Enquête Ernst & Young d’évaluation de la loi concernant le droit à l’intégration sociale : une évaluation bidon !
Par Bernadette Schaeck le Dimanche, 15 Janvier 2006 PDF Imprimer Envoyer

Le Ministre de l’Intégration sociale a commandé une enquête de bilan d’une année d’application de la loi concernant le droit à l’intégration sociale. Les résultats de cette enquête réalisée par la firme Ernst & Young[1] ont été rendus publics lors d’un colloque organisé en mars 2005.  L’enquête porte sur la période d’octobre 2002 à septembre 2003. Elle comporte deux volets, l’un quantitatif et l’autre qualitatif. Les deux volets ont été réalisés essentiellement à partir de questionnaires et interviews auprès de professionnels des CPAS (présidents, secrétaires, assistants sociaux) et dans une moindre mesure auprès de bénéficiaires (uniquement pour le volet dit qualitatif).

Les objectifs de l’enquête sont définis comme ceci : l’évaluation par rapport à l’ancienne loi (volet quantitatif), la comparaison entre la lettre et l’esprit (volet qualitatif), et enfin des propositions d’améliorations et des pistes de solutions.

Le rapport remis par la firme Ernst & Young est particulièrement décevant. Il apporte peu ou pas d’éléments d’information ou d’analyse, que ce soit au niveau quantitatif ou au niveau qualitatif. La méthodologie adoptée est contestable à plus d’un titre. La récolte de données est très partielle, les questions sont imprécises, les réponses manquent le plus souvent de représentativité. La place accordée dans l’évaluation aux bénéficiaires et aux travailleurs sociaux de base est très mince. Le parti-pris idéologique est évident en ce sens que l’enquête adopte la philosophie de la nouvelle loi. Nous estimons en conséquence que cette enquête n’a aucune légitimité et que l’évaluation de la loi n’a tout simplement pas été faite[2].

Une méthodologie contestable[3].

L’enquête a recueilli les éléments d’informations et d’analyse principalement auprès de mandataires des CPAS. Le volet quantitatif, qui représente une bonne partie du rapport, a été réalisé exclusivement par le biais de questionnaires et contacts auprès des mandataires de CPAS. Le volet dit qualitatif a été réalisé par des interviews de mandataires de CPAS (présidents, secrétaires, assistants sociaux) et des interviews de bénéficiaires. Les assistants sociaux interviewés ne sont pas les travailleurs du service social de base, mais la plupart du temps les responsables du service social que l’on doit considérer comme des mandataires  de CPAS plutôt que comme des représentants de la base.

Le nombre de bénéficiaires interviewés est peu représentatif : 110 bénéficiaires seulement provenant de 22 CPAS. Le déséquilibre est flagrant avec le nombre de professionnels de CPAS interviewés : 47 présidents, 47 secrétaires et 55 assistants sociaux provenant de 48 CPAS différents. La très faible proportion de bénéficiaires interviewés est d’autant plus problématique qu’aucun d’entre eux n’a été interrogé pour le volet quantitatif. De plus, l’échantillonage des bénéficiaires nous semble plus que contestable. La firme Ernst & Young a fixé des critères de sélection et ce sont les assistants sociaux de CPAS qui ont choisi les bénéficiaires sur base de ces critères. Les critères de sélection eux-mêmes sont arbitraires et ne rencontrent qu’une infime partie des problèmes auxquels sont confrontés les bénéficiaires. Ont été interviewés des  personnes engagées sous article 60 (49), des jeunes ayant signé un contrat d’intégration (24), des étudiants (22) et des usagers ayant utilisé le droit d’audition par le Conseil (15).

Les usagers interviewés sont peu nombreux, peu représentatifs, sélectionnés sur base de critères contestables, choisis par les CPAS et non par échantillonage effectué par la firme qui a réalisé l’enquête. Les réponses aux questions qui leur ont été posées tiennent en peu de place dans le rapport [4]. La firme Ernst & Young affirme avoir consulté les bénéficiaires de manière satisfaisante. Nous sommes persuadés du contraire.

