révolution donnée à l'URSS (qui vend alors les armes livrées aux guérillas congolaises) et d'une sorte d'ultimatum en direction de Cuba, d'où il partira en faisant publier un article de Mandel.

Le 14 mars, il est de retour à Cuba. Suivent quarante heures de discussion avec Fidel Castro, dont rien n'a filtré. Que d'hypothèses sur ce qui a pu se passer entre les deux hommes: rupture silencieuse ou partage des tâches? Il ne semble pas, pourtant, qu'il soit si difficile de deviner: d'un côté une vision "réaliste" et cubaine, exigeant qu'il n'y ait aucune rupture avec l'URSS; de l'autre une conception de la révolution mondiale. Deux choix incompatibles, qu'il se peut qu'ils n'aient pas supposé absolument contradictoires. Il n'y aura certes pas de rupture de l'amitié entre les deux hommes, mais il nous paraît difficile de nier, trente ans plus tard, qu'il y avait là une profonde rupture politique de fait. N'a-t-il pas dit à Maldonado: "Un révolutionnaire ne démissionne jamais. Je n'ai pas démissionné, ils m'ont viré."

DE L'AFRIQUE À LA BOLIVIE

Si l'on se replace dans les conditions de l'époque, le choix d'aller au Congo pour y continuer le combat de Lumumba n'avait rien d'une folie pour un dirigeant révolutionnaire disposant d'une certaine base arrière d'Etat. C'était là voler au secours du front du moment.

La colonisation du Congo par la Belgique avait été la plus régressive du continent. Les populations urbanisées et prolétarisées de cet immense pays avaient été laissées au plus bas niveau de culture. Il n'y avait que deux bacheliers en I960. Une seule structure congolaise: l'armée. Cette politique, censée garantir la domination de la puissance coloniale, eut l'abord un effet contraire à l'heure de la décolonisation. Chômeurs et travailleurs affamés portent au pouvoir le jeune Patrice Lumumba, dirigeant du Mouvement national congolais, fondé deux ans plus tôt. Mais il n'y a pas d'esprit national dans ce quasi sous-continent.

Le chaos de l'armée, le surgissement d'aventuriers du type de Tschombé, les interventions et les effets de corruption de la Belgique auront bientôt créé une situation où le colonel Mobutu finira par emporter la mise... pour trente-deux ans. Mais l'assassinat de Lumumba, n'avait pas mis fin aux soulèvements révolutionnaires. A tel point que l'intervention massive des impérialistes américano-européens en 1964, et le massacre "des milliers de civils congolais perpétré à Stanleyville [Kisangani] par les parachutistes belges suscitèrent la levée d'une puissante vague anti-impérialiste en Afrique et ailleurs. Les gouvernements de l'Algérie et de la République arabe unie (Nasser) annoncèrent leur soutien, dont l'envoi d'armes aux insurgés congolais et invitèrent d'autres Etats africains à suivre leur exemple. [...] C'est Che Guevara, au nom de Cuba, qui lança devant cette assemblée [de l'ONU] l'appel à "tous les hommes libres à être prêts à venger le crime commis au Congo au nom de la défense de la race blanche" On mesure à cela en quoi sa décision d'intervention n'avait rien d'un aventurisme d'excité romantique.

Son erreur fut ailleurs : dans l'ignorance, à la fois de ce qu'étaient les régions d'Afrique centrale où la résistance était repoussée, de la nature de leurs populations (où même un lieutenant-colonel croit être immunisé contre les balles par un liquide magique), et encore plus de ce qu'étaient les faiblesses de leurs directions. En plus, deux coups durs : la mort, noyé, du seul dirigeant congolais fiable, Léonard Mitoudidi, et le renversement de Ben Bella par Boumédienne, qui bloque à Oran une cargaison d'armes pour le Congo.

Il prit rapidement conscience que l'Afrique n'était pas l'Amérique latine. Mais il n'était pas homme à renoncer aisément. Et il savait aussi, de l'aventure cubaine, qu'à tenter toutes les chances il arrive de réussir le plus improbable. Il est donc allé jusqu'au bout. La CIA ne considère-t-elle pas elle-même alors le Congo comme la principale zone de guérilla dans le monde après le Viêt-nam. Même le désastre de Front de Force, le 1er juillet 1965, où les Africains se sont débandés dès la contre-attaque des mercenaires, ne le fait pas renoncer. Nouvel échec, le 11 septembre, dû à la fuite des Congolais au milieu du combat. Contrairement aux propos sur l'entêtement "suicidaire" du Che, il a compris, avant Aragonès et Fernandez Mell, les dirigeants cubains qui l'ont rejoint volontairement, qu'on ne peut pas "libérer tout seuls un pays qui ne veut pas se battre."

Il reste pourtant, pour ne pas abandonner les Congolais alors que d'immenses forces de mercenaires belges, sud-africains, cubains de la CIA, plus la vieille gendarmerie katangaise de Tschombé attaquent en force. Là se manifeste que la lucidité du révolutionnaire est dominée par son éthique. Cependant, novembre est le mois du désastre, et d'une retraite inévitable, ressentie comme une fuite qui charge sa conscience, mais en même temps lui révèle sa solitude, au niveau suprême qui est le sien. Encore une fois, un échec est encore pour lui chargé d'expériences acquises trop tard, mais qui doivent servir à d'autres.

