Leila Mazboudi: "Ca fait 60 ans qu’Israël dépasse les bornes"
Par Chris Den Hond, Mireille Court et Nicolas Qualander le Mardi, 25 Septembre 2007 PDF Imprimer Envoyer
Leila Mazboudi est rédactrice en chef à la télévision Al Manar, la télé du Hezbollah. Elle a grandi en France, mais a fini ses études de journalisme au Liban. La télévision Al Manar a été une des premières cibles de l'armée israélienne pendant la guerre de 33 jours en 2006. Mais il n'y a pas que l'Etat d'Israël qui vise la très populaire Al Manar, considérée comme une arme de propagande qui dérange Israël. Le CSA en France a retiré la licence d’Al Manar. L'interview nous a été accordée dans le quartier populaire chiite au sud de Beyrouth.

Est-il facile de travailler dans le mouvement islamiste en tant que femme?

J'ai commencé mon travail de journaliste en 1986 pour un magazine. En 1987, ils m'ont donné le poste de directeur du département culturel du magazine. Quand une femme a des compétences, on lui accorde le poste qui lui convient. Ce n'est pas compliqué. Ce n'est pas non plus un miracle d'être rédactrice en chef à la télévision Al Manar, qui est la télévision du Hezbollah. En 1987, j'étais déjà directrice du département culturel d'un magazine. Ce n'est pas maintenant qu'on désigne des rédactrices en chef. Cela a été le cas dès le début, pendant les années 80. Il y a des femmes partout au Hezbollah. Quand elles sont compétentes, elles obtiennent des postes. C'est une question de compétence et pas de sexe féminin-masculin ou mâle-femelle. Ca fait 30 ans qu'on nous pose la même question. Ca fait 30 ans qu'on donne les mêmes réponses. Pourquoi ne veut-on pas nous croire? L'acquisition des droits est un processus qui ne se termine jamais, aussi bien pour les femmes musulmanes que pour les femmes dans les sociétés laïques. Ce processus est en pleine évolution et nous sommes comme tout le monde.

Au départ, je vivais en France, je suis venue au Liban dans les années 80, je ne connaissais pas bien l'Islam non plus. Je n'avais pas une culture musulmane. Ma mère a 70 ans, elle n'a jamais été voilée. Mon père n'est pas pratiquant non plus. Je n'ai pas vécu dans un milieu pratiquant. Je suis venue au Liban et j'ai fait la connaissance de ceux qui ont fondé le Hezbollah au début des années 80, tout ceux qui sont actuellement à la direction du Hezbollah. Ce que j'aime bien justement dans l'école chiite, c'est ce rôle accordée à la femme, qui est beaucoup plus important que dans les écoles sunnites.

Quelle est l'influence de la révolution iranienne en 1979 sur le Hezbollah?

Dans les années 80, la révolution iranienne a joué un rôle très important, même dans la création du Hezbollah. La révolution iranienne est une révolution chiite, le Hezbollah aussi est un parti chiite, donc bien sûr il y a eu une influence iranienne, mais actuellement la relation est beaucoup plus indépendante. Aujourd'hui il y a moins de dépendance qu’au début des années 80.

Y avait-il des raisons de bombarder la télé Al Manar ou de retirer sa licence?

Le fait d'avoir interdit Al Manar c'est vraiment une arnaque, parce que justement il y avait un accord et la direction d'Al Manar était prête à procéder à certains changements. Elle avait déjà commencé, mais on ne lui a pas donné le temps. Dans une des éditions, on avait dit qu'Israël commettait des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité et c'est à cause de cela que la licence a été retirée par la CSA français. C'est la 2ème raison. La 1ère raison, c'est l'histoire de ce feuilleton sur la diaspora. La direction d'Al Manar a reconnu qu'il y avait eu une erreur. Mais c'est ensuite, quand un présentateur de l'émission en français a dit qu'Israël commettait des crimes contre l'humanité, que notre licence a été retirée. Ca se sent qu'il y a eu des pressions, parce qu'il y avait un accord entre la direction d'Al Manar et Dominique Baudis, le directeur du CSA. On avait entamé certains changements conformément à l'accord conclu entre Al Manar et la CSA. On ne nous a pas laissé faire. Le Ministre israélien des affaires étrangères, Sylvan Shalom, a même déclaré : "C'est grâce à notre pression qu'Al Manar a été interdite en France". On se demande vraiment quel est le rôle de la France. On a l'impression que les organisations pro sionistes travaillent vraiment à partir de la France. C'est ça la liberté d'expression?

Quelle est la fonction de filmer les combats du Hezbollah?

Au début, quand Al Manar a été créé, les programmes les plus importants ont été justement ces films de combat, filmés au coeur de la bataille. Ils portent la preuve à notre public, à l'opinion publique libanaise que notre résistance est en train de se battre et qu'ils sont en train de vaincre, en train de frapper les positions de l'ennemi. Comme nous suivons en détail les télévisions israéliennes, eux aussi nous suivent de près. Surtout dans les années 90, il y avait presque toutes les semaines des batailles et des opérations. Filmer les combats permet de contourner la censure dans la presse ou télévision israélienne.