Au total, l’enquête ressemble plus à une consultation des CPAS qu’à une véritable évaluation indépendante. Cette impression  est encore renforcée par l’analyse de la composition du Comité d’accompagnement et du Groupe de travail qui ont encadré l’enquête : ils sont majoritairement composés de représentants de CPAS (conseillers, assistants sociaux, représentants des fédérations de CPAS) et de représentants du Ministère (cabinet du Ministre et membres du SPP Intégration sociale). Ernst & Young affirme avoir effectué une enquête indépendante. Nous pensons qu’il ne suffit pas de proclamer son indépendance pour qu’elle soit réalité.

Que nous apprend cette enquête au niveau quantitatif ?

Le nombre de bénéficiaires a augmenté de 4,4% (14,9 % dans la région de Bruxelles). Le  nombre de bénéficiaires de moins de 25 ans a fortement augmenté (plus 11,3%) en chiffres absolus et en pourcentage de l’ensemble de la population aidée, et ce dans tous les CPAS quelles que soient la taille, la région ou la charge[5] des CPAS concernés. Le nombre d’activations a augmenté de 17,5% ; 11% des bénéficiaires sont activés, dont 9,5% en article 60. Les article 60 représentent 85% de toutes les mesures d’activation. Le nombre d’étudiants a augmenté de 20%. Le nombre de projets individualisés d’intégration sociale a augmenté de 34,8%.

Ces quelques chiffres sont d’un intérêt très relatif, d’autant qu’ils ne concernent que 81 CPAS répondants à l’enquête (sur les 589 existants), ces 81 n’ayant d’ailleurs pas répondu à toutes les questions posées, loin s’en faut[6]. Le rapport ne comporte aucune analyse de l’évolution des bénéficiaires, de leur profil, de leurs catégories, de leur âge, de leur situation familiale, de leurs revenus, etc, ce qui aurait été bien utile dans le cadre d’une telle étude.

Des questions très imprécises. Des réponses très lacunaires

L’enquête a utilisé comme moyen privilégié les questionnaires envoyés aux CPAS (volet quantitatif) et les interviews de mandataires des CPAS sur base de questionnaires (volet qualitatif). Beaucoup de questions ont un faible taux de réponse[7], soit parce que les CPAS n’y ont pas répondu, soit parce qu’ils n’enregistrent pas de données statistiques sur les questions posées. L’absence d’enregistrement de données par les CPAS est constatée à de nombreuses reprises dans le rapport, au point que la représentativité (parfois très faible) des réponses doit être spécifiée question par question. A ce faible taux de réponse, s’ajoute le problème d’une grande imprécision dans la formulation des questions. Ces deux éléments rendent les réponses non pertinentes en vue d’une évaluation digne de ce nom. Nous tenterons de le prouver par l’analyse de quelques questions et les réponses qui y sont apportées.

Les sanctions : les questions posées mélangent indifféremment les types de sanctions (administratives et pénales) et les motifs de sanctions (non-déclaration de ressources, déclarations inexactes, absence de disposition au travail, non respect du contrat d’intégration, non collaboration à l’enquête sociale). Il s’agit pourtant de réalités totalement différentes. Lors des travaux préparatoires au vote de la loi, en réponse aux craintes des associations que la contractualisation et la priorité à la mise au travail n’aboutissent à des sanctions et exclusions, il avait été convenu d’analyser les effets de la loi après un an d’application. Mais vu que le rapport Ernst & Young mélange tous les types et motifs de sanctions, il ne répond nullement à la question de savoir si la contractualisation du revenu d’intégration et l’obligation de disposition au travail ont abouti à des sanctions. Et c’est aussi le faible taux de réponse qui rend l’évaluation sur ce point inexistante. Nous citons le rapport : « Bien que le nombre de réponses soient statistiquement non pertinent (seulement 37 répondants) les résultats repris ci-dessus (Tab.34 et Tab.35) indiqueraient que le nombre de sanctions administratives ainsi que leur durée diminuent. De plus, il semblerait que les sanctions pénales ne se produisent jamais ». Cela n’a pourtant pas empêché le Ministre et les représentants des CPAS d’affirmer que l’enquête Ernst & Young prouve que l’application de la nouvelle loi ne fonctionne pas comme une machine à exclure.

