L’Anti-Socialisme des Anti-Lumières. Du romantisme au post-modernisme
Par Hendrik Patroons le Vendredi, 06 Octobre 2006 PDF Imprimer Envoyer
" En cette fin du siècle, instruire le procès des Lumières s’apparente à une mode intellectuelle, voire à un exorcisme collectif... Les Lumières sont devenues sujet d’actualité, parce que leurs valeurs essentielles sont remise en question.  Des valeurs qui, pourtant, fondent la démocratie — un mode particulier d’être ensemble librement consenti par des individus autonomes, égaux en dignité et en droits. "  Bronislaw Baczko (1).

L’offensive idéologique contre l’esprit des Lumières qui accompagne les attaques dites néolibérales sur le plan économique et politique, a pris des proportions menaçantes. Elle rend les Lumières, et derrière elles la "démocratie de masse", responsable des "totalitarismes" du XXe siècle. Les encenseurs philosophiques de la concurrence libre et non faussée considèrent toute aspiration à un monde meilleur, comme le prônaient les Lumières et à leur suite le socialisme, comme l’instigatrice des crimes les plus barbares du XXe siècle. Le monde tel qu’il est, est donc le meilleur des mondes possibles. Ainsi soit-il !

Les Lumières sont ce mouvement d’idées qui a connu son apogée au XVIIIe siècle et qui stipulait que tout, sans exception, devait être soumis à la critique de la raison et que l’homme devait s’émanciper de l’état de tutelle dont il était lui-même responsable. En mettant en cause les fondements idéologiques de l’Ancien Régime, les Lumières posaient les bases d’une pensée critique aidant la jeune bourgeoisie en lutte contre ce régime : de là sa défense des droits de l’homme. Mais une fois au pouvoir la bourgeoisie tournait le dos aux aspirations des Lumières. Elle se révélait profondément conservatrice en produisant une pensée foncièrement apologétique du capitalisme. Car son but n’était pas l’instauration d’une démocratie bourgeoise comme nous la comprenons aujourd’hui, et qui est le résultat des luttes émancipatrices prolétariennes dans la continuïté critique des Lumières, mais d’une société libérale, dans le sens économique et social du mot, idéal qui ne l’a jamais quitté et qui est revenu sur les devants de la scène.

Le marxisme et les Lumières 

La pensée marxiste est l’héritière critique des Lumières. Elle insiste dans son analyse de la société sur la raison et non sur le sentiment, sur la matérialité et non sur l’idéalité des choses. Elle se distingue des autres héritiers, comme le positivisme, dans l’affirmation que la raison n’est pas une faculté indépendante des intérêts matériels des gens, donc des intérêts de classe : la conscience peut être fausse, être une idéologie. Car ce n’est pas la conscience qui détermine l’être, mais au contraire l’être social qui détermine la conscience. L’homme doit prouver la vérité dans la pratique, dans la contestation de la réalité sociale, en changeant le monde qui nous change. C’est ainsi que Marx considérait les droits de l’homme comme le droit de chaque propriétaire d’imposer la loi de ses intérêts, la loi du profit, sous le masque du droit égal de tous. Le marxisme "dépasse" ainsi les contradictions qui marquaient les Lumières. En effet, pour les marxistes la société bourgeoise ne connaît que des gens formellement et non réellement égaux en dignité et en droit, tandis que l’égalité réelle exige une société sans exploitation, sans classes. Mais le marxisme ne constitue pas seulement un dépassement des Lumières en ce qu’il pointe la détermination sociale de la conscience, mais aussi en ce qu’il met en œuvre une "autre raison", une raison matérialiste et dialectique. Rejetant les "essences", les "absolus" et la réalité figée des choses, elle les considère dans leurs contradictions, dans leur devenir, dans leur possible développement vers une autre réalité. Ainsi le salaire et la production généralisée de marchandises sont des produits de l’histoire humaine, et non des choses naturelles. Ils peuvent être abolis, idée inacceptable pour la pensée bourgeoise, chosifiée par des rapports de production exploiteurs et oppressifs, prisonnière d’une logique du profit qui suscite des guerres impérialistes et nous mène vers une catastrophe écologique non moins barbare.  

Les Lumières considéraient le progrès comme une accumulation linéaire des connaissances théoriques et technologiques, menant en tant que tel à un plus grand bonheur de l’humanité. Notre modernité a démenti cette conception mécaniste du développement. Nous y reviendrons. Mais les anti-Lumiéres, suivis par tous ceux qui par souci écologique soutiennent une " décroissance " antisociale et non anti-profit, ont intenté un faux procès à Marx par rapport à sa conception du progrès.

