Thèses sur la gauche et la révolution… syrienne
Par Ghayath Naïssé * le Dimanche, 15 Juillet 2012 PDF Imprimer Envoyer

Certaines des thèses qui suivent ont été l’objet d’un débat récemment. Je veux présenter un certain nombre d’idées se rattachant à la question de la révolution en Syrie plus particulièrement, au régime qu’elle veut abattre, et aborder la question de la gauche en rapport avec la révolution, avec des détails au cours du débat qui viendront l’enrichir. En tout état de cause nous avons déjà abordé par de nombreux articles la question de la révolution en Syrie, plus particulièrement dans le document programmatique du courant de la Gauche Révolutionnaire qui a publié au début du mois d’octobre dernier sous le nom « Programme de transition de la gauche révolutionnaire en Syrie Â» et son journal « La Ligne de front Â». Nous pensons que cela constitue un matériau riche pour le débat.

1. Toutes les formes de gouvernance politique reposent sur deux piliers, le premier est son besoin d’une sorte de légitimité, de la persuasion, et de l’acceptation de la population ou, à  tout le moins, d’une partie importante. Elle repose sur une couverture idéologique – sa légitimité donc- dont elle prétend qu’elle émane des urnes, d’une « légitimité révolutionnaire Â», « divine Â» ou autre. Le second pilier est la contrainte et le recours à la force pour imposer la soumission ou l’obéissance aux populations en rébellion contre le pouvoir.

2. Les régimes politiques sont l’expression des intérêts généraux et historiques des classes dominantes qu’ils représentent. Pour autant ils n’en sont pas le reflet fidèle et conservent une certaine autonomie. Cette dernière est plus importante dans les sociétés à stratification de classes fragile, où l’Etat y joue un rôle clé dans le management socio-économique.

3. Bien que les régimes dictatoriaux (oligarchiques), comme le régime syrien, reflètent les intérêts généraux des classes possédantes, ils ne leur permettent pas une expression indépendante et dans une large mesure s’en démarquent. Et les régimes qui ajoutent à leur despotisme le totalitarisme comme c’est le cas du régime syrien, encadrent la société politiquement, socialement, idéologiquement et économiquement, de façon à assurer leur pérennité, exclusivement.

4. Ce dernier type de système est réfractaire à la réforme et a une tendance intrinsèque en cas de menaces contre sa survie, à se lancer dans des guerres intestines et à pousser vers la guerre civile, sa chute implique la chute et la désintégration de l’Etat et de toutes ses institutions.

5. A l’époque de la guerre froide, l’existence de l’Union soviétique et des pays dits « socialistes Â» a laissé une marge de manÅ“uvre aux régimes dictatoriaux « nationalistes Â» auxquels a été accolé le qualificatif de « socialisme Â»â€¦ etc. mais l’effondrement de l’Union soviétique et des pays d’Europe de l’Est a fait du monde entier un espace globalisé du système capitaliste mondial. Partant, les conflits ou les concurrences inter étatiques sont des conflits entre Etats capitalistes autour des intérêts économiques ou géopolitiques. Et la marge d’autonomie d’un Etat dans ce système capitaliste mondial est fonction de son importance économique, politique ou militaire.

6. Il ne sert à rien de caractériser le régime syrien d’objecteur ou de valet car cela n’aide pas à comprendre sa nature et ses pratiques. C’est un propos creux car la clique au pouvoir en Syrie est un régime despotique avec des traits totalitaires qui gouverne un pays ne disposant pas de ressources naturelles importantes, si on excepte un peu de pétrole. Mais c’est un pays qui se distingue par sa position géostratégique particulière, notamment par l’existence de l’Etat sioniste en tant que chien de garde (en plus de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe) des intérêts impérialistes, et plus particulièrement des intérêts américains dans la région, qui se distingue par sa position géostratégique particulière. Le régime syrien a fait tout ce qui était en son pouvoir pour renforcer sa position régionale en s’appuyant sur cette position géo stratégique afin de renforcer son influence à l’intérieur et étendre son rôle régional au service des intérêts de classe dont il est l’expression, et a œuvré à son propre maintien et à la pérennité de son pouvoir. Ses mobiles ne sont pas ceux qu’il affiche, à savoir la défense des intérêts nationaux de la nation arabe et de la question palestinienne (sic). C’est ce qui explique aussi les revirements de sa politique régionale et ses tentatives de soumettre toute composante palestinienne ou libanaise qui tenterait de s’affranchir de sa tutelle, qu’elle soit de gauche ou de droite.

