A propos du documentaire "Femme dans la rue", du sexisme et du patriarcat
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Le documentaire "Femme de la rue" de Sofie Peeters - sur les agressions sexistes dont les femmes sont victimes - a été qualifié d'"utile mais problématique" par les féministes de l'association "Garance". "Utile" parce que ce "coup de gueule" met en lumière "des situations qui pourrissent la vie de bien des femmes". "Problématique" parce que, indépendamment des intentions de l'auteure, le film pointe du doigt une catégorie de la population mâle: les hommes d'origine maghrébine. Du coup s'ouvre dans les médias un "débat" biaisé et malodorant, bien dans l'air du temps... L'agression sexiste serait un phénomène "nouveau", lié à "une certaine culture" qui, en alimentant la "frustration sexuelle", menacerait les droits des femmes et les placerait devant ce choix: "s'adapter ou partir" de certains quartiers.

Au seuil d'une campagne électorale communale dans laquelle les thèmes amalgamés de "l'insécurité" et de "l'immigration" joueront un rôle central, les politiques ne pouvaient que sauter sur l'occasion.

Celle-ci leur permet en effet de détourner l'attention de leur impuissance face à la crise et de l'insécurité sociale qu'ils aggravent. Ainsi, la ministre de l'Intérieur s'est empressée d'annoncer un tour de vis répressif, avec des amendes pour propos sexistes. Face à tout cela, le texte de "Garance", que nous reproduisons ci-dessous, remet fort justement les points sur les "i": oui, ce que Sofie Peeters décrit existe, est inacceptable et doit être dénoncé; non, il ne s'agit pas de "culture" ni de "frustration sexuelle" mais d'une construction de la masculinité comme prise de pouvoir des hommes sur les femmes (une construction machiste qui imprègne aussi "notre culture", comme le montre l'utilisation du corps des femmes comme objet publicitaire); oui, il y a d'autres choix pour les femmes que "s'adapter ou partir"; et non, la répression n'est pas une solution.

Au-delà de cette mise au point salutaire, il nous semble nécessaire d'élargir et d'approfondir encore le propos, en dénonçant le lien entre patriarcat et capitalisme. Car le capitalisme, en tant que successeur d'autres systèmes d'exploitation et d'oppression qui l'ont précédé, et qui étaient tous patriarcaux, est "nécessairement patriarcal dans sa genèse et dans ses différentes étapes", comme l'écrit Sylviane Dahan. Dès lors, s'il est vrai que le sexisme est loin d'être un phénomène nouveau, il est vrai également que la volonté du système de surmonter sa crise sur le dos des exploité-e-s et des opprimé-e-s ne peut qu'aller de pair avec une intensification, partout manifeste, de la violence sociale contre les femmes. Donc avec une remise en cause des acquis qu'elles ont engrangés par leur mobilisation. C'est pourquoi, les femmes doivent selon nous lutter en tant que femmes contre l'oppression patriarcale spécifique dont elles sont victimes, et en plus inscrire leur lutte autonome dans le cadre plus large d'un projet anticapitaliste.

Le texte de Sylviane Dahan est la traduction française de sa préface à l’édition en castillan du livre "Sexe, capitalisme et critique de la valeur" (Edition originale en français: Richard Poulin et Patrick Vassort, dir., « M éditeur », collection « Marxismes », Québec. Distribution en Europe par « Distribution du Nouveau-Monde/Librairie du Québec », Paris). LCR-Web

 

 

« Femme de la rue » : un documentaire utile, mais problématique

Le 26 juillet dernier, Sofie Peeters présentait en avant-première son documentaire « Femme de la rue » suivi d’un débat avec la réalisatrice, une députée du SP.a, une représentante de Hollaback ! et Irene Zeilinger, directrice de Garance.

Installée à Bruxelles, dans le quartier Annessens, Sofie Peeters a semblé découvrir ce que beaucoup de femmes, hélas, connaissent très bien, à Bruxelles comme ailleurs : dès qu’elle sortait dans la rue, les remarques, les propositions, les « compliments », et finalement les insultes. Après un moment de culpabilité (a-t-elle fait quelque chose de mal, a-t-elle provoqué ces comportements ?), elle décide de filmer ces situations en caméra cachée, et d’interviewer d’autres femmes sur leur vécu. Le résultat est cruel.