S’il est vrai que pour Marx le développement illimité de forces productives technologiques jette les fondations d’une future société communiste d’abondance, il est également vrai qu’il considère les forces productives d’abord comme la puissance des individus qui agissent. Tout progrès technique ne résulte pas dans un développement des forces productives, celles-ci pouvant même devenir, " sous le règne de la propriété privée pour la plupart des forces destructrices " (2). Marx ne considère comme productif que le travail vivant, humain, et non le travail mort incorporé dans les machines. Le progrès ne peut être qu’un progrès social, une libération des aptitudes humaines qui font que l’individu n’est plus un être misérable, humilié, abruti, mais libre, autonome et créatif. Le progrès comme une " immense accumulation de marchandises " n’est qu’un fantasme bourgeois. Mais il est également vrai que la social-démocratie, la bureaucratie stalinienne et la gauche en général ont considéré le progrès linéaire des forces productives matérielles comme la condition suffisante à l’avènement (quasi automatique) du socialisme, ce qui impliquait l’acceptation de tout développement capitaliste par les réformistes, d’une oppression impitoyable des travailleurs par les staliniens et d’une fétichisation de la technologie par toute la gauche. Idolâtre de la science (3), Marx ne l’était pourtant pas de la machine. Le machinisme n’a pas de productivité propre puisqu’il " ne fonctionne qu’au moyen d’un travail socialisé ou commun. Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen " nous dit Le Capital. Et dans le Grundrisse Marx note que " La vieille conception, selon laquelle l’homme — tout borné qu’il était d’un point de vu national, religieux, politique — se fait passer pour le but de la production, semble hautement supérieure à celle du monde moderne, où la production est le but de l’homme et la richesse le but de la production."

Le socialisme quant à lui, suppose certainement un développement des forces productives sociales, humaines : ceux de la coopération, de l’imagination et de la créativité intellectuelle. Dans une telle société des loisirs, où la production se fait en fonction des besoins réels, les humains ne vivront certainement pas dans un paradis, mais ils seront à l’abri de la misère pour devenir des êtres autonomes. Le rêve ébauché par les Lumières, celui de la perfectibilité de l’être humain par la raison, devient ainsi, dans sa forme socialiste, un objectif concret, matériellement réalisable par ceux d’en bas, non pas par la raison pure mais par l’action collective raisonnée, révolutionnaire.

Le monde bigarré des anti-Lumières

Le rejet des Lumières est aussi vieux que les Lumières elles-mêmes. On condamnait sa "tyrannie de la raison", son individualisme, son rejet de toute autorité morale transcendante, son supposé athéisme, sa défense du droit naturel et son rejet de la monarchie par la grâce de Dieu en faveur du contrat social et de la souveraineté populaire (4). On considérait la Révolution française comme une oeuvre diabolique, un complot ourdi par des Juifs, des franc-maçons et des Illuminés encore plus fantomatiques (5). Les penseurs bourgeois plus cultivés se montrent aujourd’hui plus subtils quand ils critiquent, à travers les Lumières, les idées socialistes et marxistes. Mais ils se sont tous mis d’accord pour affirmer que le refus d’une autorité transcendante (Dieu pour les croyants parmi eux ; la "main invisible du marché" pour les autres) mène à la dictature des envieux, au totalitarisme, qu’il soit communiste ou fasciste, mélangeant ainsi deux conceptions fondamentalement opposées (le fascisme et sa version nazie étant fanatiquement anti-Lumières) et en identifiant communisme avec stalinisme.

Une critique des Lumières qui a fortement marqué la modernité jusqu’à nos jours, est celle engendrée par la vision romantique du monde. Elle a même suscité parmi des marxistes une sympathie pour certains aspects de l’anticapitalisme romantique, dont le dernier avatar esthétique en France a été le surréalisme (6). Mais c’est le romantisme "cosmologique" allemand qui est devenu la source principale de la mentalité romantique moderne et qui continue à influencer nos attitudes et nos comportements mentaux (7). Il a marqué de son sceau indélébile toute la pensée conservatrice et réactionnaire du XXe siècle, allant de la "philosophie de la vie" jusqu’à la phénoménologie heidegerienne en passant par tous les idéalismes possibles. Nous ne pouvons pas échapper à la conclusion que les idées les plus rétrogrades de ce romantisme-là se sont matérialisées dans la barbarie des années 1940-45. Les anti-Lumières cachent en effet le responsable réel de la barbarie moderne : la bourgeoisie et son système, caractérisé par la généralisation de la production des marchandises, sa concurrence, ses guerres impérialistes, sa chosification de tous les rapports humains.

