Venezuela : «Il faut que les secteurs qui soutiennent la révolution agissent de manière autonome»
Par Julio Gómez, Gustavo Acevedo, Gonzalo Gómez Freire le Samedi, 23 Juillet 2011 PDF Imprimer Envoyer

Entretien avec Gonzalo Gómez Freire (co-fondateur de « Aporrea »)

Gonzalo Gómez est cofondateur du site alternatif et populaire d’informations www.aporrea.org , né en 2002 à partir d’un organisme de coordination du mouvement populaire «Asamblea Popular Revolucionaria »  créé pour s’opposer au coup d’Etat de droite. Il est également membre de « Marea Socialista », un courant politique, syndical et de jeunesse au sein du Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV), le parti de Chavez, et est actif  dans la centrale syndicale « Unión Nacional de Trabajadores » (UNETE). Marea Socialista est né en 2006 comme courant politico-syndical dans le syndicat UNT et il a participé au processus de construction du PSUV initié par le président Chavez en 2007. Il s’agit d’un courant marxiste révolutionnaire critique, qui publie un journal et participe aux différentes mobilisations et luttes populaires et ouvrières dans le pays. Cet entretien a été réalisé au mois d’avril dernier, avant le scandale des arrestations et extraditions du Venezuela de militants supposés de la guérilla des FARC vers la Colombie. (LCR-Web)

Il y a 9 ans, le mouvement populaire a mis en échec le coup d’Etat contre le président Chavez. Quel bilan tires-tu de cette période ?

Par rapport au coup d’Etat, la leçon la plus importante est la nécessité de la participation des masses populaires, du peuple, comme seule force capable de mettre en déroute les tentatives putschistes et les conspirations de la droite vénézuélienne et impérialiste. On sait que c’est cette participation populaire qui, dans la mobilisation du 13 avril 2002, a été capable d’opposer une riposte massive et de faire échec au coup d’Etat, ensemble avec des secteurs des forces armées qui ont défendu le président Chavez. 

Mais on sait moins ce qui a été fait le 11 avril pour tenter d’empêcher le développement du coup d’Etat. Et cela parce que, ce jour là, le gouvernement n’a pas fait le choix d’impulser la mobilisation populaire pour se défendre, il a au contraire appelé à faire confiance à l’armée, en prétendant que tout était sous contrôle, que le lock-out patronal et la participation de la bureaucratie syndicale à la tentative de renversement étaient mis en échec. Le gouvernement avait invité la population, sans doute par prudence et pour éviter un bain de sang, à aller travailler normalement et à ne pas tomber dans les provocations. 

Nous avons lu, dans un journal uruguayen, un entretien avec Hugo Chávez dans lequel il affirme que, face au coup d’Etat, ce sont ses capitaines et le peuple qui l’ont sauvé. Quel est le secteur que tu considères comme ayant été le plus déterminant ? 

Ce fut une combinaison des deux, car avant que des secteurs des forces armées ne puissent agir, il était nécessaire de compter sur une participation décisive du peuple, qui les a encouragés et leur a donné une base d’appui. Ce fut donc une combinaison de type civico-militaire. Mais il faut insister : on n’a pas appelé le peuple à descendre dans la rue pour affronter le coup d’Etat car on craignait que cela ne débouche sur un massacre. 

L’ « Asamblea Popular Revolucionaria », ensemble avec d’autres collectifs et mouvements populaires dans les quartiers de Caracas, nous insistions au contraire sur la nécessité d’appeler le peuple à s’affronter au coup d’Etat, car la droite était précisément en train de mobiliser la classe moyenne et la bourgeoisie pour faire croire que c’était le peuple qui était en train de chasser le gouvernement, alors qu’il s’agissait d’une conspiration ourdie par des partis d’opposition, des militaires, par la bureaucratie syndicale et les sommets de l’Eglise. Nous pensons que c’est la présence du peuple, présent massivement dans la rue dès le 11 avril qui a été l’élément déterminant pour qu’ensuite se produise la gigantesque mobilisation du 13 avril qui a permis le retour du président. 