Les contrats d’intégration : les questions posées distinguent 5 types de contenu de projets individualisés d’intégration : emploi, formation, combinaison d’emploi et de formation, études, et une catégorie « autres ». Ces différents types de contrats ne sont pas définis : quel emploi ? quelle formation ? que recouvre la catégorie « autres » qui représentent 1089 contrats sur 4128, soit 25 % ? Aucune analyse de contenu des contrats n’est faite : quelles obligations imposées aux jeunes, quel type et fréquence de contrôle exercé par les CPAS, quels résultats en terme d’emplois ou de qualification, etc. Les enquêteurs n’ont pas sélectionné un échantillon de contrats à analyser, ils se sont basés uniquement sur les déclarations de responsables de CPAS. La représentativité des réponses est, pour ce point comme pour les sanctions, très insuffisante. Parmi les CPAS qui ont répondu, figurent un seul de la région de Bruxelles, et seulement 3 parmi les grands CPAS. Les CPAS où le plus grand nombre de contrats sont signés par rapport au total général n’ont donc pas répondu. Quant à la partie du volet qualitatif où est censée se trouver l’évaluation des contrats faite par les bénéficiaires, elle tient en huit lignes, reflet de la place accordée à l’avis des bénéficiaires dans toute cette enquête.

Pour toutes ces raisons, nous estimons que l’enquête n’a pas évalué la contractualisation du revenu d’intégration pour les jeunes, ni son contenu, ni ses conséquences. Il s’agit pourtant d’un pilier de la nouvelle loi, aux dires de ses promoteurs !

Les étudiants : les questions posées porte sur le nombre d’étudiants sans distinction du type d’études. La loi considère pourtant comme étudiants, en plus des étudiants de plein exercice dans l’enseignement secondaire et supérieur, les apprentis sous contrat, les bénéficiaires qui suivent une formation en promotion sociale qui débouche sur l’obtention d’un diplôme équivalent à une formation de plein exercice, les jeunes en formation alternée (CEFA). L’augmentation de 20% constatée comprend  toutes ces catégories de bénéficiaires. L’enquête ne fournit donc aucune analyse du type d’études poursuivies, pas plus que du recours obligatoire aux débiteurs alimentaires et ses conséquences, des résultats de la modification de la compétence territoriale introduite par la nouvelle loi (le CPAS compétent est par dérogation pour les étudiants celui du domicile et non de la résidence), du nombre et des motifs de refus d’octroi du revenu d’intégration aux étudiants, du type d’études privilégié par les CPAS. Lors des travaux législatifs préparatoires, les promoteurs de la loi avaient pourtant lourdement insisté sur le prétendu « droit aux études » introduit par la loi, et justifié la modification de la règle de compétence territoriale aux fins de répartir équitablement la « charge » des étudiants entre les CPAS. Le rapport d’enquête n’apporte aucun élément d’évaluation sur ces questions. Aucun bénéficiaire étudiant interviewé pour le volet qualitatif n’a d’ailleurs été interrogé sur ces différentes problématiques.