La critique des Lumières, que les démocrates bourgeois et le mouvement ouvrier avaient associée pendant la IIe guerre mondiale aux idées les plus obscurantistes de la droite, s’était provisoirement tue après la défaite de l’Allemagne nazie. Mais elle continuait son travail de taupe. En 1952 déjà - en pleine guerre froide - parut le livre de Jacob Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, où celui-ci rendait Rousseau responsable du communisme et du fascisme. Mais ce n’est qu’avec la crise économique à partir de 1974 que les anti-Lumières allaient déployer tout leur arsenal. La contre-attaque de la gauche en défense des aspects émancipateurs des Lumières a malheureusement laissé à désirer, reflétant l’absence d’une contre-attaque vigoureuse du monde du travail pour sauvegarder ses acquis. Plusieurs livres intéressants en défense des Lumières ont été publiés (8), mais la plupart se cantonnent dans une défense des valeurs bourgeoises de la démocratie parlementaire, sans oser attaquer radicalement le capitalisme qui, dans sa phase tardive, est responsable de la dérive populiste et ultra-droitière de la bourgeoisie.

Les penseurs critiquant les Lumières ou plutôt ce qu’il considèrent comme l’essence des Lumières (9) sont légion, et cela à partir de la Révolution française jusqu’à nos jours. On les présente en général comme des gens de bonne foi, ce qui n’est pas toujours le cas, et comme de vrais démocrates, ce qui prête souvent à discussion. Pêle-mêle on y retrouve Maurice Barrès, Isaiah Berlin, Edmund Burke, Thomas Carlyle, Benedetto Croce, Johann Gottlieb Fichte, Francis Fukuyama, François Furet, Hans Georg Gadamer, Friedrich von Hayek, Martin Heidegger, Johann Gottfried Herder, Aleksandr Herzen, Gertrude Himmelfarb, Max Horkheimer, Ernst Jünger, Gustave Le Bon, Emmanuel Levinas, Joseph de Maistre, Henri de Man, Charles Maurras, Friedrich Meinecke, Emmanuel Mounier, Friedich Nietzsche, Ernst Nolte, José Ortega y Gasset, Vilfredo Pareto, Karl Popper, Ernest Renan, Friedrich Karl von Savigny, Carl Schmitt, Georges Sorel, Herbert Spencer, Oswald Spengler, Leo Strauss, Hyppolite Taine, Heinrich von Treitschke, Giambatista Vico (10). Ils sont tous plus ou moins acceptés comme des coryphées de la culture occidentale, des maîtres à penser de la culture dans ce troisième âge du capitalisme, de l’extrême droite au social-libéralisme, en passant par la droite civilisée.

Les attitudes romantiques

La critique des Lumières par le romantisme, ou plutôt par la mentalité romantique, était irrecevable pour les marxistes. Le Manifeste communiste de 1848 avait noté que là où la bourgeoisie était arrivée au pouvoir, elle avait " détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques ", qu’elle avait " noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois " (11). Ces "frissons" en voie de disparition étaient précisément ceux qui peuplaient les rêves nostalgiques du romantisme né en Allemagne. Une nostalgie pour une harmonie entre l’homme et le cosmos dans une société corporatiste, c’est-à-dire constituée organiquement sur le modèle médiéval, où tout le monde connaissait sa place et y restait humblement et où, grâce à l’Église, on savait son âme en sécurité. Il s’agissait là évidemment d’une construction mythique.

Marx ne partageait pas cette nostalgie romantique, au contraire. Il glorifiait la destruction de l’Ancien Régime et le "désenchantement du monde", étape nécessaire (puisqu’elle s’était produite) vers une véritable société humaine, le socialisme. " Toute hiérarchie sociale et tout ordre établi se volatilisent, tout ce qui est sacré est profané et les hommes sont enfin contraints de considérer d’un œil froid leur position dans la vie, leurs relations mutuelles ". On ne peut être moins romantique. Et si le jeune Engels s’était laissé tenter par une vision nostalgique, idéalisée, de la vie des tisserands anglais au XVIIIe siècle (12), avant que le capitalisme industriel ne les brisa, il se rendait coupable du contraire de ce que l’on a accusé les marxistes de défendre. Engels semblait idéaliser cette fois-ci un retour en arrière et non pas le fameux "progrès", ce concept rejeté par les anti-Lumières qui confondent volontairement les différentes interprétations qu’en faisaient les Lumières, le marxisme et les entrepreneurs capitalistes du XIXe siècle.

Le romantisme était dans un certain sens une adaptation aux bouleversements survenus en Europe à la suite de la Révolution française. La révolution n’avait pas tenu ses promesses d’une société fondée sur un ordre rationnel, sur la justice, la vérité et la tolérance, ces mots d’ordre des Lumières. Au lieu du règne de la raison on eut la terreur, au lieu du cosmopolitisme on eut l’Empire despotique et ses guerres, au lieu de l’égalité on eut l’émergence d’une nouvelle classe d’accapareurs.

