La souffrance au travail. Entretien avec Christophe Dejours
Par Christophe Dejours le Jeudi, 20 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Pour Christophe Dejours, les nouvelles conditions de travail générées par le libéralisme sont à l'origine d'une souffrance spécifique. Si la situation du travail n'est pas source de pathologie mentale particulière, pour rester normal, c'est-à-dire ne pas tomber malade ou devenir fou, les individus doivent développer des stratégies individuelles et collectives complexes.

Critique Communiste - Vous expliquez que, du point de vue de l'histoire des disciplines, il y a eu un change-ment important : vous été passé de la psychopathologie du travail - re-cherche sur les maladies mentales induites par le travail - à la psycho-dynamique du travail qui, elle, pose la question de savoir comment font la plupart des hommes et des femmes qui travaillent pour ne pas devenir malades. La recherche s'est donc déplacée des maladies mentales vers les défenses que déploient les gens-pour ne pas de-venir fous. Dans votre livre, « Souffrance en France », vous dites qu'il n'est pas facile de rester normal, qu'il faut une intention de rester normal, la norma-lité est une conquête. Comment définissez-vous la normalité ?

Christophe Dejours - En effet, l'énigme c'est la normalité... Cela suppose évidemment de donner une définition de la normalité ; la première approche consiste à séparer normalité et santé. La santé est un idéal, non un état. Les études sur la santé montrent que les gens ne sont pas en bon-ne santé, ils arrivent à maintenir un état intermédiaire, un compromis acceptable. Le mot acceptable est important. Un état est considéré comme normal, acceptable, à un moment donné, par référence à un contexte social et historique ; il s'agit de compromis passés en fonction des contraintes sociales ou des possibilités. On considère comme normal de posséder telles conditions d'hygiène, cela fait partie de la santé, mais ce sont des choses qui sont complète-ment indexées sur ce que les autres ont, donc cela change avec le contexte.

Il ne faut pas confondre santé et normalité, ce pourquoi nous nous battons, c'est la normalité. La normalité est un compromis, il est beaucoup plus facile de tomber malade, il est beaucoup plus facile de mourir, que de rester en vie. Il faut se battre contre les maladies, les infections, les accidents, il faut apprendre la prudence : la normalité est une conquête. Il s'agit d'un retournement de position ; pas seulement par rapport à la problématique des maladies mentales du travail, mais par rapport à la tradition qui s'était imposée depuis la guerre selon laquelle la normalité était supposée être le terme d'un processus peu enviable, qui aboutit à créer des conformistes. En tout cas, pour la génération des années soixante, soixante-dix, avec laquelle j'ai été intellectuellement élevé, la normalité était très mal portée.

La subversion, l'anti-autoritarisme, la folie elle-même devenaient porteurs d'une contestation sociale; voir les travaux sur Pierre Rivière, de Foucault, etc., toute une tradition sur la justice... Je propose un retournement, en disant qu'on ne reste normal que lorsqu'on y met beaucoup de soi-même. Vient ensuite une définition plus complexe de la norma-lité. Elle implique non seulement la capacité de comprendre les normes sociales, mais d'être capable d'y adhérer au moins un peu, et puis d'y consentir, ce qui n'est pas évident.

Critique Communiste - Alors, être normal est-ce consentir ou non ?

Christophe Dejours - Ce n'est pas que cela, mais suppose déjà cela. En-suite, est normal celui qui non seule-ment consent aux normes, mais contribue à les construire, donc à les déplacer, à les subvenir. Peut-être construit-on sa santé dans la capacité qu'on a à apporter une contribution et à la faire reconnaître, dans un double processus de contribution et de reconnaissance ? Ce n'est pas tout, la normalité implique que je sois capable, non seulement de consentir à des normes et d'y apporter éventuelle-ment des modifications, individuelle-ment et collectivement, mais que je sois capable de le faire dans plusieurs systèmes de normes différents - car nous appartenons, nolens volens, à plusieurs systèmes normatifs différents.