Les article 60 :  le volet quantitatif mentionne quelques chiffres[8], et le volet qualitatif recueille les avis de 49 bénéficiaires (sélectionnés par les CPAS, voir ci-dessus) engagés sous article 60. Sur cette question, le taux de réponse est plus représentatif. Mais l’évaluation n’en est pas moins absente. En effet, les questions posées ne permettent aucune analyse : à quelles tâches sont affectés les bénéficiaires engagés ? quelles sont leurs rémunérations ? comment sont-ils sélectionnés ? ont-ils été obligés d’accepter un emploi article 60 et lequel ? remplacent-ils des emplois statutaires ? quelles conséquences la multiplication des mises au travail en article 60 à durée déterminée et la constante rotation du personnel qui en découle ont-elles sur la qualité de l’emploi et du service rendu à la population ? le refus d’occuper un emploi sous article 60 entraîne-t-il une sanction, et si oui, laquelle ? Le rapport d’enquête n’aborde aucune de ces questions. Il se borne à fournir quelques chiffres partiels, et à rendre compte d’une parodie de consultation des bénéficiaires. Le volet dit qualitatif affirme en substance que « la plupart des bénéficiaires travaillant sous ce statut que nous avons rencontrés sont satisfaits de l’expérience et envisagent avec dépit la fin de leur contrat ». Un peu court pour une évaluation de la mise au travail, autre pilier de la loi aux dires de ses promoteurs !

Droit d’assistance, droit d’audition, délai de réflexion de 5 jours avant signature d’un projet d’intégration ou d’un contrat de travail : ces questions sont abordées uniquement dans le volet dit qualitatif et tient en peu de place. Le rapport d’enquête constate que ces droits sont peu connus et peu utilisés, mais n’en donne que des causes très superficielles, alors que l’information sur ces questions est une obligation légale pour les CPAS. Parmi les bénéficiaires interviewés pour le volet qualitatif, quinze l’ont été sur base du critère qu’ils ont utilisé le droit d’audition. Mais l’enquête ne distingue pas les motifs pour lesquels ces bénéficiaires ont utilisé le droit d’être entendu (était-ce dans le cadre de la signature d’un contrat d’intégration ou d’un contrat de travail ? ou pour toute autre décision prise par le CPAS à leur égard, par exemple l’attribution du taux, le calcul des ressources, le recours aux débiteurs alimentaires, etc, etc). L’enquête n’évalue pas la manière dont l’audition s’est passée, ni le résultat, ni la façon dont les bénéficiaires l’ont vécue[9].

Les travaux législatifs préparatoires avaient présenté les dites garanties procédurales (droit d’audition et délai de réflexion) comme le garde-fou contre l’arbitraire des CPAS en matière de contrats d’intégration et de mise à l’emploi. Une évaluation digne de ce nom aurait dû aller beaucoup loin que des constats superficiels et des déductions hâtives.

Les motivations de décisions : les questions posées portent uniquement sur les motivations en cas de refus ou d’octroi du revenu d’intégration. Or, les motivations concernent toutes les décisions prises par le CPAS : calcul des revenus, détermination du taux, révision de la situation, retrait, récupérations diverses, renvoi vers les débiteurs alimentaires, etc. Ici encore, les questions sont imprécises. Et la plupart des CPAS n’y ont pas répondu, aux dires du rapport lui-même. De plus, les enquêteurs n’ont pas sélectionné un échantillon de motivations de décisions à analyser, ils se sont bornés à interroger les responsables de CPAS.

Lors des travaux législatifs préparatoires, l’obligation de motivation correcte des décisions avait pourtant été présentée comme une garantie élémentaire et une obligation légale pour les CPAS. L’enquête Ernst & Young ne fournit aucune évaluation sur cette question.

Les refus d’octroi du revenu d’intégration :  les questions posées ne distinguent pas les motifs de refus d’octroi du RI, qui sont pourtant potentiellement nombreux et divers puisqu’ils se rapportent à l’ensemble des conditions d’octroi (âge, nationalité, résidence, revenus, disposition au travail, obligation de faire valoir ses droits à d’autres revenus dont le recours aux débiteurs alimentaires). Le rapport ne saurait donc évaluer l’impact de la nouvelle loi sur les refus d’octroi de RI pour cause de refus de mise au travail ou de conclusion d’un contrat d’intégration, ni sur la manière dont les CPAS examine la disposition au travail.

Sur cette question importante, Ernst & Young ne fait pas d’évaluation, pas plus que sur toutes les questions abordées ci-dessus.