Mais l’attitude romantique restait jusqu’au dernier quart du XIXe siècle circonscrite à une petite minorité intellectuelle et artistique. Les bourgeois de 1789 et les révolutionnaires radicaux de 1830 et de 1848 n’étaient pas des romantiques quant aux régimes politiques qu’ils souhaitaient instaurer. Ce n’est que plus tard, quand le règne bourgeois fut bel et bien réalisé, quand la petite-bourgeoisie se sentait marginalisée au sein de la nouvelle société, et qu’en Allemagne la bourgeoisie ne put réaliser la liberté que dans les idées et non dans la réalité, que la mentalité romantique allait imprégner des couches plus larges de la population. Le mouvement ouvrier organisé européen échappait en général à la mentalité romantique. L’influence marxiste, même superficielle ou dans sa version positiviste, restait liée à une approche rationnelle de la réalité, et les partis et syndicats ouvriers éduquaient leurs adhérents dans cette tradition.

Ce n’est qu’avec la naissance de l’impérialisme à la fin du XIXe siècle que la mentalité romantique acquit ses lettres de noblesse européennes. Le "stade suprême du capitalisme" était responsable du déclassement et de la paupérisation de larges couches de la petite-bourgeoisie et renforça ainsi parmi eux une idéologie nationaliste, organiciste, raciste et belliqueuse qui puisait ses éléments constitutifs dans le romantisme que l’on peut énumérer ainsi : sur le plan culturel l’émotion contre la raison, la foi contre le scepticisme, l’intuition contre l’analyse, la subjectivité contre l’objectivité, le particulier contre l’universel, la transcendance contre l’immanence, la culture idéaliste contre la civilisation matérielle, l’art comme "l’expression la plus individuelle de l’émotion la plus individuelle" ; et sur le plan politique l’inégalité contre l’égalité, la communauté (Gemeinschaft) contre la société (Gesellschaft), l’historisme contre la loi naturelle, le sursaut mystique (Aufbruch) contre la révolution sociale, le corporatisme contre la lutte de classe, le nationalisme contre l’internationalisme, l’ethnicité contre la citoyenneté, le monde rural (avec son sang et sa glèbe) contre le monde industriel (avec ses villes sordides et son prolétariat), le sauveur providentiel contre l’action autonome émancipatrice, le capital "producteur" contre le capital spéculatif, le peuple organique contre la division de classes, l’aristocratie de l’esprit contre le peuple souverain, - tout cela dans le cadre du mythe romantique de l’harmonie retrouvée entre l’homme et la nature, d’une chimérique restauration de l’authenticité (13). Remarquons que la raison analytique se prête mal aux concepts romantiques et leur dérivées populistes et antisémites. La mentalité romantique maintient donc que la raison est insuffisante pour expliquer le monde, que l’on a besoin d’autres clefs pour comprendre ce que nous sommes et devrions êtres : le sentiment, l’inconscient, l’infini artistique, le divin, toutes ces forces profondes et obscures qui échappent à l’entendement. La mentalité romantique est pénétrée par le sentiment que le monde est un tissu de sens cachés, de symboles à déchiffrer et d’indicibles mystères (14). C’est le retour de Dieu, de la mystique, de l’irrationalisme, de l’obscurantisme.

Une destruction de la raison

Il s’agissait, comme avait remarqué avec justesse Geörgy Lukács, d’une véritable "destruction de la raison" (15). Car quand ces idées s’étaient emparées des masses dans les années 1920-1930, suite aux défaites du mouvement ouvrier et révolutionnaire et à la perte consécutive d’une conscience de classe claire, elles ouvraient grandement la porte à la démagogie fasciste. On peut être en désaccord avec certaines critiques du penseur hongrois, mais il faut lui donner raison quand il écrit qu’" en philosophie aussi ce ne sont pas les dispositions d’esprit qui comptent, mais les faits, l’expression objective des pensées et leur efficacité historiquement nécessaires. En ce sens, tous les penseurs sont, devant l’histoire, responsables du contenu objectif de leur philosophie (...) Il n’y a aucune philosophie "innocente" ".