Le système normatif de l'école n'est pas le même que celui de la maison, le système normatif de l'entreprise n'est pas le même que celui de l'école qui n'est pas le même que celui de l'armée, etc. Finalement, on appartient à plusieurs mondes dont les normes sont parfois totalement contradictoires. Ainsi, la normalité apparaît-elle comme un compromis assez savamment construit entre le bien-être et la maladie. Entre la maladie et les défenses construites pour contre-balancer, pour équilibrer, pour atténuer, pour contrôler, pour maîtriser la souffrance. C'est ce compromis entre souffrance et défenses qui permet de tenir la normalité. Lorsque les défenses sont débordées ou lorsqu'elles sont inefficaces, on tombe malade.

Critique Communiste - La normalité étant définie comme un compromis, un état psychique entre le bien-être et la maladie, à quoi va s'intéresser la clinique en psycho-dynamique du travail ?

Christophe Dejours - La clinique qui se déploie là est immense, c'est celle des défenses inventées et construites par les gens qui travaillent pour contre-balancer la souffrance ou pour la contenir. C'est très subtil, très polymorphe, plein d'inventivité. On découvre alors - et il s'agit d'une découverte de la clinique en psycho-dynamique du travail - qu'il existe des défenses collectives. On ne savait pas que des gens pouvaient coopérer en-semble pour inventer des stratégies de défense, pour lutter contre des souffrances qui restent toujours des souf-frances singulières, au sens où s'il existe des causes communes ou des contraintes communes, chacun vit sa souffrance de manière différente de l'autre. En se déplaçant du champ de la pathologie mentale à la normalité, nous avons changé le nom de la discipline : nous sommes passés de la psychopathologie du travail à la psycho-dynamique du travail.

Nous ne devenons pas fous tout de suite et nous ne tombons pas malades immédiatement, parce que nous sommes capables d'inventer individuellement et collectivement des stratégies de défense. Les stratégies individuelles sont moins énigmatiques, on en avait déjà une plus grande connaissance grâce à la psychanalyse et à la psychologie clinique en général. Prendre comme point de départ l'analyse des défenses, quand cette analyse est possible, ou quand elle est nécessaire, permet de déboucher sur la mise au jour de certaines contraintes de travail auxquelles on peut imputer un rôle dans le fait que les gens se défendent et que, au-delà des défenses, ils souffrent. Certains sont incrédules et disent: « vous nous parlez toujours de souffrance... » Mais il n'y a pas de souffrance. Ils n'ont pas tout-à-fait tort, parce que, contrôlée par les défenses, la souffrance ne se voit pas toujours...

Critique Communiste - Si on pose la question à ces incrédules, vont-ils répondre qu 'ils ne souffrent pas?

Christophe Dejours - Bien sûr, ils ne reconnaissent pas toujours la souffrance des autres. On ne voit pas la souffrance. Il faut une certaine insensibilisation pour ne pas la voir, mais on peut arriver à ne pas la voir.

Critique Communiste - Peut-on ne pas voir la sienne ?

Christophe Dejours - Absolument. Il s'agit d'une question importante. Si on n'a pas accès à sa propre souffrance, si on n'est pas libre dans la manière, d'abord d'éprouver, puis de penser sa souffrance, éventuellement d'en parler, on ne la reconnaît pas chez l'autre. Comment se fait-il qu'aujourd'hui on arrive à avoir une telle tolérance à l'injustice et à la souffrance des autres ?

Critique Communiste - C'est qu'on tolère bien la sienne ?

Christophe Dejours - Voilà ! Il est difficile de faire comprendre que si les gens sont obligés de se blinder pour se défendre de leur propre souffrance, ils ne peuvent pas être en même temps sensibles à la souffrance de l'autre. Les stratégies de défense sont érigées pour ne pas sentir la souffran-ce de l'autre, parce que c'est ce qu'on ne supporte pas, là se trouve une des principales contraintes de travail.

Il y a des gens qui sont au contact des malades mentaux, des malades physiques, ou des chômeurs, qui travaillent dans les ANPE, les Allocations familiales, tous ceux qui sont aux premières loges, les travailleurs sociaux etc., et puis, de l'autre côté, il y a les cadres, au contact des gens qu'ils font souffrir...

Critique Communiste - C'est dur ce que vous dites dans votre livre sur les cadres. Vous expliquez que pour continuer à travailler, il doivent être insensibilisés à la souffrance d'autrui.

