La Révolution iranienne
Par Ataulfo Riera le Lundi, 04 Juillet 2005 PDF Imprimer Envoyer

Le renversement du Shah d'Iran, en janvier-février 1979, fut le fruit d'un authentique processus révolutionnaire. Mais sa direction -le clergé intégriste chi'ite personnifié par Khomeiny- l'a engagé dans une involution proprement réactionnaire.

Les analogies entre la révolution iranienne de février 1979 et celle de février 1917 en Russie sont nombreuses. L'Iran de 1979 mêle à la fois un régime archaïque et despotique, celui du "Shah", et, depuis les années 1960-1970, le développement d'un capitalisme moderne (pétrole, sidérurgie, textile). Un prolétariat jeune qui s'éveille à la lutte sociale et politique, une paysannerie exploitée par de grands propriétaires terriens, des minorités nationales opprimées (Kurdes, Arabes, Turcomans...), un pays aux frontières de l'URSS et dominé par l'impérialisme nord-américain, tel est le cocktail explosif. Tout comme la Russie de 1917, l'Iran n'a pas connu de révolution bourgeoise. Cette classe est faible socialement (le développement capitaliste étant massivement le fait de capitaux étrangers) comme politiquement (elle a subi un échec historique en 1953 et demeure divisée entre une aile oppositionnelle, mais timorée, et une aile cherchant à impulser des réformes dans le cadre du régime).

Avec la crise économique de 1975-1976, le mécontentement s'accroît. Les conditions de travail et la répression anti-ouvrière (les syndicats sont interdits) provoquent une vague de grèves. Les étudiants étouffent par manque de libertés. Les fastes mégalomaniques de la cour impériale contrastent cruellement avec une misère croissante. A partir de 1977-1978, un formidable mouvement se développe avec une succession de grèves, manifestations et affrontements violents.

Clergé

Ici s'arrête l'analogie avec la Russie de février 1917; et la différence est de taille. Ce puissant mouvement de masse est très vite capté par le clergé intégriste chi'ite. A cause de la faiblesse de la bourgeoisie nationale iranienne dont l'aile "radicale" préfère s'allier et se soumettre de fait à sa direction. En l'absence, aussi, d'une organisation ouvrière indépendante véritablement enracinée. Le développement des luttes provoque certes l'apparition de comités de grèves, mais ils manquent de coordination et les manifestations de rue restent sous le contrôle du clergé et de ses alliés bourgeois. Quant au Parti communiste iranien (Toudeh), il est discrédité par sa stratégie stalinienne et par les relations "amicales" qu'entretiennent Moscou et Pékin avec Téhéran.

Il faut aussi prendre en compte la puissance propre, la nature et la place du clergé chi'ite dans la société iranienne. Fort de 120000 membres, il est socialement hétérogène. Le haut clergé est lié aux classes possédantes, le bas clergé, plonge ses racines dans une petite-bourgeoisie urbaine et rurale largement paupérisée. Il bénéficie d'une réelle assise populaire grâce à son action sociale. Son idéologie, si elle est fondamentalement réactionnaire, n'en exalte pas moins les déshérités (les mostazafine) et appelle à un retour à un islam mythique qui séduit ceux qui sont déboussolés par le développement capitaliste et son modernisme à l'occidentale. Opposé au Shah -bien que pas pour des motifs démocratiques- le clergé en est l'ennemi acharné. L'abnégation et le courage fanatique de ses membres suscitent l'admiration. Enfin, il peut seul offrir à la population en lutte une idéologie et, surtout, une organisation, les mosquées étant épargnées par la répression.

Révolution

En 1978, s'opposant à tout compromis avec le Shah, l'Imam Khomeiny, en exil, prend la tête du clergé et du mouvement révolutionnaire en s'appuyant sur un bloc hétérogène composé du bas clergé, de la bourgeoisie marchande, de la petite-bourgeoisie, des étudiants, des travailleurs et d'un lumpeprolétariat (les mostazafine).

Début 1979, une grève générale et des manifestations de masse sans précédent provoquent la fuite du Shah qui quitte définitivement le pays le 16 janvier. Le 1er février, Khomeiny fait une entrée triomphale à Téhéran. Malgré l'ampleur et l'importance de la grève, malgré l'apparition des shoras, sorte de conseils issus des comités de grève, la classe ouvrière ne prend toujours pas la tête de la révolution. C'est au contraire un Conseil de la révolution islamiste, dominé par le clergé et ses alliés bourgeois, qui s'affirme face à l'Etat hérité du Shah.

Le processus révolutionnaire s'intensifie néanmoins. Les travailleurs, tout au long de l'année 1979, mènent des grèves importantes pour obtenir les 40 heures, des augmentations de salaires, l'élection des responsables des entreprises nationalisées, etc. Les paysans pauvres occupent des terres. Les universités sont en ébullition. Les minorités nationales revendiquent l'autonomie. Face à une telle agitation, le clergé et la bourgeoisie s'efforcent par tous les moyens de maintenir l'Etat bourgeois en vie, de le renforcer en doublant ses institutions traditionnelles (armée, justice, police) par des institutions islamiques. L'objectif prioritaire est, pour eux, la normalisation d'un processus révolutionnaire qui pourrait les déborder, et aussi la relance de l'économie capitaliste.