Un parti pris idéologique

Quant au point de départ idéologique de l’enquête, les choses sont claires d’entrée de jeu. Un résumé très partiel et partial de la législation figurant au début du rapport est un copié-collé de l’exposé des motifs et des commentaires de la loi. L’enquête adopte le point de vue selon lequel « la loi de 1974 sur le minimum de moyens d’existence était dépassée parce que plus adaptée aux profonds changements économiques et sociaux que la Belgique a connus depuis 1974 ». Elle se place ouvertement dans la défense de l’Etat social actif chère au gouvernement. Pas question donc qu’elle remette en cause cette base d’une manière ou d’une autre, pas question non plus qu’elle remette en cause des éléments déjà présents dans la loi de 1974. L’objectif (non atteint d’ailleurs) de l’enquête était de vérifier la bonne application de la loi par les CPAS, pas de la remettre en question en quoi que ce soit.

L’enquête se termine par des conclusions et des recommandations.

Les conclusions tiennent en une déclaration de bilan globalement positif et quelques points (mineurs) négatifs. Les recommandations sont relatives au fonctionnement interne des CPAS (statistiques, enregistrement de données), à la collaboration avec divers services et partenaires de même qu’avec les services fédéraux et régionaux, et à quelques propositions de modifications de la réglementation. Ces propositions coïncident pour la plupart avec les revendications déjà connues de la fédération des CPAS (suppression de la distinction entre les plus et moins de 25 ans pour le droit à l’emploi, allongement du délai de trois mois pour assurer le droit à l’emploi ou à un projet individualisé menant à terme à un emploi, etc). Ce qui renforce notre opinion selon laquelle l’enquête a réalisé une consultation des CPAS plutôt qu’une évaluation de la loi.

Nous épinglerons une des recommandations qui devrait réjouir le Vlaams Belang et les fascistes de tout poil. Ernst & Young recommande que les étrangers inscrits au registre de la population soient contraints de suivre des cours de langue nationale et soient obligés de réussir un examen dans le cadre d’un projet individualisé d’intégration sociale. « La motivation pour et le succès du projet individualisé pourraient être déterminants pour la poursuite du bénéfice du revenu d’intégration. » Réussir l’examen de néerlandais, français ou allemand ou être privé de ressources !

Une recommandation est particulièrement absente : celle de l’augmentation du revenu d’intégration et de l’aide sociale financière.

Le rapport s’en justifie : « Même si les divers interlocuteurs rencontrés dans le cadre de notre enquête qualitative ont attiré notre attention sur le fait que les montants du revenu d’intégration sont trop faibles, nous ne nous prononcerons pas à ce sujet. Nous n'avons en effet pas évalué dans le cadre de ce travail la qualité de vie qu’il est possible d’avoir en bénéficiant d’une telle aide purement financière. » Il s’agit pourtant bien là, selon nous, de la question principale !

L’évaluation de la loi DIS n’est pas faite.

Le projet de loi concernant le droit à l’intégration sociale avait suscité une opposition relativement importante portée principalement par une plate-forme d’associations « Non au projet de loi sur l’intégration sociale ! Oui à une amélioration de la loi sur le minimex ! ». Le ministre avait alors promis qu’une évaluation serait faite après une année d’application de la nouvelle loi. Le SPP intégration sociale a fixé le cadre de l’évaluation et lancé un appel d’offre pour l’enquête. Il a limité le cadre à l’évaluation des « nouveautés » introduites par la loi. Or, c’est l’ensemble de la loi qu’il aurait fallu évaluer, celle de 1974 instituant le droit à un minimum de moyens d’existence ne l’ayant jamais été. Le SPP intégration sociale a aussi opéré le choix entre les organismes qui ont répondu à l’appel d’offre. Nous ignorons les raisons pour lesquelles c’est la firme Ernst & Young qui a été choisie, et nous ne savons pas le prix payé par le ministère. Quoi qu’il en soit, le choix d’un service d’audit privé dont l’objet et les activités habituelles sont radicalement éloignés des préoccupations des plus pauvres de la société pose pour le moins question.