Christophe Dejours - Comment peuvent-ils tenir à faire cela ? Mais ils tiennent, en s'insensibilisant vis-à-vis de la souffrance d'autrui, ce qui passe en partie par la désensibilisation de soi ; étant entendu que la souffrance qu'ils éprouvent n'est pas forcément la même que celle qu'éprouvent les victimes...

Critique Communiste - Vous écrivez qu'ils n'éprouvent pas forcément une souffrance, qu 'ils peuvent cliver complètement et rester par ailleurs, en dehors du travail, plus sensibles, plus ouverts ?

Christophe Dejours - Cela ne va pas de soi, c'est le résultat d'investigations. Comment certains parviennent-ils à maintenir une double vie ? Il y en a qui sont vraiment infâmes, sordides dans leurs comportements de tous les jours au travail, et ça ne vaut guère mieux dans l'espace privé, ils ont des conduites ignobles avec les femmes, avec tout le monde, en voiture, par-tout. Ils sont tout le temps en train de s'imposer. Il y a donc des gens qui ne clivent pas ! D'autres sont capables de faire ce clivage : quand ils sont chez eux, vous n'auriez pas l'ombre d'un soupçon qu'ils font des choses pareilles. Comment réussissent-ils à établir ce double régime de fonctionne-ment ? 'Du point de vue psychique, c'est déjà une question. Mais, sociale-ment, si on est capable de fonctionner sur deux registres, avec une coupure aussi radicale entre l'être privé et l'être social, entre le sujet qui est dans sa famille et l'acteur qui se déploie sur le monde du travail, il n'y a pas de limite...

Critique Communiste - Ce que vous, dites fait penser un peu au délire, qui peut affecter seulement un secteur, tandis que le reste de la pensée est normal...

Christophe Dejours - Vous avez raison. D'ailleurs, dans ce cas-là, il y a aussi un clivage. C'est un délire en secteur, il y a une partie qui délire et une partie qui ne délire pas. En psychologie clinique ou en psychanalyse, le clivage est une modalité de fonctionnement connue depuis longtemps, Freud en parle tout au long de ses écrits. Le modèle du clivage est la perversion. En fait, ce n'est pas seulement valable pour les pervers mais pour certains psychotiques, notamment ceux qu'on appelle les délires chroniques qui maintiennent un secteur tout-à-fait adapté à la réalité; il existe également des psychotiques qui ne délirent pas, au prix d'un aménagement comme celui-là: leur hyper-adaptation à la réalité, jusque dans ses aspects les plus violents, les plus redoutables, leur permet de maintenir un secteur sain, sensible.

Les tortionnaires, pendant la guerre, par exemple, vivent dans un monde de fous, où l'on ne peut que persécuter les autres ou être persécuté, c'est quasi délirant. Par ailleurs, ce sont des gens tout-à-fait gentils, mais ils ne le sont que parce qu'ils ont chaque jour leur dose de malheur à faire subir à autrui. C'est là le problème posé du point de vue de la psycho-clinique: comment se fait-il que des populations entières fonctionnent selon le modèle du clivage du moi ? On ne peut pas considérer que tous ces gens sont pervers, ce n'est pas possible !

Critique Communiste - Comment font-ils ?

Christophe Dejours - Ce clivage peut se constituer par le biais de stratégies de défense collectives, non de stratégies individuelles. Ce point est capital. On ne porte pas seul les stratégies collectives ; c'est comme une perversion banalisée, normalisée, dont on n'assume pas vraiment ni l'invention ni la responsabilité.

Critique Communiste - Personne n'est coupable... Tout à l'heure, vous décriviez des formes de défense, de résistance, collectives... Alors, les normopathes font passer leur système, et les autres ont des stratégies de défense pour ne pas devenir fous, mais, entre les deux, que se passe-t-il ? Il y a à la fois de la résistance et...

Christophe Dejours - Et en même temps du consentement ! C'est le grand problème ! Il est éthique, mais aussi pratique car il a des incidences sur l'action. On ne peut que s'incliner devant les défenses des gens, sans elles, ils seraient obligés d'assumer un rapport à ce qui les fait souffrir, à une conscience de leur souffrance telle qu'ils ne pourraient pas continuer.