A cette fin, Khomeiny, devenu "Guide" religieux du pays et détenteur du vrai pouvoir, combine dans les mouvements de masse qu'il peut contrôler répression sélective, concessions économiques et sociales, encadrement par des organes islamistes (il crée ainsi des shoras islamistes pour vider de leur substance les shoras originelles). Face aux minorités nationales, il use de la répression de masse menée par l'armée traditionnelle et les Pasdarans, les gardiens de la révolution islamiste.

L'ampleur du mouvement de masse est tel que Khomeiny doit trouver un puissant substitut démagogique pour le canaliser durablement: l'occupation de l'ambassade des Etats-Unis et la prise en otage de ses membres. Les profonds sentiments anti-impérialistes de la population sont ainsi "défoulés" dans un geste de défi aux Etats-Unis, certes, mais pas à l'impérialisme en tant que tel: les liens économiques sont laissés intactes. De fait, dans la propagande du nouveau régime, on parle plutôt de "Grand Satan" américain. Sous couvert d'anti-impérialisme, on diabolise tout l'Occident, ses "valeurs", les conquêtes démocratiques, le marxisme, etc.

Inversion

La menace d'agression américaine puis, en 1981, la guerre avec l'Irak fournissent le prétexte idéal pour "souder" la nation autour du Guide suprême et écraser toute opposition, aussi bien petite-bourgeoise démocratique, que paysanne, étudiante et ouvrière. Au nom de la défense de la révolution, les masses sont acquises au régime et se lancent avec toute leur ardeur, du moins au début, dans une guerre atroce.

Pour longtemps, un régime autocratique s'installe, avec un parti unique: le Parti de la révolution islamique qui, ensemble et en fusion avec l'Etat et le clergé, encadre toute la population. Des lois rétrogrades abolissent les conquêtes démocratiques de 1979 et s'attaquent durement aux femmes -alors que ces dernières ont joué un rôle de premier plan dans la révolution. Le Guide suprême domine le tout; un culte de la personnalité lui est consacré. Même alliés du nouveau régime, les partis et personnalités bourgeoises sont peu à peu écartés du pouvoir.

Le contraste avec les espoirs suscités en 1979 est frappant, mais la réalité est plus complexe. Il n'y a pas eu de "contre révolution" ni d'usurpation de la révolution par Khomeiny. Si son régime a duré, c'est aussi parce qu'il est en continuité avec un processus révolutionnaire qui, bien qu'ayant démarré sur des bases démocratiques et nationales, fut dès le début imprégné et orienté par le clergé islamiste. Comme l'a noté Salah Jaber, "la révolution iranienne est en quelque sorte une révolution permanente inversée. Commencée sur le terrain de la révolution nationale démocratique, elle aurait pu, sous une direction prolétarienne, prendre le chemin de la "transcroissance" socialiste. Sa direction intégriste petite bourgeoise l'en a empêché, la poussant au contraire dans le sens d'une rétrogradation réactionnaire" (Quatrième Internationale, novembre-décembre 1981).

Durée

Si le régime s'est maintenu aussi longtemps, c'est donc pour une part parce qu'il a su incarner une certaine continuité avec la révolution dont il est issu et à laquelle reste attachée la population. Mais la répression brutale, l'endoctrinement, la manipulation psychologique, une guerre de 7 ans dont l'hécatombe a pu résorber un chômage endémique, une certaine politique social (financée comme la guerre par la rente pétrolière) sont les autres raisons du maintien de l'un des régimes les plus réactionnaires de l'histoire. Après la fin de la guerre avec l'Irak en 1988 et avec la mort de l'Ayatollah Khomeiny en 1989, les chose ont peu à peu commencé à changer. Signe de ce changement, les pouvoirs du chef religieux ont été restreint en faveur du président de la République. Pour survivre économiquement à l'heure de la mondialisation capitaliste, le pays a dû, en outre, s'ouvrir davantage et se moderniser.

Vingt ans après la révolution, l'Iran est ainsi devenue une nation moderne, et aussi une puissance régionale incontournable. Les Etats-Unis en l'ont bien compris puisque le dégel entre les deux pays est à l'ordre du jour. Mais si aujourd'hui beaucoup regrettent toujours le Guide suprême, bien peu sont prêt à revenir en arrière.

L'usure de l'idéologie chi'ite intégriste est patente. Les manifestations contre le Grand Satan ne rassemblent plus que quelques centaines de fanatiques et des publicités Coca-Cola ornent les murs des gratte-ciel de Téhéran. Les femmes reconquièrent des espaces de liberté. La jeunesse aspire à plus de droits. La situation sociale menace de devenir explosive au cours de prochaines années. Le chômage touche particulièrement des jeunes, lassés par les restrictions, la corruption et les entraves économiques au mariage (la dot). Et la chute du prix du pétrole n'arrange évidemment rien pour le pouvoir. L'Iran entre ainsi dans une nouvelle période.

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