Ce film est un travail de fin d’études, un coup de gueule plus qu’un document longuement réfléchi. Il a le mérite d’exister et de mettre en lumière des situations qui pourrissent la vie de bien des femmes. Pourtant, il provoque un malaise d’autant plus grand qu’il bénéficie d’une incroyable médiatisation. L’avant-première remplit une salle de cinéma bruxelloise, le film est projeté à la télévision, l’auteure est interviewée par les plus grands médias - même le big boss de la Sûreté de l’Etat a un avis sur la question !

C’est que son film aurait « brisé un tabou ». Et si au contraire, son succès était dû au fait qu’il se glisse si bien dans l’air du temps ? Sur au moins quatre points, le film est contestable : la « nouveauté » supposée du phénomène, les caractéristiques des auteurs, leurs motivations et enfin, et surtout, le message envoyé aux femmes et aux jeunes filles.

La nouveauté, d’abord : on entend une femme déclarer qu’il y a trente ans, elle pouvait se promener tranquillement. Et la RTBF de renchérir sur un « terrible recul des libertés des femmes ». Le phénomène est sans doute plus visible parce que les femmes en parlent davantage, peut-être aussi parce que les jeunes femmes sont plus présentes dans l’espace public. Mais les messages sans cesse répétés, par la famille, les médias, sur les dangers courus par les femmes dès qu’elles sortent de chez elles, cela n’a rien de nouveau. Même si pour les femmes, en réalité, les plus grands risques d’agression se trouvent dans l’espace privé...

La population montrée du doigt, ensuite : malgré toutes les précautions de la réalisatrice («  ce n’est pas une question d’origine ethnique mais sociale » déclare-t-elle par exemple), la Capitale (avec un plaisir qu’on devine tellement cela rentre dans les stéréotypes) : « Femmes insultées dans les rues de Bruxelles : dans 95% des cas ce serait par des Maghrébins » (admirons au passage le conditionnel). Après la projection du film, Sofie précise bien que si elle a eu affaire à des « allochtones » c’est parce qu’ils constituent l’écrasante majorité des habitants de son quartier. Elle raconte avoir vécu le même genre d’expériences à Mexico, dont les habitants ne sont pas en majorité maghrébins. Malheureusement, ces précisions ne transparaissent pas dans le film. Ce qui permet d’oublier que le harcèlement en rue est de tout temps et de tout lieu, comme l’ont répété lors du débat les représentantes de Hollaback ! et de Garance.

Hollaback ! avait déjà insisté là-dessus sur son site suite à la diffusion, en mai dernier, d’une émission de « Koppen » consacrée à son action : « [ Nous ne voulons pas pointer du doigt certains groupes de la population et dire qu’ils sont les seuls responsables du harcèlement de rue. Comme nous l’avons indiqué : le harcèlement se passe dans CHAQUE culture, dans CHAQUE pays] ».

Troisième bémol, une analyse qui semble imputer ces comportements à une « frustration sexuelle » liée à une culture où la sexualité est encore taboue. Mais ce harcèlement n’est pas une expression de la sexualité, mais d’un rapport de pouvoir. La preuve en est que, selon les hommes interrogés eux-mêmes, s’il s’agit d’avoir des aventures, « ça ne marche pas ». Mais voilà : le véritable but, ce n’est pas de passer un bon moment avec une jolie fille, mais de lui faire comprendre qu’on a le pouvoir de contrôler sa vie. Car si on peut douter que les auteurs de ces comportements soient à « 95% maghrébins », il est certains qu’ils sont à 100% masculins, et qu’il est question là d’une construction de la masculinité comme prise de pouvoir sur les femmes, surtout quand on est en groupe. Et à voir le résultat – la culpabilité, la peur et la fuite des femmes – là, « ça marche très bien ». S’il s’agit de dénoncer une « culture », c’est avant tout une culture machiste, largement répandue.