Les secteurs qui se sont mobilisés en faveur de la sauvegarde du processus bolivarien sont ils toujours aussi actifs ? 

L’avant-garde populaire continue à participer activement au processus. Mais il y a des expectatives qui n’ont pas été pleinement satisfaites, malgré toutes les conquêtes et tous les acquis que nous avons eu, et cela provoque une usure et une démoralisation dans certains secteurs des masses populaires, qui cessent de participer ou le font avec moins d’énergie qu’auparavant. Cela a beaucoup à voir avec les rythmes du processus. Je crois que, parfois, la dégénérescence ou le pourrissement des conquêtes que nous arrachons est plus rapide que l’approfondissement de la révolution. Là réside un grave danger, car cela met tout bonnement en péril la continuité du processus. 

Quelles sont les conquêtes qui te semblent les plus significatives jusqu’à présent ? 

Il y en a de plusieurs types. D’une part, en ce qui concerne la défense de la souveraineté en matière économique et en politique internationale. Au Venezuela, il n’y a pas de bases US. Ici, la DEA n’exerce aucun contrôle sur la lutte contre le trafic de drogues. On fait payer des impôts aux multinationales ; le pays n’est pas soumis aux directives internationales des Etats-Unis ; il a une politique d’intégration latino-américaine, sud-américaine. Et nous avons des forces armées qui ont cessé d’être ce qu’elles furent car elles ont ici des liens plus étroits avec le peuple, en accomplissant des tâches sociales avec la population. 

D’autre part, il y a les conquêtes sociales, les « Missions », qui ont permis d’améliorer la santé ou l’accès à l’enseignement, pour ne mentionner que les plus connues. L’augmentation des effectifs universitaires, l’élimination de l’analphabétisme, la réduction des indices de pauvreté sont notables en comparaison avec la situation sous la IVe République. Il y a, enfin, la question de la participation populaire, la construction d’organismes communautaires et une meilleure participation politique. Tout cela est l’expression d’une révolution démocratique avec des éléments d’une révolution anti-impérialiste. Mais cela ne signifie pas que nous sommes dans le socialisme. 

Ce que l’on appelle le « Socialisme du XXIe siècle » n’existe donc pas au Venezuela ? Comment définir, alors, les rapports sociaux actuels ? 

Le terme « Socialisme du XXIe siècle » n’est pas réellement défini, c’est plus un slogan pour souligner qu’il ne s’agit pas de ce que l’on appelait le « socialisme réel », le vieux socialisme bureaucratisé qui existait en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est. C’est de ce socialisme là qu’il faut se distinguer. Tout comme celui du réformisme, qui n’est pas un socialisme car il a pour but de donner un maquillage démocratique et social au système capitaliste, avec un processus très prolongé d’une prétendue transformation qui, nous le savons, ne mène qu’à la défaite. 

Or, ou bien les travailleurs et les secteurs populaires mobilisés assument réellement le pouvoir et font des transformations accélérées, ou bien les processus révolutionnaires s’usent, se détériorent et sont liquidés. Nous ne savons pas encore vers où ira ce « Socialisme du XXIe siècle ». Au Venezuela, cela fait débat, certains parlent de transition au socialisme, mais nous vivons encore clairement dans une société capitaliste. 

Quelles sont les particularités de cette société capitaliste au Venezuela aujourd’hui ?

La différence et la particularité réside dans le fait que le contrôle de l’appareil d’Etat se trouve dans les mains d’un secteur lié aux mouvements sociaux et populaires. Et dans ces secteurs figurent y compris des militaires qui ont commencé à réagir face aux massacre du 27 février (1989 : émeutes populaires à Caracas réprimées dans le sang, NdT) en se mettant au côté des classes populaires.

Quelle est donc ta définition de l’Etat vénézuélien d’aujourd’hui ? 

