Oaxaca, ou la crise finale du vieux régime
Par Manuel Aguilar Mora le Samedi, 04 Novembre 2006 PDF Imprimer Envoyer

Le 1er décembre prochain, le gouvernement fédéral mexicain réalisera sa traditionnelle cérémonie de passation de pouvoir entre le président sortant Vicente Fox et son successeur Felipe Caldéron, tous deux membres du même parti, le PAN (Partido de Acción Nacional, droite libérale). Il s’agit d’une cérémonie de transmission de pouvoir qui, en 80 ans, n’a jamais été interrompue ni mise en danger d’être suspendue. Mais pour la première fois de cette longue histoire - dont stabilité politique a toujours été soulignée avec orgueil par la bourgeoisie mexicaine -, autrement dit pour la première fois depuis la Révolution mexicaine de 1910-1919, des nuages sombres s’accumulent de manière menaçante sur ce rite fondamental de la continuité et de la légitimité de l’Etat bourgeois au Mexique.

Cette situation ne s’explique pas seulement par le fait qu’au sommet du pouvoir bourgeois mexicain, pour la première fois depuis des décennies, ses divisions ressemblent à des ruptures irrémédiables ; le conflit entre les trois partis dominants se sont exacerbées suite à la fraude massive qui a entaché les élections présidentielles à l’encontre du candidat López Obrador (surnomé « AMLO ») le 2 juillet dernier. Le caractère aigu de cette confrontation se traduit notamment dans le fait que le PRD (Partido de la Revolución Democrática, le parti de « centre-gauche » d’Obrador) est en train de préparer une investiture présidentielle alternative pour le 20 novembre  - date de la célébration du début de la Révolution mexicaine dont les cérémonies officielles d’anniversaire sur la Place du Zocalo à Mexico ont été pour la première fois annulées par le président Fox. Lors de cette cérémonie alternative, sur cette même Place du Zocalo, qui constitue le cœur politique de la république, « AMLO » sera « investi » par une Convention Nationale Démocratique au titre de « président légitime » en opposition à Caldéron, le candidat officiellement déclaré vainqueur.

Es-ce là l’expression de l’émergence d’une « dualité de pouvoir » bourgeoise ? Evidement  non. Il s’agit plus prosaïquement de l’expression d’une crise politique en majeure de la « démocratie mexicaine » censée être apparue en 2000 avec la victoire de Fox et l’éviction du pouvoir fédéral du PRI (Partido Revolucionario Institucional), pouvoir que ce parti avait occupé pendant plus de 70 ans.  La classe dominante et ses portes-paroles médiatiques avaient déclaré que l’alternance à la présidence de la République entre le PRI et le PAN était une preuve de la maturité politique obtenue grâce à la rénovation du système politique et l’événement a été célébré sur tous les tons. Le Mexique entrait, disaient-ils, dans une nouvelle ère, le vieux régime « priiste » avait été dépassé et le pays entrait dans le club très sélect des démocraties authentiques. Or, il apparaît sans cesse avec plus d’évidence que tous cela n’a été qu’une fraude, un simulacre, un pacte négocié entre « ceux d’en haut » afin que, malgré l’alternance, l’essentiel des choses continuent comme avant… ou en pire.

Oaxaca en révolte

Les sombres nuées d’incertitude qui s’accumulent sur le nouveau gouvernement Caldéron sont fondamentalement la conséquence d’un impressionnant mécontentement populaire qui s’exprime de diverses façon depuis six mois : de l’occupation d’une avenue par des enfants de huit à dix ans qui protestent contre le licenciement de leur institutrice (c’est arrivé il y a quelques jours dans la ville de Mexico) jusqu’à la rébellion populaire qui a provoqué l’apparition d’un véritable – quant à lui - embryon de double pouvoir dans la ville de Oaxaca et dans les municipalités avoisinantes.

L’APPO (Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca) est née en juin dernier, suite à la répression sauvage par la police du gouverneur de l’Etat de Oaxaca, Ulises Ruiz Ortiz (URO, membre du PRI) contre les enseignants en grève de la section XXII du SNTE (Sindicato Nacional de Trabajadores de la Educación), soit au beau milieu du processus électoral présidentiel, et la destinée de ce mouvement s’est dès le début étroitement liée avec la lutte globale contre la politique néolibérale du président Fox.