Et voilà le quatrième et sans doute le plus important reproche au film : le message implicite qu’il fait passer aux jeunes femmes et que la RTBF résume par la formule : « Elles n’ont qu’un choix : adapter leur façon de vivre ou partir ». Là encore, Ingrid de Holleback ! comme Irene Zeilinger de Garance ont voulu montrer qu’il existe d’autres alternatives, que ce soit sur le plan collectif ou individuel. Des cours d’autodéfense verbale et physique aux actions de rue, il y a différentes manières de dire aux femmes qu’elles ne sont pas obligées de renoncer à leurs libertés, et aux hommes qu’ils ne seront pas gagnants à ce jeu de pouvoir. Plus efficace sans doute que les amendes administratives annoncées par les politiques, et qui tiennent davantage de l’effet d’annonce que de la dissuasion : d’une part parce qu’elle seront difficiles à appliquer et d’autre part, parce que leur effet pédagogique est quasi nul. Lorsque la Ville de Malines, par exemple, décide de placer des femmes policières « piège » pour verbaliser les éventuelles insultes, on peut se poser la question de l’endroit où elles patrouilleront : probablement davantage dans les quartiers défavorisés et/ou immigrés que dans les quartiers chics, ce qui pourra à son tour renforcer les statistiques... et les idées reçues.

Hélas, les filles n’apprennent que trop que « la rue est dangereuse pour les femmes » et tout – leur famille, les médias, la justice quand elles sont victimes d’une agression sexuelle – leur enjoint de restreindre leur liberté de mouvement. Alors, si le documentaire de Sofie Peeters et sa médiatisation permettent de mettre au jour un phénomène que d’aucuns ne veulent pas voir, tant mieux ; mais il faudra bien l’encadrer à chaque projection pour qu’il ne soit pas utilisé pour justifier l’enfermement ou la fuite des femmes, ni pour dédouaner, une fois de plus, notre propre société de son machisme bien vivace.

Cet article a été publié sur : http://www.garance.be

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Sadocapitalisme – Préface à « Sexe, capitalisme et critique de la valeur »

Par Dahan Sylviane

Traduction française de la préface à l’édition en castillan du livre Sexe, capitalisme et critique de la valeur [1]

« Que vient faire le marquis de Sade au milieu d’une crise comme celle-ci ? » Voici la question qui pourrait assaillir le lecteur - et peut-être, surtout, la lectrice - au moment d’ouvrir ce livre. L’Europe devient l’épicentre de la crise du capitalisme mondial. Une crise profonde et multiforme, turbulente, à l’issue incertaine : crise économique, sociale, écologique, politique et institutionnelle, crise de la civilisation... Des décennies de politiques néolibérales de déréglementation ont accumulé les conditions du plus grand conflit entre les classes sociales depuis la Seconde Guerre mondiale. Toutes les réalisations, tous les paramètres de l’État-providence – sous lesquels ont grandi déjà plusieurs générations - sont menacés. Le rêve d’un havre de droits sociaux et de démocratie vole en éclats par la cupidité des marchés financiers. Abasourdi, le public constate que les institutions représentatives, les parlements et les gouvernements, ne sont que des théâtres d’ombres. La démocratie politique a été littéralement kidnappée par les conseils d’administration des plus puissantes banques et sociétés multinationales. Au milieu d’une déstabilisation croissante, qui plonge des pays entiers dans la ruine et approfondit les inégalités sociales, l’Europe voit réapparaître ses vieux démons.

Est-il nécessaire de souligner la situation critique de l’État espagnol, au cœur même de la tempête ? Le modèle économique, qui a prévalu pendant des années, entraîné par une spéculation immobilière effrénée, s’est effondré. À l illusion de richesse, favorisée par l’expansion du crédit - un mirage qui cachait une précarité croissante des conditions contractuelles, des bas salaires, l’insuffisance des services publics, une structure fiscale régressive et, en général, une économie subordonnée -, a succédé une longue et profonde récession. Le chômage de masse et la pauvreté se sont installés dans la société. L’éclatement de la bulle immobilière laisse un nombre incalculable d’appartements vides et une forte empreinte dans l’environnement. Des centaines de milliers de familles sont expulsées de leurs logements… saisis par des banques, dont la mise à flot oblige à mobiliser d’énormes sommes d’argent public, vouant le pays à un « plan de sauvetage européen » ; c’est-à-dire, à sa mise sous tutelle par des créanciers étrangers, avec la menace d’une régression de décennies dans la vie, les droits et libertés de la population.