Nous pensons ici au succès que Nietzsche a rencontré aussi bien chez les nazis, chez la bourgeoisie éclairée que parmi des penseurs de la gauche. L’ironie de l’histoire a voulu que le "philosophe au marteau" n’était pas un admirateur du romantisme, mais au contraire et à sa façon des Lumières. Un marxiste comme Henri Lefèbvre l’a défendu contre les nazis et contre les staliniens (16). Selon Walter Kaufmann (17), c’est sans doute le style aphoristique, "décadent" de Nietzsche (renforcé par le mythe construit autour de lui) qui a rendu son œuvre tellement apte à la manipulation. Notons toutefois pour la petite histoire que Lukács avait été précédé dans sa critique de Nietzsche par un très jeune Trotsky, qui publia en 1900 un article (18) qui considérait le radicalisme sans limites de Nietzsche que radical en apparence, et qui situait la base sociale du nietzschéisme dans une bourgeoisie totalement parasitaire, celle du "surhomme accapareur" bourgeois. Quoi qu’il en soit, le rejet de la critique lukácsienne, considérée à tort ou à raison comme sectaire ou stalinienne, nous rappelle l’indignation des philosophes français quand les liens idéologiques entre le nazisme et la pensée de Heidegger furent exposés à la clarté du jour (19). Les penseurs bourgeois, tout en étant des démocrates honnêtes, ne peuvent supporter l’idée qu’inconsciemment leur philosophie comporte certaines caractéristiques de la pensée fascisante. Mais c’est précisément là que le bât blesse : le capitalisme tardif rend toute pensée radicalement démocratique pratiquement impossible.

Adorno et Horkheimer

Il existe cependant une critique des Lumières qui est à l’opposé des anti-Lumières traditionnelles, celle d’Adorno et de Horkheimer, qui eux, se revendiquaient du marxisme ou plus précisément de la "théorie critique". Dans leur livre La dialectique de la raison (20) les deux penseurs de l’École de Francfort ont affirmé, dans le but d’élaborer une conception positive de l’Aufklärung, où l’homme ne domine plus l’homme, que les Lumières avaient basculé dans leur contraire, en transformant la raison d’instrument émancipateur en instrument de domination, en une "raison instrumentale" qui, à travers sa domination technologique de la nature, soumet également les humains. Car la connaissance, porteuse d’une volonté de pouvoir, est auto-destructive. La volonté de connaître mène inévitablement à la subordination de la science et de la technique à l’exploitation et l’oppression (21). La cause est de nature anthropologique : l’homme a recours à la connaissance dans sa lutte d’autodéfense contre la nature. Ou bien c’est la nature qui contrôle l’homme, ou bien c’est l’homme qui contrôle la nature. La connaissance est de par sa nature l’ennemi de l’homme et de la nature elle-même. Il va de soi qu’une telle conception ne peut concevoir un développement positif de l’autonomie humaine ; la connaissance n’est que l’expression de l’égoïsme humain et ne peut fonder aucune solidarité.

Le pessimisme d’une telle critique était en partie le résultat de la perte de confiance dans les capacités émancipatrices et révolutionnaires du prolétariat, suite aux percées du nazisme et, après la défaite de celui-ci en 1945, à l’émergence du capitalisme américain sur le marché mondial et l’apparition de la soi-disante société de consommation. Mais cette critique ne doit pas être rejetée pour autant, car elle mérite une discussion approfondie (22). L’aliénation et la chosification de la culture ont en effet pris des formes inquiétantes dans le capitalisme du troisième âge. La critique par Adorno et Horkheimer de la science et de la technologie moderne est cependant bien différente de la critique faite par Martin Heidegger et Jacques Ellul (23), qui partagent une vision fétichiste de la technique, celle-ci ayant une existence indépendamment de la structure sociale. N’oublions cependant pas que Horkheimer, dans sa dérive vers le conservatisme, avait fini par dire de la Révolution française qu’elle était de "tendance totalitaire".

Le trop de démocratie

En cela Max Horkheimer rejoignait malheureusement la critique de ceux qui, à la droite du spectre politique, accusaient Jean-Jacques Rousseau, et à travers lui les jacobins, de tous les malheurs engendrés par la Révolution française avec son Robespierre "terroriste" et son Babeuf "conspirateur communiste" - révolution présentée comme la préfiguration de la Révolution de 1917 et donc de la barbarie du goulag. En 1952 J.L. Talmon s’en prit au concept selon lui "totalitaire" de la "volonté générale", élaboré par Jean-Jacques dans son essai Du contrat social de 1762. Il fallait être mauvais lecteur pour imputer à Rousseau toute velléité de "totalitarisme". Tvetan Todorov insiste sur la distinction que le citoyen de Genève a introduit entre la volonté de tous et la volonté générale. La première est la somme mécanique des volontés particulières qui elle, contient en germe le projet totalitaire, puisque son idéal est l’impossible unanimité : les opinions dissidentes seront réprimées et éliminées. La volonté générale par contre est une prise en compte des différences. " Si l’on renonce à forcer les gens à se soumettre, la seule solution est de faire en sorte que chacun devienne conscient de la partialité de son point de vue (...) et qu’il se place au point de vue de l’intérêt général. C’est ainsi, après tout, que, dans une démocratie, les élus sont censés agir dans l’intérêt de tous alors qu’ils on été élus par les voix de quelques-uns seulement. " (24) Dans cette conception la démocratie et l’égalité ne se contredisent pas (25). Mais c’est précisément cette conception que de la démocratie bourgeoise rejette : car pour elle c’est la "volonté générale" du profit qui doit régner, et non celle de la majorité du peuple, qui elle, pourrait rejeter la logique du capital.