Pendant cinq mois, le gouvernement local de l’Etat de Oaxaca, avec l’appui du gouvernement fédéral, a tout tenté afin de diviser et de soumettre le mouvement. La fermeté et l’endurance des enseignants et des secteurs populaires ont permis de surmonter tous ces obstacles. Le gouvernement de l’Etat de Oaxaca a tenté de profiter des longs mois sans solde des enseignants afin de les diviser. Mais il n’est pas parvenu à grand chose malgré la décision du secrétaire de la section XXII, Rueda Pacheco, qui, dans sa tentative de mettre fin à la grève et de ramener les profs dans les classes, n’a pu entraîner qu’une petite minorité d’entre eux. Dans la mesure où le conflit s’étend sur une longue période, la politisation et la radicalisation du mouvement se sont approfondies. Et cela au même rythme que l’exacerbation désespérée des partisans d’URO, qui n’ont cessé de mener des provocations de plus en plus violentes et graves, au point de rendre impossible tout retour normal dans les classes, y compris pour ceux qui avaient suivi Pacheco.

Provocation contre-productrice

Ce fut l’une de ces provocations, perpétrée par les sbires d’URO le jeudi 26 et le vendredi 27 octobre dans un des villages de la banlieue de Oaxaca, qui a été le détonateur d’une provocation plus grande encore ; l’occupation de la ville par les forces fédérales. Mais la tentative de « reprendre » Oaxaca par le gouvernement fédéral - avec l’envoi de 5.000 membres de la Police Fédérale Préventive (PFP, qui sont, de facto, des soldats en uniformes policiers), accompagné des sbires paramilitaires du PRI, d’agents fédéraux et de policiers municipaux, le tout accompagnés de blindés, d’hélicoptères – a été finalement mise en échec, ce qui représent une nouvelle étape de cette lutte populaire inédite au Mexique. Après plus de 5 mois de confrontations avec la police d’URO, plus de 10 morts et des dizaines de blessés, d’occupation avec barricades, de meetings et de marches, il s’est ouvert à Oaxaca et dans tout le pays une période pleine de potentialités émancipatrices mais également de dangers réactionnaires.

Face à l’occupation policière d’Oaxaca, l’APPO a adopté la tactique de céder le centre de la ville où se trouvent les bâtiments gouvernementaux et se de retrancher dans les barricades des quartiers et des villages de banlieue. La PFP s’est appliquée à démanteler pendant la journée des barricades qui étaient à nouveau redressées pendant la nuit. Elle a servi de bouclier afin de protéger les agissements des sbires du gouverneur qui ont perquisitionné et fouillé les maisons, torturé, emprisonné et réprimé à cœur joie. Un exemple frappant de cette situation pleine de contradictions est la bataille de la Cité Universitaire de l’Université Autonome Benito Juarez de Oaxaca (UABJO) du jeudi 2 novembre, lorsque les étudiants, les enseignants et le peuple en général se sont unis afin de repousser l’encerclement de la PFP. Le siège a été brisé à coups de pierres, de lance-roquettes artisanaux et de toutes sortes de projectiles entre les mains des courageux défenseurs du bastion de l’APPO qu’est l’UABJO, où se trouve Radio Universidad, authentique canal d’organisation de la résistance et d’information que l’on écoute dans tous les recoins des Etats voisins du Chiapas et de Veracruz.

Solidarité urgente

Le grand élan de solidarité nationale et internationale qui s’est déjà exprimé et qui s’organise envers Oaxaca est fondamental afin d’empêcher que la répression du gouverneur URO ne sème plus de morts et de désolations encore. Le chef du PRI à Oaxaca s’est targué du fait que « si la Fédération ne soumet pas l’APPO, 20.000 membres du PRI le feront ». Du bluff, en partie, mais qui promeut un climat de lynchage, de guerre civile dans la population. C’est pour cela que la campagne pour faire tomber URO est plus urgente que jamais afin d’empêcher une escalade, y compris de la part des forces fédérales.

Les actes de solidarité envers la lutte de l’APPO n’ont pas manqué dans tout le District Fédéral, tout comme dans les autres Etats de la république. L’EZLN a déclaré l’alerte sur son territoire au Chiapas et a réalisé des blocages de routes. L’impact a débordé les frontières et il est très encourageant de constater l’écho que la lutte de Oaxaca trouve aux Etats-Unis, en Amérique latine et en Europe. Mais il est évident que la victoire courageuse obtenue par l’APPO dans la bataille de l’UABJO, qui a humilié les forces policères de la Fédération, peut aussi avoir de terribles conséquences. Les réactions, tant des caciques locaux que du gouvernement fédéral, peuvent élever encore plus le niveau des affrontements. Dans la presse  figurent des pages entières de déclarations des groupes et secteurs dominants de l’Etat qui soutiennent ouvertement URO et appellent à des actes répressifs « exemplaires » contre les « détachements rebelles ».