Il y a eu au Venezuela une révolution démocratique avec des éléments liés aux mouvements sociaux et anti-impérialistes qui sont toujours en développement et cette situation a aiguisé les contradictions entre le capital et le travail. Il s’agit d’une expérience très importante, où l’on tente par exemple des expériences de contrôle ouvrier dans des entreprises nationalisées. Il y a également des expériences de conseils de travailleurs pour discuter sur comment on produit, comment fonctionnent et se gèrent les entreprises, y compris la comptabilité. Cela indique dans quel sens nous voulons que la société évolue.  Il y a la volonté de désigner les gérants parmi les travailleurs, à partir du mouvement ouvrier, mais il y a aussi beaucoup de résistance de la part de secteurs bureaucratiques de l’Etat. 

Ce processus de contrôle ouvrier est en train de s’étendre, de se généraliser ? 

Qualitativement, ce processus est très important parce qu’il se déroule dans des entreprises stratégiques telles que l’industrie des métaux, la sidérurgie ou l’aluminium. Il a acquis une certaine ampleur dans l’Etat de Guayana, où les travailleurs et les organisations syndicales l’appliquent dans l’entreprise nationale d’électricité. Par contre, dans l’entreprise pétrolière PDVSA, il n’y a pas de contrôle ouvrier, malgré le fait que, quand il y a eu le lock-out et le sabotage patronal, on a vu apparaître des organes de contrôle ouvrier et communautaire avec des travailleurs, quelques cadres et les communautés de voisins, mais tout cela a disparu. 

Il faut souligner le fait qu’il existe des résistances fortes au sein des secteurs bureaucratiques de l’appareil d’Etat, qui veulent que le contrôle ouvrier ne soit pas effectif et réel. Des hauts fonctionnaires liés à l’appareil gouvernemental ne veulent pas l’étendre car ce sont eux qui tirent profit des transactions avec les entreprises capitalistes. Les travailleurs s’affrontent à cette résistance, ce qui donne lieu à des mobilisations, comme à Guayana. Il y a également le cas de syndicats qui veulent représenter les travailleurs, servir de porte-voix, mais quand ils voient que les travailleurs organisent des comités et qu’ils fonctionnent en assemblées générales, ils refusent de céder du terrain. 

Le 31 mars a eu lieu à Caracas une importante manifestation appelée par l’UNETE, quels étaient ses objectifs et demandes ?

L’UNETE est une organisation des travailleurs, elle a appelé à cette manifestation avec des délégués de base et des collectifs sociaux. Ses principales revendications étaient centrées sur des questions d’améliorations salariales et des conditions de travail, pour l’accélération des négociations sur les conventions collectives du travail, car elles sont très en retard. Il existe des cas scandaleux, comme par exemple celui des travailleurs de la télévision qui n’ont toujours pas de convention collective depuis 21 ans… dont la moitié pendant le processus révolutionnaire, ce qui est plutôt insolite. 

On a également marché pour améliorer la législation du travail, contre certaines formes de criminalisation de la lutte syndicale, contre l’impunité dans les cas d’assassinats de dirigeants et de militants syndicaux par des tueurs à gages. Et pour une meilleure participation et consultation de la classe ouvrière dans les questions politiques de la révolution, dans les décisions du gouvernement. 

Es-ce que la législation du travail a évolué au cours de ces dernières années ?

Nous avons encore la même législation du travail que sous la IVe République, élaborée par les capitalistes, ce qui est pour le moins paradoxal. Une des principales demandes de l’UNETE est précisément d’en élaborer une nouvelle. 

A quoi cette paralysie est-elle due ?

Il faut réformer de manière radicale la législation du travail, il faut le faire de manière révolutionnaire. Mais cela signifie qu’il faut s’attaquer frontalement aux capitalistes et modifier les rapports sociaux de production. Cela reviendrait à toucher la colonne vertébrale du système, or il n’y pas de volonté politique de le faire. L’appareil d’Etat a peur de ce changement, il ne veut pas entrer sur ce terrain là ; utiliser la force des travailleurs et leur mobilisation pour mener à bien des changements radicaux. Le patronat privé - et y compris public - se moque ouvertement et régulièrement des sentences judiciaires en faveur des salariés, par exemple pour la réintégration de travailleurs licenciés ou de syndicalistes réprimés. Ils n’appliquent pas ces mesures, ils les ignorent totalement. 