Le contre-pouvoir que la classe des salarié-e-s peut exercer dans une démocratie bourgeoise digne de ce nom (et dans laquelle le droit de vote est plus ou moins le prolongement de sa lutte en tant que classe sociale), est une cause permanente d’exaspération pour ceux qui se font des soucis pour la chute du taux de profit. Il y a trop de démocratie, beaucoup trop selon eux. De là leur haine de la démocratie. Et tout cela est, comme chante Gavroche, l’ironique titi parisien, la faute à Rousseau et à tous ces penseurs des Lumières. Déjà en 1975 un rapport commandé par la Commission Trilatérale conclut que " la démocratie signifie l’accroissement irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements, entraîne le déclin de l’autorité et rend les individus et les groupes rétifs à la discipline et aux sacrifices requis par l’intérêt commun. " N’est-ce pas la rengaine néolibérale que nous entendons tous les jours, de Frits Bolkestein à Nicolas Sarkozy, de Tony Blair à Ségolène Royal ? La réaction coléreuse de la société bien-pensante au rejet du Traité constitutionnel européen par une majorité bien informée et qui en fit une question concrète, nous a montré ce que pense la bourgeoisie de la démocratie de masse et de la souveraineté populaire. La démocratie bourgeoise n’était-elle pas, depuis ses débuts et pour longtemps, une démocratie censitaire où seul les détenteurs d’un patrimoine avaient le droit de vote?

Selon les anti-Lumières les termes totalitarisme et démocratie ne se contredisent pas : selon eux c’est la révolution et non la contre-révolution qui porte la terreur en son sein. Mais, comme le remarque Jacques Rancière (26), la critique initiale, réactionnaire de la révolution, fustigeait non son collectivisme mais son individualisme : en " élevant le jugement des individus isolés à la place des structures et des croyances collectives. Brisant les vieilles solidarités qu’avaient lentement tissées monarchie, noblesse et Église, la révolution protestante [suivie en cela par les Lumières] a dissout le lien social et atomisé les individus. La terreur est la conséquence rigoureuse de cette dissolution et de la volonté de recréer par l’artifice des lois et des institutions un lien que seules les solidarités naturelles et historiques peuvent tisser. " C’est cette doctrine que François Furet, toujours selon Jacques Rancière, a remis en honneur : les révolutionnaires ignoraient " que la vraie révolution, celle des institutions et des mœurs, était faite déjà dans les profondeurs de la société et les rouages de la machine monarchique. La Révolution, dès lors, ne pouvait être que l’illusion de commencer à neuf, sur le mode de la volonté consciente, une révolution déjà accomplie. Elle ne pouvait être que l’artifice de la Terreur, s’efforçant de donner un corps imaginaire à une société défaite. "

Nous voilà revenus à la première grande critique réactionnaire de la Révolution française, celle d’Edmund Burke de 1790, et aux théories de l’École historique du droit. Cette école allemande, fondée par cet ennemi des Lumières que fut Savigny, soutenait que le droit (et par conséquent l’organisation de la société), " était le produit d’une création collective, inconsciente et involontaire, qui est terminée au moment où la réflexion s’y applique ; et que, par suite, on ne peut ni le modifier délibérément, ni le comprendre et l’interpréter autrement que par son étude historique " (27).

En faisant le bilan de la montée du fascisme, le socialiste autrichien Otto Bauer avait remarqué que si la démocratie moderne est le résultat du développement du capitalisme, ce n’était pas dans le sens qu’elle avait été voulue par le capitalisme, mais obtenue contre elle par la lutte de classe (28). Derrière la critique des Lumières se cachent à peine les réticences de la classe des possédants pour la démocratie, bourgeoise ou autre. Mais les oppositions de classe nous disent plus que les questions philosophiques. Prenons par exemple la question du "droit au travail". Cette vieille revendication du mouvement ouvrier s’oppose aux intérêts privés, à la fiction de l’égalité des citoyens dans la société bourgeoise. Elle est considérée par les capitalistes comme une entorse à leur liberté, celle d’exploiter la grande majorité de la population ; car selon eux la logique des Lumières ne se rend pas compte du fait que l’égalité qui découle de la "volonté générale" est une entrave à la réalisation du plus grand profit capitaliste. Comme disait cyniquement Laurence Parisot, la présidente de l’organisation patronale française, le MEDEF : puisque même l’amour est précaire, il est tout à fait normal que le travail soit précaire. Attaquons donc le code du travail, cet instrument tyrannique au service des idées totalitaires du monde du travail ! Mais passons à une mode intellectuelle qui sévit depuis une vingtaine d’années dans la bonne société et ses médias.