Dans ce contexte d’urgence et d’incertitude, au seuil d’une période qui va changer le visage de l’Europe, est-il sensé de s’attarder sur les fantaisies d’un libertin du XVIIIe siècle ? Est-ce le moment de se pencher, comme le font les auteurs de cet ouvrage, sur la sexualité humaine et ses représentations, sur la construction du genre à l’aube du capitalisme et ses chaotiques développements postmodernes ? Notre réponse à ces questions est doublement affirmative. La nature systémique et la portée historique de la crise actuelle met à l’ordre du jour la nécessité d’étayer un point de vue radical sur le capitalisme. Plus que jamais, nous avons besoin d’en saisir la logique interne, de démêler les racines d’une violence intrinsèque et prédatrice qui nous pousse vers la barbarie. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que les mouvements d’émancipation - le mouvement ouvrier, la gauche, le féminisme… - sont contraints de revoir leur pensée au milieu de bouleversements qui questionnent d’anciennes certitudes. Dans la tempête, nous découvrons que nos vieilles cartes de navigation ne sont plus guère fiables. Faudrait-il s’en étonner ? Les idées sont elles-mêmes un objet de la lutte des classes. Le travail choral conduit par Richard Poulin et Patrick Vassort représente, en ce sens, une précieuse contribution intellectuelle et militante à la clarification idéologique.

Non, il n’y a pas l’ombre d’un divertimento académique dans la lecture de l’œuvre de Sade qu’ils nous proposent. L’univers libertin est une parfaite allégorie du capitalisme néolibéral, un délire de domination et de déshumanisation qui, mieux que de nombreux traités, nous permet de saisir la logique impitoyable du système de production marchande. Sade, c’est la modernité qui s’affiche avec une fureur triomphante et décomplexée. « Pour Sade - écrit Richard Poulin - l’homme a le droit de posséder autrui pour en jouir et satisfaire ses désirs ; les humains sont réduits à des objets, à des organes sexuels et, comme tout objet, ils sont interchangeables et, par conséquent, anonymes, sans individualité propre ». Voici le paradigme de notre époque. La mondialisation néolibérale a trouvé dans la croissance rapide des industries du sexe, la prostitution et la pornographie - et avec elles, dans le trafic et l’exploitation des êtres humains, en premier lieu de femmes et enfants - l’un de ses signes les plus authentiques de une identité. Surfant sur chaque innovation technologique, dépassant toutes les frontières sous l’impulsion de ses propres crises, le capitalisme se déploie sous nos yeux, avec une dimension transcendante et planétaire, sa violence originelle. Les révolutions et les mouvements populaires du XXe siècle l’ont forcé à accepter quelques concessions sociales qu’il voudrait aujourd’hui balayer comme une ennuyeuse parenthèse dans son histoire d’accumulation et destruction. Mais ce capitalisme usuraire et prédateur de nos jours n’est pas simplement une répétition sénile de lui-même : il est l’expression paroxystique de ses traits de naissance. Sade se reconnaîtrait dans les paramètres du nouveau millénaire.

