La décroissance et le Sud
Par Daniel Tanuro le Vendredi, 20 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Réagissant à notre article «Les sophismes de Serge Latouche», une lectrice a considéré que nous étions de mauvaise foi en imputant à cet auteur une critique du développement alors qu’il ne ferait que dénoncer la politique impérialiste d’aide au développement. Il n’en est rien, et les citations que nous avons reproduites en font foi. Ceci dit, la manière dont Latouche analyse la situation des pays de la périphérie, et les perspectives qu’il trace pour eux, méritent qu’on s’y attarde.

Point de départ de Latouche dans sa réflexion sur le tiers-monde : le développement serait un concept européen, une culture basée sur «la croyance en un temps cumulatif et linéaire et l’attribution à l’homme de la mission de dominer la nature, d’une part, et la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action, d’autre part» (1). Typiquement européenne, cette culture, écrit Latouche, «s’origine clairement dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion». Et il poursuit : «En-dehors des mythes qui fondent la prétention à la maîtrise de la nature et en dehors du schéma continu, linéaire et cumulatif du temps, les idées de progrès et de développement n’ont rigoureusement aucun sens et les pratiques techniques et économiques qui en découlent sont totalement impossibles parce que insensées ou interdites».

Cette vision du développement, du progrès et de la maîtrise de la nature comme des phénomènes européens ne correspond pas à la réalité historique. L’agriculture a probablement été inventée en Afrique, les premiers systèmes hydrauliques de culture irriguée ont été mis au point en Egypte et en Mésopotamie 5000 ans avant le présent, puis appliqués à la riziculture en Chine et dans le Sud-est asiatique. L’Egypte antique excitait la convoitise parce que son agriculture était au moins dix fois plus productive que les systèmes grecs ou romains de culture à jachère (2). Les êtres humains se sont toujours attachés à améliorer leur sort, donc à s’affranchir dans la mesure du possible des contraintes naturelles par des techniques augmentant la productivité du travail. Le développement est une donnée universelle, indissociable du fait que notre espèce produit socialement sa propre existence par la médiation de l’outil. En faisant abstraction du mode social de développement, Latouche est conduit à chercher l’origine du colonialisme et du néocolonialisme chez Charlemagne et les Vikings, ce qui n’a aucun sens.

Mais il y a plus grave que ces désaccords sur l’histoire longue : en définissant le développement comme une caractéristique culturelle occidentale, Latouche réécrit l’histoire moderne des relations Nord-Sud. Ces relations, selon lui, ne relèvent pas du pillage mais de la conversion culturelle : «L’occidentalisation, écrit-il, n’est pas le résultat d’un mécanisme économique (…), mais d’une déculturation» (3). Instruments de celle-ci : «l’introduction des valeurs occidentales, celles de la science, de la technique, de l’économie, du développement, de la maîtrise de la nature. Il s’agit d’une véritable conversion». La violence n’a joué qu’un rôle secondaire : «l‘orgie sanguinaire des conquistadores» et «la ponction des richesses» «ne sont que des bavures, spectaculaires certes, mais à tout prendre tout à fait secondaires». «Le véhicule de la conversion ne peut être la violence ouverte ou le pillage même déguisé en échange marchand ‘inégal’, c’est le don». Car «les sociétés peuvent se défendre contre la violence et le pillage.(…) En revanche, on ne refuse pas la médecine qui sauve la vie, le pain qui soulage la misère, l’objet inconnu et magique qui séduit et dont on peut retirer du prestige dans sa propre culture». Les sociétés non occidentales ont été «piégées» par le «culte occidental pour la vie, et son revers profane, qu’il n’y a pas d’au-delà».

Les conclusions politiques de cette analyse sont sidérantes : quoiqu’il soutienne l’abolition de la dette du tiers-monde, Latouche estime que le problème, en fait, n’est pas là : «En dénonçant l’impérialisme économique, écrit-il, les radicaux occidentaux (poursuivent) d’une autre façon l’occidentalisation du monde, tandis qu’en se lançant à corps perdu dans la bataille du développement, leurs émules du tiers-monde (approfondissent) ce processus». Quelle est la solution alors ? «En ce qui concerne les pays du Sud, il s’agit moins de décroître (ou de croître, d’ailleurs) que de renouer le fil de leur histoire rompu par la colonisation (…) pour se réapproprier leur identité» (4). Selon Latouche, cette réappropriation identitaire serait en marche à travers les réseaux de débrouille et d’entraide basés sur la famille traditionnelle, tels qu’ils fonctionnent dans les bidonvilles du Sud. Il est troublant qu’une telle idéalisation de la misère soit perçue par une partie du mouvement altermondialiste comme porteuse d’un projet global de société, émancipateur et alternatif au capitalisme. D’autant plus que la «réappropriation identitaire» évoquée par Latouche réserve elle aussi des surprises, ainsi que nous le verrons dans un prochain article...


(1) S. LATOUCHE, L’occidentalisation du monde, La Découverte, 2005, p. 65 (2) P. MAZOYER et L. ROUDART, Histoire des agricultures du monde, Seuil 1997, p. 213. (3) S. LATOUCHE, op. cit., p. 84 et suivantes. (4) S. LATOUCHE, « Survivre au développement », Mille et une Nuits, 2004, p.101

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