Le postmodernisme

Cette mode intellectuelle qui a surgi avec la crise de 1974, rejette toute pensée et tout discours globalisant comme "totalitaire". Elle préfère à cela une approche "fragmentée", éclectique, de la réalité. Le postmodernisme critique aussi bien la société conçue comme un tout organique (en tant que nation ou peuple), ou comme un objet déchiré par la lutte des classes. Il fustige les "grands discours" qui ont marqué la modernité : celui des Lumières et de la Révolution française (l’humanité héroïque en marche vers sa libération grâce à la raison), celui de l’idéalisme allemand (le développement de l’esprit dans la vérité), et celui d’une libération du genre humain par l’avènement du socialisme. La condition post-moderne marque la perte de confiance dans l’auto-émancipation de l’humanité. Elle est fondamentalement pessimiste par rapport à l’homme, un pessimisme qui ressemble fort à celui des trois religions monothéistes et du bouddhisme. Il ne fait pas de doute que la perte d’un idéal émancipateur, inscrit dans une vision totalisante du monde, est pour une grande partie le résultat des expériences désastreuses du XXe siècle, c’est-à-dire du fascisme et du stalinisme, qui ont porté des coups terribles à la conscience de classe des salarié-e-s. Il est également clair aujourd’hui qu’une vision simpliste, unidimensionnelle des choses, qu’une réduction de la praxis révolutionnaire à un rite sectaire ou à une croyance naïve dans un communisme mythique, sont bien souvent des obstacles au projet socialiste révolutionnaire.

Mais tout ce qui brille dans le supermarché postmoderniste n’est pas d’or. En rejetant toute analyse sociale qui prend la totalité et ses relations contradictoires internes comme point de départ, on interdit une connaissance concrète, critique de la réalité, et on sombre dans l’indifférence, dans le scepticisme. Une telle attitude se refuse de prendre position dans les grands conflits économiques, sociaux, écologiques et culturels entre les classes. Le retour du communautarisme, du différentialisme, du rejet de l’universalité en faveur du particulier, sont des caractéristiques qui montrent le lien de cette pensée à la mode avec le monde capitaliste néolibéral. Ce n’est pas ce qui unit le genre humain, mais ce qui le divise qui reçoit la faveur des bien-pensants. Mais le plus grand danger réside dans l’affirmation la plus subjectiviste possible sur la vérité historique : l’histoire n’existe que par la grâce de l’historien qui en fait le récit. Il est vrai que tout récit historique est contaminé par le parti pris de son auteur et qu’en général ce sont les vainqueurs qui l’écrivent. Mais la remise en cause d’une historiographie positiviste " avec son temps linéaire, "homogène et vide", sa causalité déterministe et sa téléologie du progrès, n’implique pas pour autant le rejet de toute notion d’objectivité factuelle dans la reconstruction du passé. " (29) Rejeter toute narration qui s’efforce de s’approcher le plus près possible de la vérité, est un crime intellectuel contre l’humanité. Ici le postmodernisme rejoint l’irrationalisme et l’obscurantisme des anti-Lumières.

Le 5 octobre 2006.


* Hendrik Patroons, militant de la section belge de la IVe Internationale depuis près de 40 ans, milite actuellement au sein de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale) dans le Tarn. 

1. Bronislaw Baczko, Job, mon ami. Promesses du bonheur et fatalité du mal, Paris 1997.

2. Le fait que le développement "progressiste" du capitalisme et de ses contradictions n’implique nullement l’avènement automatique du socialisme, mais peut mener au contraire à une barbarie sans précédent, était déjà craint par Rosa Luxemburg et Léon Trotski.

3. Science qui est, selon Ernest Mandel, devenue une "force productrice directe". Sur cette question et celle du "productivisme marxiste" voir Denis Collin, Comprendre Marx, 2006, p. 84-91.

4. Cf. Jacques Droz (éd.), Le romantisme politique en Allemagne (Paris 1963).

5. P.-A. Taguieff, La foire aux Illuminées (Paris 2005). L’auteur, de mauvaise foi, inclut les altermondialistes parmi les adeptes obscurantistes du complot.

6. Cf. Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie (Paris 1992). André Breton définissait le surréalisme comme une " Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle de la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale " (Manifeste du surréalisme, 1924).

7. Maarten Doorman souligne la persistance de "l’ordre romantique" dans notre vie quotidienne : nous ne nous promenons pas dans un bois éprouvant les mêmes réactions esthétiques qu’un paysan médiéval ou un Indien hopi. Plus fort : le bois lui-même est différent (De romantische orde, Amsterdam 2004).

