Il y a quatre-vingts ans, Hitler...
Par Ernest Mandel le Mercredi, 30 Janvier 2013 PDF Imprimer Envoyer

Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler fut nommé chancelier du Reich. Ainsi commença la page la plus noire de l’histoire de l’Europe des cent dernières années. La classe ouvrière et le mouvement ouvrier subirent une défaite écrasante. Ses organisations furent dissoutes, leurs dirigeants incarcérés et assassinés, ses libertés les plus élémentaires supprimées. La grève, les organisations syndicales interdites autant que la propagande pour les idées marxistes, socialistes ou communistes.

Les bottes qui écrasèrent d’abord l’échine des travailleurs allemands se firent bientôt entendre en Espagne, en Autriche, en Tchécoslovaquie. Même en augmentant brutalement le taux d’exploitation de la classe ouvrière allemande, l’impérialisme hitlérien ne put sortir de la grave crise qu’il traversait qu’en se lançant à corps perdu dans l’économie de réarmement et de guerre. La marche vers la Seconde guerre mondiale, que seule une révolution socialiste victorieuse aurait pu arrêter, devint irréversible après la défaite de la révolution espagnole. Le 1er septembre 1939 fut le résultat logique du 30 janvier 1933.

Le fascisme, enfant légitime du capitalisme

La barbarie fasciste, dont toute la génération qui a vécu les années ’30 et ’40 se souviendra à tout jamais, n’a rien de spécifiquement allemand ni rien de spécifiquement européen. Elle est le produit d’une société et d’un régime spécifiques.

Le capitalisme des monopoles a mis la puissance armée de l’Etat au service du profit des grandes entreprises. La concurrence sur les marchés s’articulait dorénavant par la voix des cannons, des blindés, des bombardiers. Le culte de la violence, de la guerre, du nationalisme, de « l’égoïsme sacré » ramenait vers la surface des consciences, des réflexes barbares que des siècles de civilisation étaient sensés avoir refoulés.

On commença par massacrer des Africains, des Indiens, des Arabes. On justifiait ces massacres en affirmant qu’il s’agissait de sauvages et de « sous-hommes ». Puis on découvrit de nouveaux « sous-hommes » en Europe, cette fois-ci : les Juifs, les Polonais, les Russes, les Slaves en général. La haine de la bourgeoisie occidentale à l’égard de Hitler est une haine-amour hypocrite. Elle lui reproche alors simplement de pratiquer en Europe – devenue champ de conquête impérialiste du capital – ce qu’elle avait pratiqué elle-même depuis longtemps sur d’autres continents.

Le fascisme est l’enfant légitime du capitalisme non seulement dans la mesure où il est inconcevable sans l’impérialisme, la guerre impérialiste, le nationalisme impérialiste, purs produits de la société bourgeoise. Il l’est encore dans un sens plus précis. C’est le grand capital qui a financé le parti nazi à partir d’un certain point de son essort. C’est le grand capital qui a froidement décidé de transmettre le pouvoir aux nazis. On connaît les étapes de cette décision, les personnes qui y étaient impliqués, les raisons conjoncturelles qui les ont poussés dans cette voie.

Certes, le fascisme n’est pas la forme d’Etat préférée de la bourgeoisie. Elle préfère des gouvernements avec des paravents démocratiques qui trompent plus facilement les travailleurs, permettent d’amortir par des réformes les explosions sociales et surtout, associent les représentants directs du grand capital à l’exercice quotidien du pouvoir.

Mais ce régime de démocratie parlementaire perd de ses fondements lorsque la société capitaliste est secouée par des crises économiques très profondes. Dès lors que toute possibilité d’accorder des réformes ou des concessions aux travailleurs disparaît et que la bourgeoisie ne peut trouver une issue, même à court terme, à la crise qu’en réduisant brutalement la part des salaires dans le revenu national, la démocratie bourgeoise devient un luxe superflu pour le régime. L’heure de la dictature sans masque a sonné.

La responsabilité de la social-démocratie

Dans les pays industrialisés, la classe ouvrière représente la majorité absolue de la nation. De par sa place dans la vie économique, elle détient un pouvoir potentiel immense. Elle peut arrêter tous les rouages de la production et des communications si elle agit collectivement et avec esprit de décision.

Pour écraser et atomiser une classe détentrice de pareil potentiel de combat, l’armée, la gendarmerie, la police, les instruments traditionnels des dictatures bourgeoises, ne suffisent plus. Il faut opposer aux millions d’hommes organisés par les syndicats et partis ouvrier d’autres milliers, organisés comme eux. Il faut des organisations de masse, instruments de la dictature. On peut les trouver au sein de la petite-bourgeoisie paupérisée et d’autres couches déclassées de la population.

Cette masse de petites gens n’est pas, par nature, fasciste. Seule une petite minorité parmi elle s’y trouve prédisposée psychologiquement, moralement et politiquement. La masse des commerçants et petits paysans ruinés, des chômeurs qui n’ont plus l’espoir de trouver encore un emploi, manquent de lucidité politique. Elle est poussée au désespoir par la crise économique. Elle veut à tout prix « que cela change ». Elle est prête à suivre la gauche comme la droite, à condition qu’elle manifeste une volonté et un désir réel de changement révolutionnaire.

