Les enseignants en ont marre d’en saigner !
Par Jean Peltier le Mercredi, 24 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

L’enseignement a connu le 5 mai dernier une journée de mobilisation d’une ampleur inédite depuis quinze ans, à la mesure de l’attaque portée contre la « DPPR », le système de prépension propre à l’enseignement. Cette mobilisation n’a pourtant pas suffi à faire reculer le gouvernement francophone. Une reprise de la mobilisation à la rentrée est donc indispensable… mais elle est loin d’être acquise si l’initiative reste dans les mains des directions syndicales.

Petit flashback sur ce printemps mouvementé. A l’automne devaient commencer les négociations entre la Communauté française et les syndicats pour le nouvel accord social 2011-2012. Mais la ministre Simonet traîne, reporte et postpose. Les directions syndicales s’énervent… mais n’organisent aucune action sérieuse, « puisqu’on ne sait pas ce que veut la ministre ». Pourtant, cela n’a rien de difficile à imaginer. Partout, dans tous les secteurs, en Belgique et ailleurs, tous les gouvernements essaient d’imposer le report de l’âge de la (pré)pension et le blocage des salaires. Pas trop dur donc de deviner dans quel sens iront les projets de la ministre.

Et effectivement, en avril, un projet d’« accord » arrive finalement sur la table. S’il accorde une légère augmentation salariale, via la prime de fin d’année (120 €brut en 2011, 200 en 2012), il s’en prend surtout à la DPPR - Disponibilité Précédant la Pension de Retraite – qui est le système de prépension propre à l’enseignement. Depuis 1996, celle-ci permet aux enseignants qui le souhaitent de partir en prépension dès 55 ans. L’ « accord social » impose le report de l’âge de la DPPR à temps plein de 55 à 58 ans et crée un système de DPPR à temps partiel entre 55 et 58 ans. Il faut savoir que les DPPR à 55 ans à temps plein n’ont rien d’un cadeau. Elles ont été obtenues il y a quinze ans en « compensation » de la suppression de milliers d’emplois. Elles ne sont pas non plus un luxe. A 55 ans, la plupart des enseignants (en particulier ceux du maternel et du primaire) sont épuisés tellement les conditions de travail se sont dégradées.

Un magnifique succès…

A la base, dans les écoles et les assemblées, c’est la colère. Sous la pression, les syndicats rejettent officiellement l’accord et appellent pour le jeudi 5 mai à une journée de grève, tous réseaux et tous niveaux confondus  - la première grève générale dans l’enseignement depuis… 1996 - et à une manif communautaire à Liège.

Cette journée est un succès sur tous les tableaux : la mobilisation est massive, dans tous les réseaux, à tous les niveaux et dans toutes les provinces. Les syndicats estiment que 1 enseignant sur 2 a fait grève et qu’il y a 12.000 manifestants dans les rues de Liège (près de 1 enseignant sur 10 !). Dans cette mobilisation tous azimuts, deux faits sont particulièrement remarquables. Le premier est la forte participation des instituteurs et institutrices, beaucoup plus présent-e-s que lors des précédents mouvements. Comme l’explique Charles Malisoux, un militant CSC, « Les choses changent au primaire. Avant, le pouvoir organisateur (PO) tenait sa petite communauté. Aujourd’hui, les pressions et le chantage ne suffisent plus. Les instituteurs se sentent des travailleurs comme les autres » (1). L’autre fait important, c’est la grande mobilisation des jeunes profs. Jean-Pol Blockx, enseignant du secondaire libre à Liège, en témoigne : «Nous avons beaucoup de jeunes professeurs qui n’avaient pas du tout la culture de la grève. Il a fallu expliquer à la moitié de la salle des profs ce que c’est une grève ! » (2).