Il y a beaucoup de programmes sur les martyrs avant qu'ils meurent, qui montrent leur vie, qui montrent que ce sont des gens normaux, qui sont gentils, parfois très gais, qui aiment plaisanter et blaguer. Ce sont vraiment des héros. Chacun d'entre eux, c'est une histoire. Une des histoires qui m'a vraiment le plus touchée, c'est l'histoire d'un jeune qui a toujours voulu combattre les Israéliens. Pour sa mère, c'était très difficile. Il est allé combattre contre son gré. Pendant la bataille, il a été très grièvement blessé à la jambe. On a dû lui faire une opération chirurgicale. On voulait lui amputer la jambe, mais il a refusé catégoriquement d'avoir la jambe amputée. On a donc tout fait pour sauver sa jambe et quand – après beaucoup de souffrances – sa jambe a été plus ou moins remise en état, il est reparti à la bataille. Il est reparti avec une jambe boiteuse. En général, ce sont les jambes qui portent le corps, mais chez lui, c'était son corps qui portait ses jambes et il est reparti. Vraiment, il y a des histoires qui sont très émouvantes, très fortes.

As-tu d'autres souvenirs forts de la dernière guerre?

Vous savez les derniers souvenirs, les plus forts, c'est vraiment ceux du jour de la fin des hostilités. Ma copine et moi, nous sommes allées directement dans la banlieue sud de Beyrouth où étaient situés les quartiers généraux du Hezbollah et aussi les studios d'Al Manar. Moi je n'ai pas pu parler pendant deux heures. On a fait tout le tour du sud de Beyrouth, on est rentré dedans, c'était horrible. Tout le coeur du quartier sud de Beyrouth a été détruit. Il n'y avait plus rien. Au début j'avais le sentiment que j'avais perdu la mémoire, je n'avais plus de souvenir de ce qu'il y avait avant: les magasins, les boutiques, l'épicerie, tout le quartier qui entourait Al Manar a été complètement rasé. J'avais perdu tous les repères. Là on sent que c'est trop, vraiment trop. Là on sent qu'il y a une limite à la guerre. Les Israéliens ont passé toutes les limites pendant la dernière guerre. En 1982 ou en 1996, quand on était face à face, cela restait quelque part humain, mais là, ce n'était plus humain, c'était la volonté d’éliminer l'autre. La dernière guerre n'était pas une guerre contre le Hezbollah, c'était une guerre contre les civils et 90% des victimes sont des civils, beaucoup de femmes et d'enfants. Vraiment il faut aller voir les rescapés, ceux et celles qui ont perdu toute leur famille, des familles entières qui ont été éradiquées. Le premier jour de la guerre par exemple, c'est la famille d'un cheikh avec ses 9 enfants et sa femme qui ont été tous tués. Leur maison s'est écrasée sur leur tête. Il y a cette histoire d'une femme qui a essayé de fuir avec ses enfants. Les Israéliens ont frappé sa voiture.

Vraiment, les Israéliens, tu sais, pendant cette guerre-là, je suis arrivée à cette conviction qu'on ne peut plus vivre avec eux. On ne peut pas vivre avec des gens qui éliminent les autres, qui éliminent leur voisin comme ça. Cela montre qu'ils ne peuvent pas appartenir à cette région. Ils ne peuvent pas! Cela fait 60 ans qu'ils essaient de s'imposer par la force, ils s’y sont très mal pris. Dés le début, à la création d'Israël, Moshé Dayan l'a dit: "Il faut qu'on s'impose par la force, parce que les autres nous refusent." On le sent toujours, ils sont prêts à éliminer tout leur entourage pour pouvoir rester. Ils ont vraiment passé les bornes. Ca fait 60 ans qu'ils dépassent les bornes. Ca fait 60 ans qu'il y a tout un peuple, le peuple palestinien dont l'histoire, la géographie ont été volées et la citoyenneté usurpée, un droit pourtant fondamental.

Il faut qu'ils prennent en considération ce que nous voulons, ce que les populations autour veulent, les Syriens, les Libanais, nous sommes tous concernés par ce conflit. Les Français, les Belges, les Suisses, tous ont le droit de venir pour préconiser des solutions, tandis que nous, les Syriens et les Libanais, n’avons pas voix au chapitre. Aucune solution ne passera sans notre acceptation. Ce que nous soutenons, c'est qu'il y ait un Etat qui rassemble tout le monde. Je pense que c'est compatible avec la laïcité, avec l'Islam, avec la chrétienté, avec tout le monde. L'Etat juif par contre, je suis désolée, ce n'est pas une terre sans peuple, il y avait une terre avec un peuple, avec une histoire et les sionistes doivent corriger l'erreur qu'ils ont commise il y a 60 ans.

Est-ce que la gauche et le mouvement islamiste peuvent travailler ensemble?

Ca m'a fait plaisir cette rencontre de soutien à la résistance en Irak, en Palestine et au Liban. Cette conférence internationale s'est tenue à Beyrouth en novembre 2006. Ca m'a fait vraiment plaisir que la Gauche européenne ou occidentale avec un grand G – parce qu'il y a aussi une gauche à la Blair avec un petit g – soit réunie avec le mouvement islamiste. Nous avons beaucoup de points en commun et le fait qu'on croit ou on ne croit pas en Dieu, c'est une affaire personnelle. Cela ne doit pas entraver l'action commune qui peut se faire et qui peut être très bénéfique.

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