Pour pouvoir continuer de travailler dans les conditions qui nous sont faites, nous sommes obligés de nous servir de nos défenses. Si on est trop sensible à la douleur de l'autre, on ne peut pas. On ne peut que saluer les défenses, mais - car il y a un mais - si ces défenses sont très efficaces, elles fonctionnent comme un anesthésique, ce qui est toujours ennuyeux vis-à-vis d'une maladie, vis-à-vis d'une souffrance. Si vous donnez un anesthésique puissant à quelqu'un ayant très mal à l'estomac à cause d'un ulcère, les douleurs disparaissent, mais l'ulcère continue à forer son trou, et tout-à-coup le patient fait une hémorragie cataclysmique et meurt. La défense a donc permis au mal de continuer. Il y a un effet « pervers " de la défense. Finalement, elle devient tolérance excessive à la souffrance, et d'une certaine manière elle conduit à l'aliénation. Les défenses se retournent et font des agents des complices de la souffrance. Ceci pose un problème.

Les stratégies collectives de défense inventées pour faire face à la nouvelle donne, à la nouvelle souffrance dans le travail, liée aux nouvelles formes d'organisation, entretiennent le système, le font fonctionner. Voilà le paradoxe. Les nouvelles formes de la souffrance sont liées à l'organisation du travail contemporaine qui est utilisée aussi comme nouvelle manière de gouverner. Le constat concerne donc autant l'Etat que les entreprises.

Critique Communiste - Vous soulignez le paradoxe des défenses, leur effet pervers : elles permettent de conti-nuer à travailler, et en même temps elles contribuent à faire marcher le système, elles se retournent contre nous en nous rendant plus tolérants à la souffrance. Mais vous parlez aussi de nouvelles formes d'organisation du travail. Qu'est-ce qui est nouveau?

Christophe Dejours - Autrefois, lorsqu'un contremaître persécutait quelqu'un, lorsqu'on faisait de la discrimination, fraudait avec la fiche de paye des ouvriers, violait le droit du travail, tout le monde savait que c'était mal. On pouvait traîner les gens en justice, on pouvait déclencher un mouvement de solidarité, on pouvait faire quelque chose. Aujourd'hui, non seulement toutes ces techniques sont utilisées, mais elles sont devenues légitimes. Le principe même de gouvernement est d'exercer la menace. Au nom de quoi ? Au nom de la crise économique, de la guerre concurrentielle, de la compétitivité.

Le système fonctionne à la peur. La peur a massivement fait son entrée dans le monde du travail, depuis les nouvelles formes d'organisation du travail, depuis le tournant néo-libéral, notamment, en France, depuis 1983. L'Etat joue-là un rôle majeur, les gouvernements d'alors, socialistes en particulier, ont une responsabilité très importante. Ce qu'auparavant ils dénonçaient, ils en ont fait une méthode de gouverne-ment dans l'Etat comme dans les entreprises.

Critique Communiste - Vous datez cela de 1983, pourquoi ?

Christophe Dejours - Fabius arrive comme Premier ministre, Mauroy s'en va et on passe au néolibéralisme du système mitterrandien. C'est fini, les socialistes en deviennent les agents consommés. L'activité économique se redéploie, la Bourse remonte et n'a jamais chuté depuis.

Critique Communiste - J'avais cru comprendre que, pour vous, il fallait relier cette montée de la peur à la massification du chômage ?

Christophe Dejours - Il n'y a pas besoin de massification. La crise de l'emploi a commencé dans les années soixante-dix, en 1983 elle était déjà bien avancée. Comment les gens ont-ils accepté tout cela ? On se sert de la menace du licenciement, de la précarité des uns, de leur misère, de leur souffrance, de la déstructuration de leur monde vécu contre ceux qui continuent à travailler en disant : si vous ne vous soumettez pas à ce qu'on attend de vous, si vous ne vous impliquez pas, vous rejoignez l'autre bataillon. Il ne s'agit pas de précarité mais de précarisation. Tout le monde vit sous la menace de la précarité, y compris ceux qui travaillent, même dans la fonction publique ! Y compris dans les entreprises nationales, la SNCF, l'EDF, France Télécom... On voit bien qu'il y a une diminution globale des effectifs ; on voit bien que la menace n'est pas en l'air.