Il y a donc une contradiction entre cette situation et les discours du président Chavez qui, comme dans l’interview déjà citée, disait que le Venezuela avance vers le socialisme, quand il annonce l’instauration du contrôle ouvrier par et pour les travailleurs afin qu’ils aient un véritable pouvoir de décision sur la production ? 

Oui, clairement. Il y a des proclamations sur l’orientation socialiste du processus vénézuélien, mais comme on maintien la structure du vieil Etat bourgeois et qu’on n’adopte pas un programme anticapitaliste radical, il est alors logique que de telles contradictions se produisent. Ce même gouvernement qui parle du contrôle ouvrier, qui nationalise l’industrie sidérurgique sous la pression de la lutte et des organisations des travailleurs, ce même gouvernement n’a pas été capable de changer l’ancienne législation du travail. C’est incohérent. 

La classe ouvrière et les secteurs populaires eux-mêmes sont ceux qui appellent à surmonter cette incohérence, à se renforcer comme sujet social, à se mobiliser pour un programme populaire de gauche, à indiquer au gouvernement quels sont les pas à suivre. On ne peut se contenter simplement du fait que Chavez soit le leader de la révolution et que les autres attendent son bon vouloir. Ici, on parle de démocratie participative et protagonique et cela signifie pour nous de participer réellement dans la prise de décision, dans l’orientation du gouvernement. Nous voulons qu’on établisse des mécanismes pour concrétiser cela et faire en sorte que ce ne soit pas simplement le président qui interprète les demandes populaires, qui reflète nos besoins d’une manière ou d’une autre. Nous voulons que les travailleurs exercent réellement le pouvoir. 

Il existe donc un paradoxe entre ce que l’on déclare et la volonté réelle des dirigeants du processus. La main droite fait le contraire de la main gauche, comment expliquer cela ?

Il est difficile de deviner quelle est la « volonté réelle » derrière cela. Ce qui est concret, par contre, ce sont les faits que nous constatons, les pratiques, les résultats. Or, il faut constater que, 11 ans après le début du processus, l’économie est toujours dominée par les entreprises capitalistes. Malgré les nationalisations, c’est le capital privé qui prédomine, c’est l’exploitation, les monopoles, comme celui du groupe Polar ou de certaines banques… Et, de plus, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de nationalisations sans indemnisation, mais bien des achats forcés d’entreprises payées au dessus de leur valeur réelle sur le marché. Ces sommes ont quitté le pays ou ont été investies dans l’exploitation capitaliste d’autres secteurs. Il est donc plus réaliste de parler d’une économie mixte, ce qui pose une contradiction insoluble. 

A mon avis, la politique du gouvernement devrait être beaucoup plus agressive en matière de nationalisations. Il faudrait, par exemple, instaurer le monopole d’Etat du commerce extérieur, car il existe d’énormes problèmes de sabotage de l’approvisionnement alimentaire. Nous avons des problèmes avec des pénuries intentionnellement provoquées par les capitalistes. Une mesure telle que le monopole du commerce extérieur devrait être prise en compte pour éviter cela. Les multinationales et les entreprises privées continuent à contrôler dans une large mesure le commerce extérieur, l’importation et l’exportation, et c’est un des grands débats qu’il faut mener.

Un autre débat concerne la situation du secteur financier. Ici on sait tous que les banques continuent à faire des profits impressionnants, qu’elles sont plongées jusqu’au cou dans des escroqueries en tous genres, dans des magouilles immobilières. Mais, malgré quelques mesures destinées à soulager les secteurs affectés par ces agissements, le gouvernement ne fait rien pour les empêcher de nuire. Au contraire, on a donné aux banques plus d’avantages. Le pouvoir des banques constitue ainsi un obstacle pour que le gouvernement puisse mener à bien un plan qui résout les problèmes économiques les plus urgents du pays. Ces problèmes sont évidement mis en lumière et utilisés par la droite, qui cherche à provoquer l’usure du gouvernement dans la population. 

Crois-tu que la classe ouvrière et ses organisations font partie de la base sociale qui soutien le gouvernement du président Chavez ? 

