Marxisme, domination de la nature et principe de précaution
Par Daniel Tanuro le Vendredi, 20 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer

La "domination de la nature" est évoquée à plusieurs reprises dans les œuvres de Marx et Engels comme un objectif de l'humanité, réalisable dans le socialisme. L'expression, aujourd'hui, sonne fort désagréablement à nos oreilles écologiques... Mais que signifiait-elle exactement pour ses auteurs, et en quoi leur conception doit-elle être révisée ou complétée ?

Prise au pied de la lettre, l'expression "domination de la nature" semble suggérer que l'humanité pourrait imposer à sa guise ses propres lois à la nature. En réalité, cette interprétation ne résiste pas à une discussion sérieuse. En effet, si elle était juste, il faudrait conclure que Marx et Engels étaient en contradiction totale avec le matérialisme philosophique qui forme la base de leur démarche intellectuelle. Lénine met ce point en évidence d'une façon limpide. Dans "Matérialisme et empiriocriticisme", il pourfend la thèse qui prétend que “l'homme dicte ses lois à la nature, et non la nature à l'homme”. Citations à l'appui, il montre que cette conception est typique des philosophes idéalistes, c'est-à-dire de ceux pour qui l'Esprit (Dieu) est premier et la nature seconde - tandis que pour les matérialistes la nature est première, et l'esprit humain second. "Les lois de la nature constituent l'élément primordial, la volonté et la connaissance humaine (sont) l'élément secondaire. Ces dernières doivent nécessairement et inéluctablement s'adapter aux premières". Et Lénine de conclure: "C'est pour Engels d'une  évidence telle qu'il ne croit pas devoir l'expliquer".

La question se pose donc: que veulent dire les auteurs du Manifeste Communiste lorsqu'ils évoquent la "maîtrise" ou la "domination" de la nature ? Engels répond dans l'Anti-Dühring, quand il explique le tribut dont Marx et lui sont redevables à l'égard de Hegel. "Hegel, écrit Engels, a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l'intellection de la nécessité. 'La nécessité n'est aveugle que dans la mesure où elle n'est pas comprise' (Hegel)". Et Engels poursuit: "La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre pour des fins déterminées. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause (sur base de) la connaissance des nécessités naturelles". En d'autres termes, la "domination" de la nature, pour Marx et Engels, signifie essentiellement la connaissance scientifique. L'humanité doit "dominer" la nature comme le bon conférencier "domine" son sujet.

Une fois recadrée de la sorte, la notion de "domination de la nature" n'est pourtant pas exempte de critiques d'un point de vue écologique. En effet, il manque dans l'exposé synthétique d'Engels une référence méthodologique claire à l'indispensable prudence dans la "mise en œuvre" des lois naturelles "pour des fins déterminées" -en d'autres termes, une référence au "principe de précaution". Le problème, ici ne découle pas seulement de ce que le capitalisme est foncièrement imprudent, puisqu'il a le profit privé pour moteur et met les sciences au service de cet objectif. Plus fondamentalement, la nécessaire prudence a pour fondement le fait que la connaissance, quel que soit le mode de production, procède par approximations successives, de sorte que certaines "mises en oeuvre pour des fins déterminées" révèlent plus tard des conséquences tout à fait perverses (qu'on songe au nucléaire ou aux OGM, entre autres…).

Bien qu'Engels n'intègre pas spontanément le principe de précaution à son exposé, sa théorie de la connaissance est telle que ce principe s'y intègre aisément.  Pour Engels en effet, "ni la connaissance absolument vraie ni la pensée souveraine ne peuvent être réalisées complètement, sinon par une durée infinie de la vie de l'humanité". Plus concrètement, l'auteur de Dialectique de la Nature incite à "ne pas nous vanter trop de nos victoires humaines sur la nature.(…) Il est vrai que chaque victoire nous donne, en première instance, les résultats attendus, mais en deuxième et troisième instance elle a des effets différents, inattendus, qui trop souvent annulent le premier". Et Engels d'illustrer cette thèse par des exemples de destruction écologiques qui montrent qu'il n'a pas une vision linéaire mais dialectique du progrès.

Le principe de précaution est bien un principe, au sens fort du terme, et pas un simple instrument d'agitation et de dénonciation du capitalisme. Les marxistes doivent y adhérer sans réticences et, pour éviter toute confusion, bannir la "domination de la nature" de leur  vocabulaire.

Voir ci-dessus