De l’autre côté, une ample coalition de forces sociales, syndicales, politiques et simplement citoyennes organise des meetings, des caravanes à Oaxaca, des forums, des occupations, des grèves, etc. L’APPO rassemble de vastes secteurs populaires de la ville d’Oaxaca et des communautés voisines, elle s’est étendue un peu partout dans la région sans pour autant devenir, jusqu’à présent, une organisation qui regroupe véritablement tout cet Etat. Y compris dans la ville de Oaxaca, l’APPO ne rassemble pas encore plusieurs secteurs importants de travailleurs (comme certains syndicats), mais même ainsi, sa vigueur et son impulsion se sont imposées dans toute la région de la Vallée de Oaxaca en occupant la place centrale de la ville, en fermant le Palais du gouverneur et tous les bâtiments officiels alentours. Plusieurs marches gigantesques ont parcouru les rues de la ville (deux d’entre elles ont rassemblé plus de 300.000 personnes dans un Etat qui compte 3,5 millions d’habitants) et ont démontré l’érosion complète de la légitimité du gouverneur du PRI.

Le vieux régime et sa crise terminale

Oaxaca est l’Etat où les peuples Indiens constituent une ample majorité. Quantitativement, seul le District Fédéral et l’Etat de Mexico comptent plus de population indigène. Avec le Chiapas, le Guerrero, Puebla et Veracruz, ses Etats voisins,  Oaxaca partage les indices de pauvreté les plus élevés. Dans ces Etats on trouve les 20 municipalités les plus pauvres du pays et la moitié d’entre elles sont trouve à Oaxaca.

Le peuple dOaxaca a une longue et fière histoire. C’est la patrie du héros national qui est probablement la plus vénéré par les Mexicains ; Benito Juarez, « l’Indien universel », qui fut le président itinérant de la république au milieu du XIXe siècle qui s’opposa avec succès aux forces conservatrices pro-espagnoles et cléricales et ensuite à l’Empire de Maximilien, soutenu par l’intervention militaire française sous Napoléon III.

Dans les années 1920, Oaxaca a été l’un des bastions du nouveau régime instauré par le PRI, qui s’est profondément enraciné dans le système des caciques, des nouveaux latifundistes et fonctionnaires corrompus qui avaient survécus au bouleversement révolutionnaire de 1910-1919. Le régime politique post-révolutionnaire s’est rapidement transformé « sui generis » en une nouvelle dictature qui a trouvé un terrain fertile dans l’arriération ancestrale de cet Etat.

La soif de démocratie et d’une nation plus juste et égalitaire s’est répandue avec force dans de larges couches de la population mexicaine à partir des années 1980. Cette poussée massive a fini par ébranler l’autoritarisme bonapartiste du PRI et ouvert de nouveaux canaux d’expression pour les revendications populaires. La bourgeoisie dominante a dû en tenir compte. Telle est la raison de fond qui a motivé la décision prise par elle dans les années 1990 d’entamer une « transition démocratique » négociée afin de répondre à une colère populaire qui menaçait de se transformer en un puissant mouvement révolutionnaire.

La propagande des médias de masse contrôlée par les maîtres du Mexique veut nous faire croire qu’à partir de la « transition démocratique » incarnée par Fox, le vieux régime corrompu et antidémocratique n’est plus qu’une affaire du passé. Mais les événements d’Oaxaca démontrent bien le caractère trompeur et superficiel de cette « transition ». Le vieux régime est toujours là et le gouverneur Ulises Ruiz n’est que le dernier maillon d’une chaîne ininterrompue de gouverneurs du PRI qui ont régné sur l’Etat depuis 1929, année de fondation officielle de ce parti. Bien qu’en 2000 le PRI ait perdu les élections présidentielles, il a maintenu son pouvoir dans le gouvernement de l’Etat de Oaxaca, il y règne donc depuis 77 ans avec la même camarilla de caciques, de fonctionnaires corrompus qui se perpétue elle-même, une situation partagée par les Etats voisins de Veracruz, Puebla et Tabasco et jusqu’à peu par le Chiapas et le Guerrero.

La soif de démocratie qui agite profondément les masses populaires ne pouvait pas se satisfaire ni s’arrêter avec la transition négociée entre le PRI et le PAN en 2000. Il y a deux ans, lors des élections pour le gouvernement d’Oaxaca, URO a été déclaré vainqueur après une dure campagne contre la coalition d’opposition, constituée par le PRD et le PAN. Le scrutin était clairement illégitime du fait de la fraude. Le 2 juillet dernier, pour les élections présidentielles, le candidat du PRD López Obrador avait nettement devancé le candidat du PRI Roberto Madrazo (un ami intime de URO par ailleurs) mais n’a pas été déclaré vainqueur face au candidat du PAN du fait, là aussi, d’une fraude massive.