La chercheuse italo-américaine Silvia Federicci a soulevé avec toute pertinence la question dans son livre Caliban et la sorcière. Loin d’être le produit d’une évolution naturelle, logique ou progressive, le capitalisme a émergé des entrailles de la société médiévale comme une contre-révolution sanglante des classes privilégiées face aux aspirations de la plèbe et des nécessiteux. Les guerres paysannes, la persécution des hérésies, l’appropriation des terres communales, la chasse aux sorcières, le génocide des peuples indigènes d’Amérique et l’esclavage, ont jeté les fondements de la modernité dont Sade célèbre avènement. L’accumulation par dépossession, que le géographe marxiste David Harvey a détectée comme une caractéristique du capitalisme tardif et contemporain, est dans l’ADN même du régime marchand. De la même manière qu’on y trouve la construction moderne des genres. À partir de différentes disciplines, depuis l’historiographie, la sociologie ou la critique de l’économie politique, Federicci de même que le auteurs de Sexe, capitalisme et critique de la valeur parviennent à une même conclusion : loin d’être un vestige du passé, une relique ancestrale dont la modernité n’aurait pas su se défaire, la domination patriarcale telle que nous la connaissons, l’oppression des femmes, leur confinement dans la sphère privée, constituent des constructions originales et authentiques du capitalisme. Les traits de la féminité moderne ont été façonnés dans les chambres de torture et sur les bûchers où on a brûlé, pendant près de deux siècles, des milliers de sorcières. Le capitalisme a formé et discipliné le prolétariat qui devait extraire le charbon des mines, peupler les colonies du Nouveau Monde ou être enchaîné aux machines des manufactures, arrachant des masses de paysans à leurs terres et des exécutant par pendaison des milliers de vagabonds. Voici le véritable acte de naissance de la valeur.

Peut-on parler d’une économie politique du patriarcat, comme nous la décrit Christine Delphy dans son Ennemi principal, référence obligée de la critique féministe ? Sans doute, mais il s’agit bel et bien d’un patriarcat capitaliste ... ou d’un capitalisme nécessairement patriarcal dans sa genèse et dans ses différentes étapes. En utilisant la formule percutante de Roswitha Scholz, le capitalisme a un sexe. Comprendre cet enchevêtrement et toutes ses conséquences est aujourd’hui indispensable pour une reconfiguration de la gauche, dans laquelle le féminisme aura une importance vitale. C’est là que nous touchons à l’une des plus grandes faiblesses du mouvement ouvrier du XXe siècle. L’empire de la marchandise s’élève au-dessus d’une dissociation entre production et reproduction, entre sphère publique (masculine) et sphère privée (associé à la féminité). La première ne peut pas exister sans la seconde ; mais ne peut exister non plus, et en même temps, sans nier de façon permanente cette sphère privée et la rendre invisible. La logique de l’accumulation incessante exige objectiver les êtres humains, mais aussi construire des genres et établir une domination d’airain de l’un sur l’autre. L’écologie politique a montré que les différents modèles capitalistes, y compris le prétendu « capitalisme vert », sont prédateurs de la planète. En effet, les cycles de l’accumulation, suivant une spirale effrénée, chevauchent avec une aveugle arrogance les cycles de régénération de la vie, les méprisent et leur font violence. Dans une course folle rythmée par des catastrophes « naturelles », la valeur pousse la terre vers le réchauffement climatique. De la même façon, l’oppression des femmes est aussi inhérente au capitalisme que son irrépressible pulsion de piller la planète.

Le mouvement ouvrier classique a eu, même à travers ses luttes les plus héroïques, une vue partielle du capitalisme, nous rappelle Gérard Briche. Souvent, la gauche a été prisonnière d’une illusion productiviste et d’une foi insensée dans le progrès - que le fascisme et la guerre se sont cruellement chargés de réfuter. Le Novus Angelus de Walter Benjamin, poussé par les vents orageux de l’histoire, observe toujours de son regard ahuri paysages de désolation humaine. La crise actuelle révèle le capitalisme dans sa totalité et dans son essence totalisatrice, invasive de tous les aspects de la vie. La classe ouvrière du XXe siècle a vaillamment lutté pour le salaire sans déceler son caractère androgyne. Le new deal de l’après-guerre, tout en élargissant considérablement le champ du salaire indirect par le biais de la protection sociale et l’accès universel aux services publics, n’a pas contesté la dissociation fondamentale de société marchande : sous le capitalisme, il n’y a pas d’autre travail que le travail salarié. L’activité humaine destinée à produire des biens et services, créatrice de valeur ; les « autres » activités humaines, les tâches domestiques, les soins, essentiels pour la reproduction de la force de travail, vitaux pour la société, mais non quantifiables selon le patron temporel de la valeur, sont restés à l’écart de la sphère publique, associés à la féminité et à ses représentations. Même l’irruption des femmes dans le monde du travail et leur accès, relativement récent, à la citoyenneté – en France, berceau de la révolution démocratique, les femmes n’ont pu voter qu’après la seconde guerre mondiale – n’ont pu changer cette donne. Les tâches domestiques et de reproduction demeurent féminines. Et le salaire des femmes a conservé le stigmate de la complémentarité, du second revenu qui vient compléter les ressources de l’économie ménagère. Cette donnée structurelle est à la base des inégalités salariales entre hommes et femmes, qui persistent même dans les pays les plus avancés, où les politiques féministes et les combats pour l’égalité ont une plus longue tradition.