8. Par exemple celui de Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide (Paris, 2006), et de Tzvetan Todorov, L’esprit des Lumières (Paris 2006).

9. " Les Lumières ne font pas système, elles sont une pensée toujours en mouvement. D’où leur inachèvement, trait essentiel, source à la fois de leur vigueur et de leur fragilité. " (B. Baczko, op.cit., p.13). Sur les Lumières en général, consultez : Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières (Paris 1966) ; Peter Gay, The Enlightenment : An Interpretation , I & II (New York 1966 et 1969) ; Norman Hampson, The Enlightenment. An evaluation of its assumptions, attitudes and values (Harmondsworth 1968) ; Roy Porter, Enlightenment. Britain and the creation of the modern world (Londres 2000).

10. Zeev Sternhell situe ces penseurs par rapport à la démocratie parlementaire. Ils sont tous, quand ils ne la rejettent pas, très réticents envers cette forme de la "démocratie de la majorité", et la plupart d’entre eux sont des ennemis déclarés du socialisme.

11. Hegel notait que " la science et la philosophie moderne apparurent dans la vie européenne au XVe et au XVIe siècle quand fut ruinée la vie médiévale dans laquelle avaient vécu dans l"identité la religion chrétienne, la vie politique, la vie bourgeoise et la vie privée. " (Leçons sur l’histoire de la philosophie, I, Paris 2000, p. 56).

12. Cf. E.P. Thompson, The Making of the English Working Class, 1968, p. 298. L’auteur remarque que l’erreur d’Engels ne pèse pas lourd comparée à celle que les historiens commettent aujourd’hui : minimaliser les différences entre l’exploitation précapitaliste et celle du XIXe siècle.

13. T.W. Adorno a soumis "l’authenticité" qui imprègne la pensée idéaliste allemande et spécialement celle de Heidegger, à une critique pénétrante dans son Jargon de l’authenticité. L’idéologie allemande (Paris 1989). L’édition allemande date de 1964.

14. Roland Jaccard, La tentation nihiliste, 1991, p.73.

15. Cf. Vincent Charbonnier, Ire rationnelle ? A propos de La destruction de la raison de G. Lukács (sur la toile).

16. Henri Lefèbvre, Nietzsche, Syllepse 2003. L’édition originale date de 1939. Lefèbvre était le défenseur d’un "romantisme révolutionnaire", bien différent selon lui du "romantisme cosmologique".

17. Walter Kaufmann, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, New York 1968. Lukács, qui voit dans le philosophe un dangereux réactionnaire, fait une remarque dans le même sens (La destruction de la raison. Nietzsche, Paris 2006).

18. L. Trotsky, A propos de la philosophie du surhomme (Marxist Internet Archives).

19. Cf. Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie (Paris 2005). Il est surprenant que l’étude de l’oeuvre maîtresse de Heidegger par Johannes Fritsche (Historical Destiny and National Socialism in Heidegger’s "Being and Time" - Berkeley 1999) n’a pas été traduite en français et n’est même pas mentionnée dans l’ouvrage de Faye.

20. Theodor W. Adorno & Max Horkheimer, La dialectique de la raison (Paris 1974). L’édition allemande qui porte le titre Dialectique des Lumières, date de 1947.

21. Ernest Mandel critique cette fétichisation de la raison "instrumentale" : " Le concept de rationalité capitaliste développé par Lukács, par référence à Max Weber, devient lui-même une mystification s’il n’est pas reconnu pour ce qu’il est en réalité : une combinaison contradictoire de rationalité partielle [l’entreprise] et d’irrationalité globale [le monde]. " (Le troisième âge du capitalisme, Paris 1997, p.405).

22. Cf. Leo Apostel, De dialectiek van de Verlichting. Adorno en Horkheimer. Cet article, extrait du livre Denkers van het Licht (Bruxelles 1989), est disponible sur la toile (Marxist Internet Archives). Apostel considère La dialectique de la raison comme un document hautement actuel.

23. Jacques Ellul, Le système technicien, p.23 (Paris 1977) ; Samuel IJsseling, Tijd en ruimte in de technische wereld (in Streven, 95#10, juillet-août 1992).

24. T. Todorov, op. cit., pp. 119-120.

25. P. Gay, op. cit., II, p. 550.

26. Jacque Rancière, La haine de la démocratie, pp. 20-21 (Paris 2005).

27. Cf. L’article "Historisme", dans André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris 2002).

28. Otto Bauer, Zwischen Zwei Weltkriegen ? Die Krise der Weltwirtschaft, der Demokratie und des Sozialismus (Bratislava 1936).

29. Enzo Traverso, Le passé, mode d"emploi, Paris 2005, p. 69.

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