Oui, elles font partie de sa base sociale. Et si nous défendons ce gouvernement face à l’impérialisme et aux forces de la droite, en même temps, nous avons avec lui des divergences internes qu’il faut clairement poser. 

Quels sont les secteurs sociaux qui soutiennent le gouvernement et constituent sa base sociale ?

Fondamentalement, ce sont les secteurs populaires, les communautés populaires. Mais il y a parmi eux des acteurs sociaux qui doivent affirmer leur protagonisme pour approfondir la révolution ; c’est particulièrement le cas de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre, car s’ils ne se mobilisent pas, s’il n’y a pas de luttes et pas de revendications, alors il n’y aura pas de construction d’un sujet révolutionnaire. Et, dans ce cas, le gouvernement se laissera influencer par d’autres pressions qui sont également à l’œuvre aujourd’hui. N’oublions pas non plus que nous avons toujours un Etat bourgeois et un grave processus de bureaucratisation ; ce sont là les véritables verrous qui freinent le processus révolutionnaire. 

Comment s’exprime ce processus de bureaucratisation et quels en sont les risques s’il se développe ? Comment l’éviter ? 

Il est plus correct de parler de processus de bureaucratisation car le processus est né, d’emblée, avec des déformations bureaucratiques puisqu’il a hérité de l’appareil d’Etat bourgeois. Le gouvernement bolivarien s’y est superposé, mais à partir de la législation antérieure, malgré le fait qu’il y a eu une Assemblée constituante. Cela s’exprime surtout dans le fait que les décisions les plus importantes se prennent au sein de cet appareil d’Etat, et que la participation des travailleurs et des communautés n’est pas généralisée, ce ne sont pas les masses populaires qui décident et participent à tous les niveaux. Ce n’est pas la classe ouvrière et ses organismes qui dirigent la politique économique, ni aucune autre politique d’ailleurs, dans ce pays. 

Le gouvernement se montre parfois sensible aux aspirations des travailleurs, mais la bureaucratie d’Etat agi avec la même logique que les capitalistes pour exploiter les travailleurs, y compris dans les entreprises nationalisées. Si une entreprise est nationalisée, elle ne passe pas véritablement dans les mains des travailleurs et des communautés si ces derniers ne peuvent intervenir réellement dans l’organisation du processus productif, dans la prise de décision, et si les gérants s’opposent à l’amélioration des conditions sociales des travailleurs, y compris en allant à l’encontre de la viabilité de l’entreprise. Il y a là une contradiction, un choc d’intérêts, et cela doit être résolu. A cette fin, il faut que les secteurs qui soutiennent la révolution renforcent leur organisation, leur conscience, leur formation, leur mobilisation et agissent de manière autonome, en marge de l’Etat, afin d’éviter les relations clientélistes et les phénomènes de cooptation qui leur font perdre leur vigueur. 

Comment évolue le PSUV dans le processus de construction du pouvoir populaire ? 

D’un point de vue politique, le problème est qu’on construit le PSUV avec un plan d’en haut, préétabli, qui empêche les différents secteurs sociaux d’avoir un poids suffisant dans la construction du parti, afin qu’ils puissent exprimer en son sein leurs différents besoins. On n’est donc pas en train de construire un parti capable de remplir les tâches qu’il doit réaliser. On impose des formes d’organisation qui amènent plus à une relation de type leader-masses qu’à la formation de véritables cadres à partir de la base, et c’est ainsi que le parti s’affaiblit au lieu de se renforcer. En définitive, ce n’est pas le parti qui dirige l’Etat, mais bien l’Etat qui a organisé son propre parti. Ce dernier court donc le risque de n’être qu’une simple courroie de transmission et une machine électorale liée au pouvoir des gouverneurs, des maires, des hauts fonctionnaires de l’Etat, etc.

Quels sont les éléments de continuité et de rupture de cet Etat par rapport à la IVe République ? Es-ce que Chavez a raison quand il affirme que son exécutif est un Gouvernement du Pouvoir Populaire ? 