Les gens vivent dans l'effroi. Il suffit de regarder les gouvernements, les chefs de cabinets, les directeurs de ministères, tous sont menacés d'être mis au purgatoire, on les met dans des situations intenables. Il est également facile de persécuter quelqu'un dans la fonction publique, de casser les gens. Il faut arrêter de penser qu'il y a les nantis et les autres. Ce n'est pas vrai ! Le problème, c'est de casser cette pseudo-fracture qui n'est constituée que par un discours dominant, extrêmement dévastateur.

Critique Communiste - Vous dites, casser, cela veut-il dire que, dans leurs défenses, les gens ont constitué quelque chose qui tient, quelque chose qui lie ?

Christophe Dejours - Aujourd'hui, le premier élément structurant pour le travail est la peur, la menace de licenciement, la menace de précarisation. En 1983, cela était déjà à l'ordre du jour. On forme les cadres à cette intention, dans les entreprises, y compris les entreprises publiques, les ministères. La première source de peur est celle-là. Il en existe une deuxième qui n'est pas tout-à-fait indépendante mais différente, la peur de ne pas tenir. A présent, les gens ont peur de ne pas tenir les performances, les cadences, les objectifs, de ne pas être à la hauteur de la situation, des changements de technologie.

Pourquoi ? Par-ce qu'au système de la menace et de la précarisation est associé celui de l'évaluation. Vous trouvez en moi un adversaire acharné et définitif de l'évaluation. Son utilité principale est de faire peur aux gens. C'est une menace, on évalue n'importe quoi. Il y a peu de choses que l'on sait évaluer, l'évaluation est complètement arbitraire. Dans la recherche par exemple, on passe son temps à s'évaluer les uns les autres. Chacun son tour prend la position de l'évaluateur et ensuite peut exercer des représailles sur celui qui précédemment était à la place de l'évaluateur. Les gens produisent eux-mêmes les informations nécessaires à leur évaluation, puis saisissent les in-formations, les mettent dans des ordinateurs...

Et ensuite, c'est évalué, par d'autres. Ceux qui sont évalués ne peuvent pas négocier, c'est à la discrétion de celui qui est au-dessus et fonctionne comme une menace, non comme une évaluation du travail. Je vais aller plus loin, on ne peut pas évaluer le travail. L'évaluation du travail est une forfaiture. On ne peut évaluer que les résultats du travail, et encore, pas toujours. L'essentiel du travail consiste en une mobilisation de la sujectivité pour essayer des choses qui ne marchent pas, pour finalement trouver le chemin : c'est grâce à ces échecs que j'arrive à trouver la solution, mais cela ne se voit pas. L'essentiel du travail appartient au monde de la subjectivité, au monde de l'invisible. On n'évalue pas l'invisible !

La souffrance non plus ne se voit pas. On voit un comportement, on voit un sourire, on ne voit pas le plaisir. Evaluer le travail, c'est scandaleux ! Ce sont des caricatures, on voit bien qu'ils exercent la menace ! C'est une pseudo-science ! Derrière tout cela, il y a une armée de scientifiques qui donne sa collaboration. Il y a des armées de psychologues, de sociologues, d'ingénieurs disant qu'ils peuvent tout compter ! Ce sont des mensonges ! Et ils vous disent qu'il n'y a plus de travail ! On rêve...

On pourrait penser qu'existent des victimes qui subissent, et en face une poignée de bourreaux, faite de pervers. Ce n'est pas vrai, pour que ce système fonctionne, il faut des armées de gens qui le font fonctionner. Pour inventer les bulletins de communication interne avec des photos et des pseudo-articles, il faut des gens, qui travaillent des jours et des nuits, et tout le monde y collabore. Pour faire des pseudo-évaluations, il faut des gens. Pour menacer de licenciement, il faut des gens. Pour dire : « si vous ne donnez pas un coup de collier, je vais supprimer votre service », il faut des gens. Cela implique beaucoup de gens qui collaborent, donnent leur enthousiasme au système. Ceci est un point capital de la démonstration. On sait depuis des décennies qu'aucun système ne fonctionne par lui-même.