Le fait d’avoir rendu public le rapport de cette enquête lors d’un colloque ayant rassemblé 600 personnes, le fait d’y avoir adjoint trois autres rapports (l’étude interuniversitaire de jurisprudence des tribunaux du travail, la contribution du service de lutte contre la pauvreté et un document établi par la fédération des CPAS), et le fait d’avoir organisé des ateliers de discussion lors du colloque, ne change rien à notre opinion selon laquelle l’évaluation de la loi n’a pas été faite.

L’étude de jurisprudence est certes intéressante. Elle permet de se rendre compte de la façon dont la loi est appliquée par certains CPAS, et de la manière dont les tribunaux du travail interprètent certaines dispositions de la loi. Mais elle ne constitue pas une évaluation de la loi. Bien que les recours au Tribunaux du Travail soient relativement nombreux, ils ne concernent qu’une petite partie des décisions contestées par les usagers. Ceux-ci renoncent souvent à introduire un recours pour deux types de raisons : la crainte d’une part (contester les décisions de l’institution dont leur survie dépend), les longs délais avant décision du tribunal du travail d’autre part (plusieurs mois voire une année dans certaines juridictions). Ils peuvent introduire un recours contre une décision qu’ils contestent, mais en attendant, le CPAS leur coupe les vivres. Ils n’ont donc souvent pas d’autre choix que de se plier à la décision du CPAS.

L’étude réalisée par le service de lutte contre la pauvreté, est infiniment plus intéressante que l’enquête Ernst & Young. Mais elle n’est pas –et ne prétend pas être- une évaluation globale. Elle se présente d’ailleurs très modestement et justement comme « une contribution à ». Elle a été réalisée dans le cadre des missions du service, sans octroi de moyens supplémentaires. Le service de lutte contre la pauvreté exprime lui-même en préambule de sa contribution toutes les limites de son enquête, entre autres le nombre restreint de points sur lesquels l’étude a porté.

Le document établi par la fédération des CPAS, enfin, est tout sauf une évaluation globale de la loi. Il n’en a d’ailleurs pas, nous semble-t-il, la prétention (quoi qu’on pense par ailleurs de son contenu).

Les conclusions du ministre.

D’après le ministre Dupont, en charge de l’intégration sociale, l’évaluation prouve en gros qu’il n’y a pas de problèmes. « Il me semble que les choses vont plutôt bien. Cette loi avait suscité de nombreuses craintes lors de son élaboration. Mais aujourd’hui, on constate une satisfaction des utilisateurs »…«  Je constate également que certaines craintes en matière de contrôle social ne se sont pas traduites dans la réalité »… « Les évaluations démontrent en effet très clairement la mise en place par les CPAS d’une politique d’activation et d’accompagnement plutôt que le renforcement du contrôle et de l’exclusion sociale par le recours aux sanctions »[10].

Et il propose 4 axes d’action : mise en place d’un « ombudsman » des CPAS, amélioration du taux d’intégration par l’emploi ; création d’une norme de dossiers par assistant social ; liaison des CPAS à la Banque carrefour de la sécurité sociale (BCSS). Tout ça pour ça ? Que répond le ministre aux critiques et aux propositions des usagers contenues dans le rapport du service de lutte contre la pauvreté ? à toute une série de remarques et propositions faites dans les ateliers lors du colloque ? « Il me semble que les choses vont plutôt bien ». L’affirmer, c’est le prouver ?

Une véritable évaluation de la loi DIS est-elle possible ?

Une évaluation en profondeur de la loi serait une tâche ardue, parce que, pour bien faire, il faudrait ne pas se limiter à la loi DIS mais également aux lois de ’65 et de ’76, ainsi qu’à l’ensemble des mesures d’aide sociale prises par les CPAS. L’évaluation devrait aussi porter sur la manière dont les CPAS appliquent les lois.