En réalité ce sont les classes populaires qui accompliront les tâches nationales de la révolution (libération du Golan et de la Palestine). Il leur incombe au cours de leur processus révolutionnaire permanent d’écraser tous ces régimes oppresseurs et corrompus, dont le régime au pouvoir en Syrie. Les révolutions en cours ont des tâches combinées, politiques, nationales et sociales. Il revient à la gauche révolutionnaire d’y jouer le rôle principal.

7. La révolution syrienne est une révolution populaire dont les forces motrices sont les couches exploitées, paupérisées et marginalisées. Il s’agit d’une révolution sociale, indépendamment de la conscience qu’en ont les masses. Il suffit de lire la carte géographique des protestations incessantes depuis plus d’un an et de lire la carte géographique des couches qui y participent.

Partant, la brutalité du régime despotique contre les régions insurgées relève d’une cruauté telle qu’elle reflète sa crainte des potentialités révolutionnaires de ces couches opprimées constamment mobilisées dans la révolution en dépit des sacrifices exorbitants qu’elles ont consentis. Elle traduit son mépris à leur égard,  considérées comme de « la racaille Â», elles qui affrontent le pouvoir et ses appareils militaires et sécuritaires, et ses milices avec un courage inégalé. Il en est de même concernant la mollesse des positions y compris des pays « hostiles Â» au régime qui relèvent de leur crainte des potentialités sociales évidentes du processus en cours. Ces pays, et ces puissances régionales et internationales finissent par épuiser le régime et la société, quand ils ne penchent pas pour une forme de transition « organisée Â» en Syrie. Les initiatives internationales, dont la dernière-, celle de Kofi Annan, s’inscrivent dans cette perspective.

La partie la plus importante de l’opposition syrienne et de la gauche feint d’ignorer ou nie la nature sociale de la révolution syrienne. La plupart de ses composantes appellent à un régime démocratique libéral tandis que d’autres parlent de révolutions par étapes.

8. Pour se déclencher, les révolutions n’ont nul besoin de forces politiques. Dans la majorité des cas elles commencent de façon spontanée. Pourtant les expériences révolutionnaires nous confirment que l’aboutissement de ces révolutions est déterminé dans une large mesure par l’existence et la construction de ces forces.

Des voix s’élèvent pour dire que ce n’est pas le moment et que la tâche de construction de ces forces révolutionnaires viendra après la chute du régime. Cet argument signifie, dans le meilleur des cas, si l’on s’en tient aux enseignements des expériences politiques et sociales des révolutions de notre siècle, que nous devons adhérer à la révolution et nous arrêter au bord de la victoire !

D’autres, partant des slogans et revendications du mouvement, allèguent que la conscience actuelle des masses ne permet pas plus qu’appeler à la chute du régime et l’engagement de négociations en vue d’une étape transitoire pour une transition démocratique stricte.

Or, la conscience directe des masses ne change pas radicalement de manière spontanée. Ces masses, mais aussi les intellectuels et opposants- en dépit de l’évolution de leur conscience à l’effet du processus révolutionnaire, portent l’héritage du passé et comme le dit Marx : « La tradition de toutes les générations mortes pèsent d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants Â». Le sens commun ne se transforme en conscience politique-de classe- qu’à travers l’exercice théorique et sn expérimentation sur le terrain. Ceci requiert des forces révolutionnaires de masse dotées d’une stratégie claire. Et contrairement aux allégations des tenants de l’ajournement  de « la cause Â» à une date ultérieure, après la révolution.

Par défaut de pratique théorique et politique des masses faute de forces révolutionnaires, les masses révolutionnaires forgent des slogans qui reflètent leur conscience directe. C’est le cas en Syrie avec les pancartes brandies lors des manifestations : « le peuple veut la chute du régime Â», « le peuple veut exécuter le président Â», « Allah, nous n’avons que toi Â». En dépit de leur simplicité, ces slogans expriment une conscience extraordinaire du processus révolutionnaire et de ses évolutions et traduisent une détermination surprenante  à poursuivre la révolution jusqu’à la réalisation de ses objectifs.