On le sait depuis la théorie de la sociologie politique de l'entre-deux guerres, la sociologie des organisations. Les ergonomes, la psycho-dynamique du travail le confirment, à des niveaux analytiques différents. Quand on ne fait qu'exécuter les ordres, c'est la grève du zélé. Dans ce cas-là, le système ne fonctionne pas. Dans le meilleur des cas, il tombe en panne, il s'arrête de fonctionner ; dans le pire des cas, il explose ! C'est Tchernobyl ! Les gens ne mettaient pas tout leur zèle depuis bien longtemps. Quand le système soviétique ne peut plus bénéficier du zèle de millions de personnes, tout-à-coup, il tombe, sans violence, cela s'arrête.

Pour qu'un système fonctionne, il faut non seulement que les gens connaissent les procédures, les règlements, mais il faut qu'ils les subvertissent, qu'ils mettent leur intelligence, qu'ils mettent en œuvre leur ingéniosité, c'est-à-dire qu'ils fassent bénéficier le système de leur créativité, qu'ils inventent la co-opération. Au niveau individuel, c'est l'ingéniosité, au niveau collectif, c'est la coopération. La coopération ne se prescrit pas, ce sont les gens qui l'inventent. Cela s'appelle le zèle.

C'est la deuxième grande énigme, qu'est-ce que le zèle? C'est une énigme de la psychologie et de la sociologie. Le système ne fonctionne que si les gens consentent à le faire fonctionner en lui apportant leur intelligence et leur subjectivité. On nous dit que ce qui se passe aujourd'hui est le résultat du système, du système économique ou le résultat du marché, qu'on n'y peut rien. Tout cela n'est que mensonge. Ce sont les conséquences de ce qu'on sait dans les sciences humaines depuis quarante ou cinquante ans : aucun système, aucune institution, aucune entreprise, aucun Etat, aucune armée ne fonctionne par la seule puissance d'une logique interne au système ou par des processus en quelque sorte mécaniques. Il n'y a pas de logique qui s'impose, il faut que les gens mettent en œuvre.

Critique Communiste - Est-ce le facteur humain ?

Christophe Dejours - Voilà ! Je retourne la question, ce n'est plus le facteur humain, qu'il faudrait caractériser par ses faiblesses, c'est le zèle. Quand les criminels nazis sont passés en procès à Nuremberg, ils ont tous dit qu'ils ne faisaient qu'exécuter les ordres. Ils mentaient. Ils y mettaient du zèle. Sinon, le système nazi n'aurait jamais fonctionné. Mais comment obtient-on que tant de gens apportent leur concours à un système comme celui-là ? On demande aux gens, dans l'entreprise, aujourd'hui, de participer, d'apporter leur contribution à des pratiques et à des actes répréhensibles, qu'ils réprouvent eux-mêmes, mais auxquels ils contribuent. Il y a là un problème, moral et psychologique.

Le problème moral, c'est la contradiction entre le fait d'apporter sa contribution à des actes répréhensibles et l'exigence du sens moral. La plupart des spécialistes se débarrassent de cette contradiction en disant que les gens sont agis par les contraintes extérieures, que le problème moral ne les concerne pas. Ils ont un modèle de l'homme beaucoup plus rudimentaire: l'homo-œconomicus, agissant uniquement en fonction d'un calcul de rentabilité ; un homme réduit à une machine à faire des calculs selon ce qu'on appelle la rationalité restreinte. Je ne suis pas d'accord avec la simplification du modèle de l'homme.

En tout cas, la clinique sur laquelle je m'appuie ne marche pas dans cette combine, je crois que nous disposons d'une marge de liberté. S'il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de responsabilité. Si demain une bombe atomique explose sur Paris, il n'y a aucune responsabilité à chercher si les gens sont agis par des comportements qui les dépassent. Si demain, vous faites une erreur dans votre boulot, que vous tuez votre malade, c'est un comportement lié à des déterminismes qui vous dépassent. Les gens sont responsables parce qu'ils sont libres. L'expérience de la clinique psychopathologique montre que le sens moral est très rigi-de pour la plupart d'entre nous. La pathologie des névroses est là pour l'attester. La fidélité au sens moral, cette presque pathologie de l'engagement, est une des sources majeures de la pathologie mentale.