Cette perception du capitalisme limité à l’espace public - et de l’entreprise comme horizon du syndicalisme - a beaucoup à voir avec la crise de la gauche au cours des dernières décennies, avec son incapacité à faire face à la « révolution conservatrice », avec la conversion des élites de la social-démocratie aux dogmes du marché et leur intégration aux institutions néolibérales. La fin de l’ère fordiste a sapé les bases matérielles du mouvement ouvrier traditionnel dans les vieilles métropoles industrielles. La lutte des mineurs britanniques en 1985, une authentique épopée ouvrière, finalement vaincue par le gouvernement Thatcher, a été la dernière grande grève classique du XXe siècle. L’effondrement de l’URSS et des régimes bureaucratiques de l’Est, non seulement a ouvert la porte à un capitalisme littéralement maffieux ; il a certifié aussi l’échec d’un projet d’émancipation qui avait mobilisé les espoirs et les sacrifices de millions d’hommes et des femmes dans le monde, de plusieurs générations militantes. Sans parler de l’émergence du géant chinois dans l’économie mondiale, organisant la plus grande usine du monde, sous la discipline de fer d’une dictature de « parti unique ».

Mais il n’y a pas de retour en arrière possible. Le développement monstrueux atteint par la finance, la portée et les proportions de la crise ouverte en 2008, précipitent nos sociétés vers des dilemmes radicaux. L’érosion de l’État-providence fait que les femmes, leurs droits et leurs aspirations, soient les premières victimes des ajustements structurels en cours. L’hypothèse d’un nouveau pacte keynésien, à laquelle s’accroche encore une grande partie de la gauche, est en fait la moins raisonnable. Il est temps de développer une nouvelle perspective stratégique. Pour ce faire, certaines autocritiques seront nécessaires. La vision biaisée de l’ancien mouvement ouvrier européen a conduit à un désaccord de longue durée avec le féminisme. Certaines tendances féministes, ont été poussées, par ailleurs, vers les impasses de la postmodernité, comme une image inversée des errements androgynes de la gauche. L’activiste américaine Nancy Fraser a remarqué avec lucidité les paradoxes du féminisme de « seconde génération » qui a émergé sous l’impulsion de Mai 68, un féminisme déterminée et rebelle qui a révélé le sexe de l’État-providence... juste au moment où le capitalisme entamait une offensive soutenue pour le démanteler. Lorsque semblait arrivée la fin de l’histoire et les « lois du marché » acquerraient le statut d’une puissance divine, le libéralisme s’est présenté lui-même comme l’héritier légitime – et possible - de la volonté libertaire. Dépourvue d’horizon au-delà du capitalisme, la gauche postmoderne s’est bornée à tenter de « transgresser » ce qu’elle ne croyait plus être à même de transformer ou renverser ; elle a regardé, fasciné, la multiplicité des oppressions comme s’il s’agissait d’un kaléidoscope d’intersections capricieuses, elle s’est perdue dans les fragments... n’apercevant plus la réalité entière. Voici ce qui explique certaines des contradictions qui ont déchiré le mouvement féministe dans les dernières années. Le débat tendu sur la prostitution est, de ce point de vue, emblématique. Au-delà de l’influence sociale, institutionnelle et médiatique du puissant lobby des industries du sexe, la banalisation de la prostitution, son acceptation en tant que « profession » susceptible d’être réglementée - et même syndiquée -, n’ont été possibles que dans l’atmosphère décadente et sans espoir de la postmodernité. Pour elle, le droit au propre corps est devenu le « droit de se prostituer ». Ainsi, le dernier échelon de l’objectivation, de la marchandisation de l’être humain et de sa déshumanisation complète, est devenu une « option ». Voici la liberté poussée à l’extrême de sa propre négation. Avec deux siècles de retard, Sade triomphe enfin : une humanité sans avenir s’engouffrait dans l’atmosphère étouffante d’un château de Silling aux dimensions planétaires.