Or, les pratiques sont très différentes d’un CPAS à l’autre, voire parfois d’une antenne de quartier à l’autre dans les grandes villes. Il existe 589 CPAS (autant que de communes). Ils prennent les décisions à huis clos ; ils n’adoptent le plus souvent pas de réglementation de l’aide sociale écrite, et s’ils en ont une, elle n’est pas publique.

Les décisions prises à l’égard des usagers sont des décisions individuelles, confidentielles. Pour s’en servir en vue d’une évaluation, il faudrait d’abord y avoir accès, ensuite obtenir l’accord des usagers concernés[11]. Or ceux-ci sont complètement atomisés ; il n’existe pas de lieu ou de moment où ils peuvent être contactés collectivement (sauf dans les salles d’attente et les jours de paiement pour ceux qui ne sont pas payés sur compte bancaire) et leurs adresses sont évidemment confidentielles. Ils sont préoccupés avant tout par l’organisation de leur (survie) au quotidien, peu ou pas habitués à une lutte collective.

Il existe peu ou pas de collectifs de défense, et ceux qui existent sont très minoritaires, en butte à la difficulté de contacter les usagers. Ils fonctionnent avec des moyens matériels dérisoires.

Les organisations syndicales, quant à elles, n’ont à ce jour pris aucune initiative importante pour organiser les bénéficiaires.

Les travailleurs sociaux sont eux-mêmes très peu organisés, peu syndicalisés. S’ils le sont, il leur est difficile de faire adopter des revendications concernant les usagers si elles ne sont pas directement liées à leurs conditions de travail. Il existe une fédération wallonne des travailleurs sociaux de CPAS[12] (fewasc). Ses représentants ont participé à l’évaluation faite par le service de lutte contre la pauvreté. Mais son implantation est minoritaire, particulièrement dans les gros CPAS urbains, ses objectifs sont assez restreints et son action est peu ou pas connue des assistants sociaux de base.

Enfin, les travailleurs sociaux qui veulent témoigner sont intimidés au non du dit « devoir de réserve » ; tout point de vue critique exprimé en public est plus que mal venu, sinon sanctionné.

Tout ceci, et d’autres choses encore qu’il serait intéressant d’analyser plus en profondeur, fait qu’une évaluation des pratiques des CPAS est extrêmement difficile. Faut-il en conclure que toute évaluation est impossible ? Non, mais ce qui est clair c’est qu’il faudrait s’y prendre tout autrement que ne l’a fait le SPP intégration sociale ! En préparant sérieusement le cadre de l’enquête et en la confiant à un organisme indépendant et compétent pour ce genre de travail. Pour y parvenir, il en faudrait surtout la volonté politique. Nous n’en voyons pas de signe convaincant à ce jour.

Pour une évaluation indépendante en vue de la défense des usagers.

Que l’évaluation de la loi soit faite ou non, il nous semble important d’avancer dans deux directions.

La première, c’est de constituer un cahier de revendications global en y associant un maximum les usagers. A titre d’exemple : pour une augmentation substantielle et la liaison au bien-être du RI et de toutes les allocations sociales ; contre le principe même de la contractualisation du RI[13] et pas seulement contre ses « effets pervers » ; non aux emplois au rabais à durée déterminée et parfois à temps partiel que constituent les article 60, oui à des contrats à durée indéterminée et à temps plein ; non au recours aux débiteurs alimentaires qui constitue la négation d’un droit individuel. Toutes ces revendications fondamentales nous semblent justes « en soi » et il n’est point besoin d’évaluation pour les défendre. D’autres revendications concrètes devraient aussi être défendues au sujet de : l’information sur la loi et les droits, les différentes catégories de bénéficiaires, la prise en compte des ressources, etc.