Je ne simplifie pas le modèle de l'homme, et je considère que la plupart des gens, en dehors des pervers et des paranoïaques dont nous parlions tout-à-l'heure, ont un sens moral. Or, ce sont eux qui vont apporter leur zèle, leur énergie, leur enthousiasme, leur inventivité, leur intelligence au système. Pourquoi ? Parce que, au-delà du conflit moral, il y a un conflit affectif et psychique. C'est la contradiction : ce conflit moral fait naître chez le sujet moral une souffrance psychique, affective. Si j'accepte dans mon service de choisir parmi mes collègues quatre d'entre eux pour les licencier, avec une demande de l'entreprise de ne pas payer d'indemnité, c'est-à-dire de leur trouver des fautes; des gens avec qui je travaille et je déjeune de-puis des années, si j'accepte de le faire, vous croyez que ce soit de gaîté de cœur ?

A partir du moment où je le fais, je sais que je suis un lâche. C'est une souffrance tragique. Qui suis-je pour accepter cela ? C'est un problème psychique extrêmement lourd, une souffrance éthique ; à ne pas considérer comme synonyme de souffrance psychique. Eh bien, la découverte la plus inopinée, c'est qu'il existe des stratégies de défense pour anesthésier cette souffrance, qui pas-sent par un engourdissement du sens moral. A partir de là, je deviens pratiquement insensible à la souffrance qui est imposée à autrui et à laquelle je participe, parce que j'ai réussi à anesthésier ma propre souffrance, celle d'être un lâche, un salaud. C'est le chaînon intermédiaire.

Dans ce livre, je décris trois stratégies de défense spécifiquement orientées vers l'anesthésie de la souffrance éthique. On arrive à ce paradoxe que le travail peut générer le pire. Le travail est le laboratoire dans lequel nous apprenons aujourd'hui à infliger la souffrance à autrui. C'est en véhiculant, comme l'Etat l'a fait depuis 1983, le modèle de l'entreprise que nous apprenons à collaborer à l'injustice sociale, à la banaliser. Dans l'entreprise, nous apprenons le pire actuellement. Ce n'est pas toujours ainsi, le travail peut être aussi l'endroit où j'apprends le meilleur. Ce chaînon intermédiaire, qu'on découvre dans l'analyse du néo-libéralisme, est un chaînon capital, un processus qui n'avait jamais été identifié dans le fonctionnement des systèmes totalitaires.

Un système totalitaire ne fonctionne pas tout seul, il fonctionne lui aussi grâce au zèle des agents. Le système nazi exigeait la coopération de millions de personnes pour fonctionner, sinon il serait tombé en panne. Tous les policiers français, et les Papon, sont des zélés. On ne fait pas partir les trains de la mort sans le zèle des agents. Jusqu'à pré-sent, on n'a jamais compris la place capitale de la coopération dans les systèmes totalitaires et la place centra-le du travail dans l'apprentissage du mal. En travaillant sur le système néo-libéral, on découvre un chaînon intermédiaire capital des systèmes totalitaires en général. Il faut souligner toutefois que le travail peut aussi générer le meilleur.

Aujourd'hui, on apprend dans l'entreprise une coopération sans convivialité, on dissocie la coopération technique de la coopération humaine. C'est incroyable ! Alors que dans d'autres circonstances, moins ignobles que celles d'aujourd'hui, on arrive à dégager des zones dans lesquelles travailler c'est vivre ensemble, on crée de la convivialité, et à ce moment-là on a un lien beau-coup plus organisé entre solidarité technique et solidarité humaine.

Critique Communiste - Est-il possible de séparer l'une de l'autre ?