Mais, nous entrons déjà dans une nouvelle période. Non seulement l’histoire n’est pas terminée, mais elle connaît aujourd’hui une forte accélération. Ici et là, des émeutes, des résistances et des nouveaux mouvements sociaux annoncent un avenir ouvert et disputé. Le pronostic, une fois de plus, ne peut être qu’alternatif. C’est la lutte qui tranchera. Face à la fracture sociale et au discrédit des institutions et des partis traditionnels, réapparaît, inquiétant, un populisme d’extrême-droite. Mais aussi des mouvements critiques et des tentatives nouvelles pour reconstruire une gauche à la hauteur des circonstances. Il nous est plus nécessaire que jamais de penser le capitalisme dans sa totalité systémique. Porté par une géniale anticipation, le jeune Marx envisageait le prolétariat révolutionnaire non pas comme une formation sociologique aux contours définis - certainement pas comme cette classe ouvrière homogène, industrielle et virile, qui a peuplé l’imaginaire de la gauche presque tout au long du siècle passé - mais comme un sujet politique, nouveau dans l’histoire, complexe et articulé, capable de rendre compte de toutes les oppressions et de s’insurger aussi contre toutes. C’est une intuition qui nous donne quelques indices précieux pour l’avenir. Le capitalisme continue son accumulation insatiable, joignant dans ce processus toutes les violences, tous les rapports de domination et d’injustice : depuis la déforestation amazonienne et les nouvelles « expropriations de terres » jusqu’à l’imposition d’un canon de beauté qui pousse des milliers d’adolescentes à l’anorexie ; depuis l’exploitation du travail des enfants dans les manufactures asiatiques jusqu’à la fraude bancaire d’humbles retraités dans un pays « avancé » comme le nôtre, passant par les nouvelles expéditions coloniales et la soumission des nations sans défense.

Nous ne nous lasserons pas de le répéter : pour dépasser le capitalisme, il nous faut comprendre sa logique et ses mécanismes, saisir ses nombreuses facettes. Et, singulièrement, le rôle de la sexualité, de la construction des genres et de leur représentation dans la formation de la valeur. Sans doute, le livre que nous présentons au public de langue espagnole contribuera à cette compréhension. Un jour, Caliban reconnaîtra avec fierté qu’il est le fils de la sorcière. Enfin, il regardera le monde avec les yeux de femme et s’apprêtera à le changer de fond en comble. La parfaite abstraction capitaliste du marquis de Sade, de même que le sadisme social qui naît des entrailles du capitalisme et envahit nos vies quotidiennes, sacrifient l’humanité à un fétiche. Certes, l’humanité a déjà prouvé qu’elle peut sombrer dans l’abîme de la barbarie ; mais elle dispose également d’un énorme potentiel de générosité et de solidarité. Une lutte séculaire, devenue désormais globale, a tissé le rêve d’une société juste et égalitaire, d’une relation harmonieuse et durable avec la nature, d’identités sexuelles, encore inconnues, mais qui refuseront la possession tyrannique comme caractéristique constitutive… Marx disait que l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. Peut-être qu’aussi, ne conçoit-elle que les rêves qu’elle est à même de réaliser.

Sylviane Dahan (Barcelone, le 30 Juillet 2012)

Notes

[1] Pour l’édition originale : Richard Poulin et Patrick Vassort, dir., « Sexe, capitalisme et critique de la valeur. Pulsions, dominations, sadisme social » (189 pages), publié chez l’éditeur canadien « M éditeur » dans la collection « Marxismes ». Distribution en Europe par « Distribution du Nouveau-Monde/Librairie du Québec » (Paris).

Cet article a été publié sur http://www.europe-solidaire.org avec la version originale en castillan.

 

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