Les événements d’Oaxaca constituent, ensemble avec la contestations des élections présidentielles,  un signal qui démontre que les positions des groupes dominants ont atteint un point critique. L’alliance entre le PRI et le PAN (appelée ironiquement par le peuple le PRIAN) ne trompe personne et la situation de Fox et de son successeur désigné Caldéron les démasquent sans appel. Pour gouverner le pays, pour réaliser les contre-réformes néolibérales exigées par les capitalistes nationaux et par leurs maîtres impérialistes, Fox, Caldéron et leur parti ont besoin de l’appui du PRI. De cet appui dépend également l’accession au pouvoir de Caldéron le 1er décembre prochain et surtout la survie de son gouvernement.

Le PAN, depuis sa création en 1988, a toujours été l’opposant loyal du PRI avant de devenir son parfait complice bénéficiant des même méthodes du vieux régime « priiste ». La transition négociée en 2000 a été la conséquence logique de cette bonne entente. Un pacte conclu non pas pour démocratiser le Mexique mais bien pour maintenir intact le statu quo. Bref, un pacte destiné à mettre en pratique une démocratie bourgeoise, une démocratie du fric, autrement dit, dans les conditions d’un pays comme le Mexique, une caricature de démocratie que la fraude des élections présidentielles du 2 juillet dernier a bien mis en évidence.

Démocratie bourgeoise contre démocratie populaire

L’APPO représente de plus en plus clairement l’alternative dont les masses rebelles se dotent afin de réaliser une authentique démocratisation nationale. Une démocratie surgie des bases populaires, des travailleurs, des hommes et des femmes debout qui prennent leurs destinées dans leurs propres mains. Une démocratie directe, avec la participation consciente de tous et toutes, équitable, égalitaire et solidaire. Une démocratie prolétarienne, surgie de la lutte contre ceux qui dominent au travers de la coercition et de la corruption, du garrot et de l’argent.

L’embryon de Commune populaire qu’est l’APPO, son potentiel qui pourra se déployer au cours des prochains jours, seront un exemple digne d’imitation dans les autres Etats de la république. Si la lutte se poursuit et s’approfondit, elle permettra peut être de voir l’émergence dans notre pays d’un type de gouvernement similaire à celui de la Commune de Paris au XIXe siècle et aux soviets russes des révolutions de 1905 et 1917. Une assemblée démocratique soumise au contrôle permanent de ceux et celles qu’elle représente, avec des mandats révocables et en constante rénovation afin d’empêcher l’instauration d’une couche bureaucratique. Ce qui constitue la seule issue afin que le peuple mexicain exerce une démocratie réelle et puisse accéder à un niveau supérieur de développement historique.

Les mouvements tels que l’APPO sont et seront encore plus dans l’avenir proche les véritables fossoyeurs du vieux régime, du vieil ordre des choses qui se résiste à mourir, ils seront le ciment d’un Mexique démocratique et égalitaire à venir.  Le vieux régime mexicain qui agonie aujourd’hui s’est quasiment étendu tout au long du XXe siècle. Il faudra certainement encore de nombreuses batailles comme celles qui se déroulent aujourd’hui afin d’y mettre fin et d’achever les tâches révolutionnaires commencées et interrompues en 1910-1913. Mais ce que nous apprend déjà l’expérience de l’APPO est que, quel que soit son évolution future, le vieil ordre capitaliste, antidémocratique et soumis à l’impérialisme, ne pourra être définitivement enterré qu’avec la mobilisation rebelle et consciente des masses. Et cette leçon donnée aujourd’hui et qui est apprise actuellement par les travailleurs conscients du Mexique et du monde entier est suffisante que pour la considérer comme un des défis les plus importants dans la trajectoire héroïque de la nation mexicaine.

Une question sera posée avec clarté dans le futur proche : ou bien le vieux régime sera remplacé par un nouvel ordre surgi d’une transformation sociale et politique radicale, ou bien s’imposera un régime contre-révolutionnaire qui jettera le pays dans une barbarie qui se profile déjà dans les criminelles politiques néolibérales.

Mexico, D.F., 4 novembre 2006

Directeur de la revue marxiste « Umbral », militant de la Ligue d’Unité Socialiste (LUS), une des sections mexicaine de la IVe Internationale. Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du Mexique.

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