C’est là qu’apparaît la responsabilité historique de la social-démocratie dans l’avènement du nazisme. Pour écraser dans l’oeuf les germes de la révolution socialiste qui émergèrent de la défaite de 1918 en Allemagne, les Noske et Cie avaient délibérément regroupé et armé les Freikorps et les bandes d’assassins d’extrême-droite. C’est là que se recruta la première génération des futurs chefs nazis et SS.
Puis, ils s’étaient identifié avec un régime capitaliste de plus en plus malade, abandonnant l’une après l’autre toutes les positions du mouvement ouvrier, sous prétexte du « moindre mal », votant contre Hitler pour Hindenburg qui allait appeler Hitler à la chancellerie du Reich, acceptant sans tirer un coup de feu que le gouvernement légitime de l’Etat de Prusse qu’ils dirigeaient soit chassé par un lieutenant et six soldats.

Dans ces conditions, la masse des petits-bourgeois ruinés et désespérés se disait que ces gens-là n’étaient pas désireux ni capables de changer quoi que ce soit. En plus, ils apparaissent de plus en plus comme des perdants certains. Dans ces conditions, toute cette poussière humaine s’agglutina autour des nazis, espérant un changement radical de ce côté-là.

La social-démocratie avait éduqué les travailleurs dans l’esprit du respect de l’ordre et de la loi. Elle avait failli à son devoir élémentaire de rappeler sans cesse au monde du travail que sous le gant de velours de la démocratie parlementaire et de la « loi égale pour tous les citoyens », il y a la main de fer d’une classe dominante, prête à défendre son pouvoir et ses privilèges s’il le fallait au prix de flots de sang et d’une barbarie sans nom.

Confrontés avec la violence fasciste, les travailleurs tout juste éduqués pour aller aux urnes et pour se battre pour des salaires étaient désorientés. La social-démocratie appela au secours la police et la justice bourgeoises, au nom de la Constitution. La police et la justice bourgeoises, au moment décisif, se mirent du côté des nazis contre les travailleurs, piétinant en passant la Constitution. Les rapports de force décidèrent. La social-démocratie n’avait jamais appris aux travailleurs comment changer les rapports de force en jetant leur propre poids dans la balance, comme surent le faire les travailleurs espagnols en juillet 1936.

La responsabilité de Staline

Si le nazisme est l’enfant légitime de la bourgeoisie, si la social-démocratie a été son accoucheuse patentée, le stalinisme lui a prêté main forte dans cette oeuvre d’inconscience politique, pour laquelle l’humanité toute entière a dû payer un prix si élevé.

Au lieu de comprendre la menace mortelle qu’une prise du pouvoir d’Hitler allait représenter pour la classe ouvrière allemande, pour le mouvement ouvrier dans toute l’Europe, et pour l’Union Soviétique, Staline et les dirigeants du PC allemand à sa dévotion, se gargarisèrent de mots sur l’incapacité du nazisme à gouverner.

Ils accrurent le désarroi des travailleurs en appelant tour à tour les gouvernements conservateurs de Brüning, de Von Papen et de Von Schleicher « fascistes », minimisant ainsi le changement décisif que signifierait l’arrivée au pouvoir des nazis.
Surtout, ils ne comprirent pas l’urgence d’opposer à la montée du nazisme un front unique avec la social-démocratie et avec toutes les organisations ouvrières, de la base au sommet. Ils allèrent loin, jusqu’à appuyer le plébiscite que les nazis avaient organisé contre le gouvernement de Prusse à direction social-démocrate.

Au lieu d’appeler à l’action commune des dirigeants et militants sociaux-démocrates, ils s’efforcèrent en vain de séparer les militants des dirigeants, appelant ces derniers « sociaux-fascistes », affirmant que la « social-démocratie et le fascisme sont des jumeaux et non des antipodes », proclamant même qu’il faudrait d’abord battre la social-démocratie avant qu’on pût écraser le nazisme. Au lieu de se battre ensemble contre Hitler, le staliniens et les sociaux-démocrates se firent battre séparément par lui.

A quelques exceptions près, seule la grande voix prophétique de Léon Trotsky clama dans le désert, de 1930 à 1939, de la Constantinople lointaine où l’avait exilé Staline, semaine après semaine, appelant travailleurs communistes et socialistes allemands à la lutte et à la résistance commune contre le nazisme. « Hitler au pouvoir, c’est l’écrasement de la classe ouvrière allemande, c’est l’assaut contre tout le mouvement ouvrier européen, c’est l’agression inévitable contre l’URSS » répéta-t-il sans cesse. Ces appels furent vains. Le prix payé pour ne pas avoir entendu cette voix qui réunit en elle toute la supériorité de l’analyse marxiste révolutionnaire a été très lourd.

Il ne faut pas que dans un quelconque pays, les travailleurs se laissent une fois de plus détourner de la seule voie de salut dans la lutte contre un fascisme montant : créer le front unique de toutes les organisations ouvrières, unifier leur rang de classe, n’abandonner aucune position sans combat, créer des milices de défense ouvrière contre les bandes fascistes, montrer à l’adversaire qu’il n’évitera pas la guerre civile quand il voudra s’attaquer aux libertés ouvrières, quand il voudra détruire les syndicats, les organisations politiques des travailleurs, le droit de grève, animer le monde du travail d’une volonté de combat et d’une confiance en lui-même qui le rendent invincible.

Cet article a été publié en 1973 dans La Gauche sous le titre « Il y a quarante ans, Hitler » : http://www.ernestmandel.org

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