Christophe Dejours - Je suis obligé de constater que c'est possible. Je croyais que la coopération n'était possible que si elle portait sur la coopération technique et la solidarité humaine ensemble, je pensais que ça reposait fondamentalement sur la liberté, le désir des gens, leur volonté, jusqu'à une enquête où j'ai compris que les gens pouvaient mettre leurs intelligences ensemble, non pas par désir, non pas par liberté, mais par peur. Quand on a peur on peut devenir très intelligent. On peut aussi être paralysé, mais ne resteront que ceux qui sont capables, sous l'empire de la peur, de coopérer.

Critique Communiste - Je pensais qu 'il y avait toujours quelque chose de double, de l'ambivalence ?

Christophe Dejours - Je le pensais aussi. Mais, à partir de là, deux logiques sont possibles. Il y a la logique du management à la menace et la logique du management à la gratification. Elles exigent toujours une augmentation. Si vous obtenez un certain service, par la menace, afin de pou-voir augmenter la productivité, de continuer à faire fonctionner le système, il faut augmenter la menace. Si vous gratifiez les gens, si vous leur donnez de la reconnaissance, des primes, il faut leur donner plus de reconnaissance, plus de primes.

La différence entre les deux logiques est que la menace a des limites, pas la gratification. La gratification n'a pas de limite, vous pouvez toujours en donner plus, tandis que du côté de la me-nace, vous ne pouvez pas menacer toujours. A un moment donné, vous finissez par tomber en panne, vous ne pouvez plus monter, c'est ce qui s'est passé en Union Soviétique, le système est mort, il s'est effondré, il n'y a plus de production, c'est la crise économique. Aujourd'hui, on voit bien que le fonctionnement est inverse. L'économie marche mieux que jamais, pourtant on vit de plus en plus mal. Les richesses continuent d'augmenter en France, mais il y a de plus en plus de pauvres, et cela va continuer. Plus il y aura de prospérité économique, plus il y aura de pauvres.

Entre les gens qui s'enrichissent et la Bourse qui monte, une troisième instance est nécessaire pour réguler, cela était autrefois assumé par l'Etat. Mais l'Etat se retire, et plus il y a de richesses plus la répartition se fait de manière inégalitaire. Ce système conduit à la destruction. Cependant, pour qu'il détruise tout, il faut qu'il ne reste plus personne pour travailler, on n'en est pas là. Cela peut continuer encore très longtemps. Encore une fois, ce systè-me ne fonctionne que par la coopération, la collaboration d'une majorité d'entre nous. Il faut travailler, penser cela, individuellement et surtout collectivement. Si on arrive à élaborer, à réélaborer ce rapport à la défense, c'est-à-dire son propre rapport avec son expérience du monde, sa propre expérience du travail, sa propre expérience de l'injustice, si cela devient une question collectivement portée dans un espace de discussion publique, les gens ne penseront plus de la même façon, ne réagiront plus de la même façon.

Si les gens commencent à parler, ils seront moins zélés. Le système marchera moins bien. Il faudra bien alors faire des concessions pour tenter de reconquérir le zèle. Si pour cela il faut mettre en œuvre une autre répartition du travail, s'il faut être plus nombreux à travailler et que ceux qui ont un emploi travaillent un peu moins, ce sera beaucoup mieux pour tout le monde.

Critique Communiste - Pour cela il faut que quelques-uns aient pensé quelque chose, et qu'ils en parlent. Est-ce qu'ils ne peuvent pas mettre le zèle de ce côté-là ?

Christophe Dejours - Oui, c'est ce qui pourrait se passer, c'est ce qui semble commencer à se développer. J'ai écrit ce livre aujourd'hui, porté par des discussions, des questions, dans mon laboratoire qui est un lieu de rencontre, mais pas seulement là. Qui sont ces gens ? Il est important de le comprendre du point de vue social et du point de vue politique. Ce sont les praticiens, les psychologues, les travailleurs sociaux, les médecins du travail, les ergonomes, qui sont au contact des gens ordinaires, et qui portent ces discussions.

Entretien par Catherine Combase

Critique Communiste n°152, été 1998

Christophe Dejours est psychiatre et psychanalyste. Depuis de longues années, il est un spécialiste du travail. Professeur au Conservatoire des Arts et métiers, directeur du laboratoire de psychologie du travail, il a publié « Souffrance en France », Seuil, 1998.

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