Ces leçons n'auraient-elles pas dû interdire l'aventure bolivienne, engagée alors que l'ELN péruvienne de Bejar a été détruite et qu'en Bolivie fait rage la contre-révolution de Barrientos-Ovando ? Le penser serait ne pas comprendre ces leçons. Les causes de la défaite africaine ne sont pas celles des revers sud-américains. Là, les peuples veulent leur libération, et le Che pense que les problèmes de direction peuvent être résolus sur un terrain qui est le sien : les révolutionnaires sud-américains ne se précipitaient-ils pas à La Havane pour demander de l'aide, puis pour participer à ce que prépare le Che?

Et les guérillas ne sont-elles pas apparues un peu plus tard au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala... De plus, sa vision est toujours stratégique: ne pas laisser isoler, à la merci de l'impérialisme, la Révolution vietnamienne. Seul le "front des Andes" peut lui donner de l'air.

Il semble que le Che ait ressenti alors ce que, plus tard, dans nos rangs, certains ressentirent comme "l'Histoire qui nous mord la nuque". Sentiment, devant l'occurence des événements, des limites des moyens qu'il faut surmonter par la force de la volonté. Cela est loin des "tendances suicidaires" détectées par nos psychanalystes de salon. Impatience, sans nul doute, mais sans alternative pour un homme d'action, un révolutionnaire qui n'attend pas la bonne heure, mais qui sent de son devoir d'agir là où il le peut."

Mais, à cette heure, précisément, l'affaire n'était-elle pas perdue d'avance, comme l'assurent nos modernes prophètes du passé ? Il y eut des erreurs, aujourd'hui bien connues. Mais elles sont liées pour l'essentiel à l'isolement du petit groupe de guérilleros. Et cet isolement tient d'abord à l'attitude du PC bolivien, à la fois hostile à la lutte armée (et suivant en cela la ligne de Moscou), et, avec sectarisme, coupant la guérilla des courants et organisations révolutionnaires.

Mario Monje, alors secrétaire général du PCB, qui vit à présent "à Moscou, retiré de toute vie politique", déclarait dans le supplément du Monde du 9 octobre dernier: "Le Che est le premier responsable de tout ce qui s'est passé. [...] Il était trop idéaliste, pas assez politique." Et il se débarrasse de sa responsabilité sur le dos de son "numéro deux" qui avait besoin d'aller demander à Cuba s'il devait aider la guérilla! Il ne se pose pas la question: si tous les Partis communistes latino américains avaient été révolutionnaires, la cordillère des Andes ne serait-elle pas devenue le multiple Viêt-nam, renversant le rap-port des forces mondiales ?

En réalité, malgré l'expérience qu'il avait déjà acquise du stalinisme, le Che sous-estima encore la discipline internationale des partis communistes. Et peut-être davantage! Car comment oublier qu'il était devenu pour la direction du Kremlin, le trotskyste, le "pro-chinois", bref un homme à abattre. C'est peut-être dans les archives soviétiques qu'on aura un jour le fin mot de 1'"aventure" bolivienne.

Tombé sans avoir pu tirer les leçons de son dernier combat (et alors que, dans ces conditions terribles, il continuait sa formation théorique, et en particulier lisait Trotsky (6)), d'autres que lui l'ont fait, avec des revers ou succès divers, dont aujourd'hui les zapatistes.

Ainsi, bien loin que sa vie soient devenue pour nous de l'histoire ancienne, elle continue de nous poser la question fondamentale de la transformation du monde: comment vaincre l'impérialisme mondial ? 

Notes:

1. Paco Ignacio Taïbo II, Ernesto Guevara, connu aussi comme le Che, traduction de Florence Bourgade, Béatrice de Chavagnac, Corinne Gobin, Delphine Feras et René Solis, éditions Métaillé/Payot. La plupart de nos citations sont empruntées à ce livre.

2. Philippe Videlier, l'Etoile de Che Guevara, suivi de Poèmes et autres chroniques en vert olive par Ernesto Che Guevara, éditions Paroles d'Aube, Vénissieux, 1997.

3. Michael Löwy, la Pensée de Che Guevara, un humanisme révolutionnaire, éditions Syllepse.

4. Le tome III des Œuvres : Textes politiques de Guevara (éditons Maspéro) étant épuisé, on peut le lire dans Inprecor, n°4l5, juillet 1997.

5. Zbigniew M. Kowalevski, "Le Che dans le maquis africain", in Inprecor, n°415, juillet 1997.

6. Contrairement à ce qu'on a cru longtemps, le Che avait et a donc probablement lu, en Bolivie, la Révolution permanente de Trotsky, ainsi qu'il apparaît à la page 202 d'un de ses carnets de notes portant les titres des livres qu'il avait avec lui (reproduction à la page 74 de l'Etoile de Che Guevara, de Philippe Videlier)

Voir ci-dessus