9. La radicalisation de la conscience révolutionnaire des masses dans le processus de la révolution ne signifie pas nécessairement son évolution vers la gauche. De même, une évolution à gauche n’entraîne pas non plus leur ralliement aux forces les plus radicales à gauche. Mais les expériences révolutionnaires nous ont appris que l’absence de forces révolutionnaires de masse conduit dans tous les cas à l’avortement des révolutions sociales, et en fin de compte, à des changements politiques et des acquis démocratiques infimes. Le paradoxe majeur de la révolution syrienne est que tandis que les masses insurgées forgent leurs structures d’auto-organisation et de contre-pouvoir, toutes les forces révolutionnaires, y compris de gauche, boudent ces structures de base ou s’en désintéressent, pour s’enliser dans des conflits ou des congrès, pour la plupart inutiles quand ils ne sont pas nuisibles. Autant dire que les masses populaires insurgées ont un sens commun beaucoup plus élevé que l’opposition « démocratique Â» syrienne.

10. La révolution est une large action de masse et n’est pas le fait d’une quelconque élite. Les larges masses insurgées ont des appartenances sociales et politiques diverses. Une des conditions du changement révolutionnaire est de surmonter ces disparités et ces différenciations sociales et politiques au sein des classes populaires, de les unifier, socialement et politiquement. Ceci requiert la constitution, pour lors d’un front uni, sous forme d’une alliance stratégique, et non des accords opportunistes ou des marchandages à bon marché.

La construction de ce front uni permettra d’unifier les rangs des couches populaires et de réunifier leurs forces dans les luttes pour la victoire de la révolution et la réalisation des changements politiques et sociaux les plus conséquents. On peut dire que l’annonce à la mi-février dernier de la constitution de la Coalition « Watan » en Syrie qui regroupe 17 forces ou regroupements dont la majorité ont une présence active dans le mouvement révolutionnaire, constitue le noyau dur et important de ce front uni souhaité.

11. Les questions de l’unité et de la construction de la gauche révolutionnaire et celle du front uni sont liées à la question centrale de la révolution, à savoir la nécessité de l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire.

L’absence de stratégie révolutionnaire reviendrait à vouloir naviguer sans boussole ou à l’aveuglette. Nous croyons qu’il est important que cette stratégie aide les masses dans leur combat quotidien afin de faire le lien entre les revendications actuelles et le programme socialiste. Cette passerelle englobe toutes les revendications transitoires partant des conditions et de la conscience

actuelles des couches les plus larges et mène à un seul objectif : la prise du pouvoir par les opprimé(e)s, en d’autres termes la révolution sociale, le socialisme.

Le Courant de la Gauche Révolutionnaire en Syrie a exposé sa conception de cette stratégie dans son « programme de transition Â». C’est une stratégie enrichie des évolutions de la réalité et de l’action commune de toutes les composantes de la gauche impliquées dans la révolution.

12. La révolution syrienne aborde sa deuxième année et bien des dangers la guettent. Le régime est toujours en place du fait de sa machine à tuer et à détruire, du fait de la barbarie de sa répression qu’il inflige aux masses révolutionnaires. Le nombre des martyrs dépasse les dix mille, celui des blessés se monte à environ soixante dix mille, et les arrestations dépasseraient les deux cent mille. A l’exception de certaines villes (comme Damas et Alep), le régime a fait du pays un champ de ruines. Et pourtant, à terme,  le régime tombera, quelle que soit sa sauvagerie. La question n’est pas tant celle de sa chute, mais du comment et à quel prix ? Et quelle est la nature du changement à venir ?

La gauche révolutionnaire a un rôle important et des tâches immenses en vue de construire une direction révolutionnaire alternative afin de mener la révolution à la victoire, de la radicaliser politiquement et socialement. La révolution syrienne est l’une des plus importantes dans notre région et son impact dépasse les frontières du pays et de la région. C’est la raison pour laquelle elle commence à gagner le soutien et la solidarité des forces de gauche et du mouvement ouvrier mondial. Et pour les mêmes raisons, elle a contribué à démasquer et à débusquer des composantes de gauches, opportunistes et réformistes, qui se tiennent aux côtés de la dictature contre les masses populaires insurgées. Elle aura contribué ainsi à des réalignements dans les milieux de la gauche arabe et mondiale.

Ces thèses se concentrent sur quelques problématiques qui sont une question de vie ou de mort pour le processus révolutionnaire qui à notre avis s’étalera sur de longues années, pas seulement en Syrie, mais dans l’ensemble de la région et au-delà.

* Ghayath Naïssé est un militant socialiste du Courant de la Gauche Révolutionnaire en Syrie.

Cet entretien a été donné par l’auteur au site http://www.ahewar.org/ (dialogue civilisé) qui le publie en date du 8 avril 2012

Traduction de l’arabe : Luiza Toscane, Rafik Khalfaoui


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