Les revendications les plus présentes sur les pancartes tournent autour du maintien du système de « prépension » des enseignants (les fameuses DPPR) et de l’exigence de vraies augmentations  salariales. Mais elles vont bien au-delà. C’est tout le malaise de la condition des profs qui explose dans cette manif, l’incompréhension, la colère, avec quand même une bonne dose d’humour. 50% des nouveaux profs quittent l’enseignement au cours des huit premières années de carrière. Et tous vivent très mal le fait que cela ne soit pas compris. « Je suis prof. C’est-à-dire fainéant, je-m’en-foutiste, gréviste, incompétent, toujours bien payé. Défoulez-vous ! ». Ou (un peu) moins désespéré, mais plus direct « Si c’est si cool, viens me remplacer ».

… galvaudé par les directions syndicales

Au soir de la manif, Simonet reconnaît l’ampleur de la mobilisation mais n’ouvre cependant aucune porte pour une négociation sur les salaires et les DPPR. Malgré cela, Eugène Ernst, le n°1 de la CSC-Enseignement, annonce que les nouvelles actions seront « étalées dans le temps », « plus ciblées » et « sans doute pas aussi dures que la grève ». Traduction : quelques actions symboliques. Comme si on pouvait  construire un meilleur rapport de forces en organisant la désescalade après la première action !

Du coté gouvernemental, le double message est compris : 12.000 manifestants, c’est beaucoup - mais les syndicats ne veulent pas engager le bras de fer. Les conditions sont réunies pour ouvrir une négociation qui calmera le jeu mais ne portera sur des aménagements de détail sans toucher à l’essentiel.

En refusant de mettre une pression maximum sur le gouvernement – par exemple en organisant rapidement des grèves et manifestations tournantes par province - les responsables du Front Commun laissent donc l’initiative et la conduite des affaires au gouvernement.

Les discussions durent trois semaines. Un nouvel accord est alors signé avec la bénédiction des directions syndicales. La prime de fin d’année est très légèrement augmentée (gain réel : 2 euros net par mois !) et une très petite partie des profs bénéficie d’un aménagement ponctuel du passage en DPPR à temps partiel. Des promesses sont également faites pour négocier dans les prochains mois la fixation d’un nombre maximum d’élèves par classe et l’amélioration des conditions de travail. Aux yeux des directions syndicales, c’est suffisant pour crier à la victoire. Dans les assemblées régionales, le son de cloche est assez différent. Et l’exigence d’une nouvelle mobilisation en septembre est forte.

Un enjeu pour les enseignants et tous les travailleurs

Le bilan à tirer de ce printemps de l’enseignement est assez clair. Les enseignants ont montré qu’ils étaient prêts à lutter. La réussite de la grève et de  la manif ont forcé le gouvernement à des concessions – mais elles sont minimes. Et, à l’heure actuelle, c’est malheureusement toujours bel et bien une défaite sur la DPPR.

Ce qui se joue aujourd’hui dans l’enseignement est d’une importance capitale pour les enseignants évidemment mais, au-delà, pour tous les secteurs. Les mesures antisociales à l’égard des travailleurs de l’enseignement ne sont  pas isolées : elles font partie d’une offensive patronale et gouvernementale qui se développe partout contre les travailleurs, du public comme du privé. Les mesures contre les DPPR sont la suite logique des mesures pour limiter les prépensions du privé dans le Pacte des Générations de 2005. Le détricotage des DPPR et les miettes de la prime de fin d’année sont les échos du rabotage du statut des employés et de la limitation / réduction salariale dans le récent Accord Interprofessionnel (AIP) du secteur privé.

Céder sur l’un ou l’autre de ces deux tableaux reviendrait pour le gouvernement communautaire à envoyer aux autres catégories de travailleurs un message on ne peut plus clair : la lutte paie ! On comprend donc qu’il ne bougera que le fusil dans les reins !

Et donc qu’il faut lui mettre le fusil dans les reins dès la rentrée !

Notes

1. Le Soir, 6 mai 2011

2. La Meuse, 6 mai 2011

Voir ci-dessus