Ce gouvernement a à la fois des éléments de continuité et de rupture par rapport à la IVe République et cela est source de contradictions permanentes. Et ces contradictions ne pourront être résolues qu’au travers de la participation et de la mobilisation des masses,  qui exigent un changement à partir de leurs propres besoins. Elles aspirent à exercer réellement le pouvoir. C’est cela qu’il faut encore renforcer. 

Chavez souligne dans un entretien qu’une révolution ne peut pas dépendre d’un seul homme, qu’il n’est pas indispensable. Cependant, la réalité semble le contredire puisque sa figure de leader est devenue une pièce centrale du processus…

Je donnerai un seul exemple. Il y a quelques mois, il y a eu une conférence publique avec des dirigeants et plusieurs intellectuels qui appuient le processus bolivarien. Le professeur espagnol Juan Carlos Monedero y a employé le terme d’ « hyper-leadership » en tant que problème qu’il fallait éviter et cela a causé un grand tumulte et a fortement incommodé le gouvernement et la direction du PSUV. 

Nous avons donc un leader qui joue un rôle important et qui est effectivement indispensable pour consolider l’unité du peuple et la pérennité du processus actuel. Mais, en même temps,  il est nécessaire qu’il y ait un développement autonome des mouvements sociaux et populaires, des organisations de travailleurs et de paysans qui doivent imprimer leur marque et discuter sérieusement avec le gouvernement sur le programme à mener pour approfondir la révolution. Et Chavez devrait se lier à ces secteurs d’une manière différente à ce qu’il fait pour l’instant. 

Quelles sont les tâches que propose Marea Socialista pour un tel changement ? 

Ce n’est pas seulement Marea Socialista qui propose de tels changements. La centrale ouvrière UNETE abonde également dans le même sens. Moins de bureaucratie, moins de capitalisme et plus de socialisme, plus de mesures anticapitalistes et plus rapides, plus de mesures anti-bureaucratiques qui impliquent une démocratisation plus grande, une plus grande participation dans les prises de décision. Le socialisme implique de résoudre les contradictions actuelles car nous n’avons pas encore démantelé le vieil Etat et nous n’en avons pas fini avec le système d’exploitation. C’est cela que nous devons modifier. 

Il faudrait, par exemple, arrêter de continuer à payer la dette extérieure corrompue générée par la IVe République. Le gouvernement actuel dénonce le fait que la dette externe est un mécanisme d’exploitation et de soumission des peuples aux intérêts du capitalisme et de l’impérialisme mais, malgré tout, il continue à la rembourser ponctuellement alors que ces sommes pourraient être utilisées afin de résoudre pas mal de problèmes sociaux comme, par exemple, le logement. Au lieu de cela, vu qu’il y a une rente pétrolière élevée, le gouvernement continue à rembourser la dette. En maintenant ce type de relation avec le capital financier national et international, on rend plus difficile une solution complète aux problèmes sociaux. On fait des progrès, on obtient des acquis, mais nous ne pourrons pas véritablement résoudre les problèmes sans une réelle rupture avec le système capitaliste. 

Certains estiment que le processus bolivarien, au lieu d’aller vers le Socialisme du XXIe siècle, s’oriente au contraire vers un compromis avec l’impérialisme...

Si le Venezuela ne prend pas les mesures qui permettent d’approfondir la voie vers le socialisme, avec la participation des travailleurs dans les décisions économiques, alors la bourgeoisie continuera  – bien qu’elle n’a pas le pouvoir politique pour le moment – à exploiter et à exercer une pression afin d’accélérer le processus actuel où l’ont voit que la bureaucratie devient une néo-bourgeoisie usurpatrice et parasitaire à partir de l’appareil d’Etat. 

Ou bien le processus révolutionnaire avance, ou bien il s’échoue. Cela pourrait y compris affecter les tentatives d’unité des pays latino-américains, que ce soit avec l’ALBA (alliance bolivarienne des Amériques, NdT) ou d’autres espaces d’intégration. Ces instruments devraient d’ailleurs bien plus se focaliser sur l’unité des peuples et non pas tant sur l’unité des gouvernements et des Etats, et ce y compris avec des gouvernements capitalistes qui sont toute de même soutenus politiquement par le Venezuela. 