La deuxième direction, c’est de mettre en place des mécanismes indépendants du pouvoir pour récolter les informations sur les pratiques des CPAS, dénoncer ces pratiques publiquement si nécessaire[14], et de mettre en place des mécanismes de défense des usagers. Il nous semble que les travailleurs des CPAS (sociaux et administratifs, ouvriers et employés) ont une grande responsabilité à cet égard. Non pour se substituer aux usagers, mais pour les épauler. Les travailleurs ont accès à un grand nombre d’informations auxquelles les usagers n’ont pas accès. Ces derniers ne connaissent en effet en général que leur situation personnelle, et pas les décisions globales du CPAS ni la situation des autres usagers.

Les travailleurs des CPAS ont été particulièrement absents dans la mobilisation contre le projet de loi concernant le droit à l’intégration sociale. Ils ont pourtant un rôle à jouer et ils  peuvent toujours « se rattrapper »...


[1] La firme Ernst & Young se présente comme une firme pluridisciplinaire leader sur les métiers de l’audit, du conseil et du droit pour les Grandes entreprises et les PME-PMI. Elle annonce un chiffre d’affaires de 16,9 milliards de dollars en 2003-2004 qui est en augmentation de 6% en 2004-2005. Nous ignorons quelle part de ce chiffre d’affaires est apportée par l’enquête d’évaluation sur le droit à l’intégration sociale…     

[2] Le service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (qui fait partie du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme) a quant à lui remis une note de contribution à l’évaluation qualitative de la loi en septembre 2004. Voir www.luttepauvrete.be. Il souligne les limites de son étude dues à la complexité institutionnelle des CPAS, le manque de comparaison vu l’absence d’évaluation de la loi précédente, et le nombre limité de points sur lesquels a porté son enquête.     

[3] Notre critique ne portera pas sur le détail du cadre et de la composition de l’échantillon. Nous n’avons pas les connaissances requises en matière d’enquête sociologique pour pouvoir le faire.  

[4] 7 pages sur 155

[5] La charge est ici définie comme le rapport entre le nombre de bénéficiaires et le nombre d’habitants de la commune.

[6] Il existe peu de statistiques concernant les bénéficiaires du revenu d’intégration ou de l’aide sociale financière. Voir le site www.cpas.fgov.be  pour les dernières données disponibles et qui se rapportent à juillet 2004.

[7] Le taux de réponse global est de 68%, mais il est beaucoup plus faible pour certaines questions.

[8] Pour des chiffres plus complets, voir les statistiques www.cpas.fgov.be 

[9] Il est intéressant de noter à cet égard que la contribution à l’évaluation réalisée par le Service de lutte contre la pauvreté  indique que des bénéficiaires estiment avoir été « retournés comme une crêpe » et que les auditions leur sont souvent défavorables. 

[10] Interview du ministre Dupont, N°183 de la revue Alter échos (N° spécial sur l’évaluation de la loi DIS), disponible en ligne www.alter.be

[11] Un exemple parmi beaucoup d’autres : nous avons eu connaissance de plusieurs décisions de refus ou de retraits de RI pour non conclusion ou non respect d’un contrat. Mais la notification ne l’exprimait pas comme tel (plutôt, par exemple, vous ne vous êtes pas présenté au rendez-vous du service d’insertion, ou encore vous n’avez collaboré à l’enquête). Ces refus ne sont pas comptabilisés comme sanctions dans l’enquête vu que les questions posées ne distinguaient pas les motifs de refus et que de toute façon les CPAS n’ont aucun suivi statistique à ce sujet , dixit la firme Ernst & Young elle-même. Mais publier ces décisions sans l’accord de l’intéresé n’est pas permis au nom du secret professionnel.

[12] Voir www.fewasc.be 

[13] Pour l’argumentation sur ce point, voir les textes de la Plate-forme « Non au projet de loi sur l’intégration sociale ! Oui à une amélioraton de la loi sur le minimex ! »

[14] L’observatoire indépendant des CPAS de Bruxelles travaille depuis plusieurs mois à une enquête à propos des artcile 60 dans les CPAS bruxellois. A suivre…

Voir ci-dessus