Science du climat et société
Par Daniel Tanuro le Lundi, 21 Mai 2007 PDF Imprimer Envoyer

La conférence de Paris sur le 4e rapport du GIEC (Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat(1)) a mis en lumière à quel point et par quelles méthodes, directes et indirectes, certains gouvernements et milieux d'affaire tentent de peser sur les scientifiques.

Basé sur l'étude de plusieurs centaines de cas précis, un dossier constitué par une association américaine, l'Union of Concerned Scientists (UCS), révèle "les nombreux biais par lesquels la science du climat aux USA a été filtrée, expurgée et manipulée au cours des cinq dernières années", comme l'a dit la porte-parole de l'UCS lors d'une déposition devant un comité du Congrès. Sharon Hays, chef de la délégation américaine à la conférence de Paris, a admis sans ambages que les fonctionnaires américains sur place avaient fait pression - avec succès - pour que le lien entre réchauffement et cyclones soit atténué dans le rapport.

L'American Enterprise Institute (AEI), un groupe de lobbying financé par le pétrolier ExxonMobil a offert 10.000 dollars par personne à des scientifiques et des économistes qui accepteraient d'écrire des articles dans le but de miner la crédibilité du 4e rapport du GIEC. Un climatologue s'est plaint des pressions exercées par les délégations américaine et chinoise, pour éviter que la conférence adopte des formules verrouillant les choix politiques ultérieurs.

Les scientifiques ne se sont pas nécessairement laissés faire. C'est ainsi que la climatologue Susan Solomon a joué un rôle important dans l'adoption d'une formule forte décrivant le changement climatique comme " très probablement " dû à l'activité humaine. D'un autre côté, il ne faut évidemment pas perdre de vue les facteurs idéologiques: même quand les auteurs jouissent d'une grande indépendance par rapport au pouvoir politique et aux lobbies économiques, leurs travaux, la manière dont ils les présentent à la société, les conclusions sociales qu'ils en tirent, etc. sont évidemment marqués par leur statut social, leurs positions politiques et leur vision du monde. Une critique sociale des travaux du GIEC est donc utile et nécessaire.

Le concept de changement climatique "anthropique" mérite par exemple d'être critiqué, parce qu'il tend à escamoter la responsabilité spécifique du capitalisme. La manière dont les rapports du Groupe de Travail 3 hissent la notion de cost-effectiveness au niveau d'une loi naturelle constitue un autre aspect fondamentalement contestable. Pour l'essentiel, cette critique reste à faire.

Le cas des rapports du Groupe de Travail 1 du GIEC, toutefois, est un peu particulier, et mérite qu'on s'y attarde. L'auteur de ces lignes s'est vu reprocher de baser ses analyses sur "l'acceptation des données fournies par le système capitaliste" . Vu le mode particulier d'adoption des "résumés à l'intention des décideurs", cette critique ne peut être écartée d'un revers de main. On est certes dans le cas de "science pure", mais d'une science pure qui doit "éclairer la décision" en s'inscrivant dans la tendance.

Cela soulève des questions spécifiques, au sujet desquelles le philosophe Ernst Bloch a fait des remarques fort fécondes. Parlant du "savoir indispensable pour la décision" - c'est bien de cela qu'il s'agit ici - Bloch écrit que ce savoir ne peut plus être "contemplatif": "il s'attache au processus du monde" et doit donc "prendre le parti actif du Bien (…), c'est-à-dire de ce qui est digne de l'homme dans le processus". "Cette manière de procéder du savoir" est même "la seule qui soit objective", écrit Bloch, "la seule qui reflète la réalité de l'histoire: histoire élaborée par le travail des hommes et résultant des riches intrications processuelles du passé, du présent et de l'avenir". (La question du changement climatique "anthropique" et des décisions à prendre pour le limiter cadre mot pour mot avec cette approche.)

Et l'auteur du Principe Espérance de poursuivre: "Du fait même qu'il n'est plus seulement contemplatif, un tel savoir fait appel aux sujets de la production consciente de l'histoire. Il n'est pas quiétiste et ne professe donc pas, en ce qui concerne la tendance, cet optimisme plat de la foi automatique dans le progrès, optimisme qui a d'ailleurs pris la place du quiétisme contemplatif, puisqu'il fait prendre à l'avenir le masque du passé et le considère comme quelque chose de convenu depuis toujours et dès lors de conclu". (Ces lignes pourraient avoir été écrites pour polémiquer contre ceux qui veulent croire que la technologie résoudra le problème du réchauffement, puisqu'elle a pu "résoudre" les autres défis environnementaux auxquels le capitalisme se trouvait confronté, comme la perte des nutriments du sol - "résolue" par les engrais artificiels - ou le trou dans la couche d'ozone - "résolu" par le remplacement des CFC par d'autres composés… qui augmentent l'effet de serre).

Et Bloch de conclure: "On a cru par exemple que le simple fait de laisser touner la machine capitaliste jusqu'à épuisement mènerait automatiquement à sa propre perte (…). Tout cela est foncièrement faux et constitue même à ce point un nouvel opium pour le peuple que, cum grano salis (avec un grain de sel), une pincée de pessimisme serait préférable à cette foi aveugle et plate dans le progrès. Car un pessimisme soucieux de réalisme se laisse moins facilement surprendre et décontenancer par les revers et les catastrophes, par les éventualités terrifiantes qui ont jalonné et continuent de jalonner la progression du capitalisme".

Ce texte remarquable pourrait aider les militants de gauche à poser les bonnes questions. Plutôt que de dénoncer LA "science bourgeoise", il s'agit d'amener LES scientifiques à expliciter leurs conceptions sociales, politiques et éthiques à travers un débat avec les mouvements sociaux et à "prendre le parti actif du Bien".

(1) Site du GIEC: www.ipcc.ch

Voir ci-dessus