Comment évalue-t-on, parmi les militants du PSUV, les relations qu’entretient le gouvernement de Chavez avec l’Iran, la Chine, la Russie, etc. ? 

Il faut savoir distinguer les choses. Une chose, c’est les relations et les échanges commerciaux dont notre pays a besoin, et une autre chose, c’est d’octroyer à certains gouvernements de ces pays un soutien ou une reconnaissance politique. On peut avoir des relations économiques avec tous les pays, mais si, dans certains d’entre eux il y a oppression et répression contre des secteurs en lutte, ou qu’il existe des atteintes aux droits humains, nous ne devons pas leur offrir un soutien politique en échange de ces relations économiques. 

Le gouvernement de Chavez a été jusqu’au point d’évoquer la formation d’un front anti-impérialiste, et même d’une « Ve Internationale » avec les dirigeants de ces pays, bien que, heureusement, on a pas été plus loin que ces déclarations. Proposer la formation d’un front anti-impérialiste, c’est correct, mais le problème réside dans le fait qu’on ne précisait pas quelles forces devaient en faire partie. On ne précisait pas s’il s’agissait d’un front mondial afin de faire converger les forces révolutionnaires ou d’un front comprenant des secteurs bourgeois. 

Un organisme qui rassemble plusieurs gouvernements de pays différents afin de faire contrepoids aux pressions impérialistes, ce n’est pas du tout la même chose qu’une organisation internationale des peuples et des travailleurs en lutte contre le capitalisme international et son système de domination mondiale. Ce n’est évidement pas la même chose de rassembler les organisations qui mobilisent les travailleurs et les peuples, par exemple dans les pays arabes, et de former une alliance avec les gouvernements qui les oppriment ! 

La proposition de Chavez pour une Ve Internationale était donc confuse. Lors des premières réunions préparatoires au Venezuela, on a invité comme participants le PRI mexicain, un parti corrompu qui a opprimé son peuple pendant des décennies. Allons nous donc créer une Ve Internationale avec le PRI mexicain ? Avec Cristina Kichner d’Argentine? Au final, la proposition a été abandonnée dans les faits. Sa seule utilité à été de mettre à l’ordre du jour la nécessité d’un regroupement des forces qui s’opposent à l’impérialisme, mais, dans ce but, le contenu était inadéquat et on en parle d’ailleurs plus du tout. 

Du point de vue de la solidarité révolutionnaire et internationaliste, comment expliquer le soutien de Chavez, ensemble avec Castro et Ortega, à Kadhafi face aux révoltes populaires en Libye ? 

Dès le début, Marea Socialista a déclaré que la mobilisation populaire en Libye était partie intégrante des révoltes qui secouent tous les pays arabes et d’Afrique du Nord, et que nous soutenons, malgré toutes leurs contradictions et faiblesses. Nous avons manifesté de manière énergique contre l’intervention de l’OTAN et de l’impérialisme en défendant le fait que les problèmes de la Libye devaient être résolus par les Libyens eux-mêmes, mais que cela ne doit signifier nullement un quelconque soutien au régime de Kadhafi. Ce dernier a cessé depuis de nombreuses années de jouer un rôle progressiste et il ne s’agit plus d’un pays réellement indépendant, quels que soient les indicateurs sociaux que l’on cite sur la Libye. 

Dans ce sens, nous ne pensons pas que l’éclatement des révoltes populaires en Libye a été le fruit d’une manipulation de la CIA et de l’impérialisme ; nous pensons que ce sont les masses populaires, tout comme dans d’autres pays arabes, qui ont initié ces révoltes. Bien entendu, nous savons également qu’après leur début, l’impérialisme a tenté d’agir sur elles afin de les canaliser et d’influencer leurs dirigeants. Dans le cas de la Libye, certains secteurs accusés de subir cette influence commencent déjà à protester contre l’intervention de l’OTAN car cette dernière ne cherche pas vraiment à les défendre mais bien à prendre le contrôle de la révolte et à maintenir celui qu’elle exerce sur les ressources pétrolières. Il faut comprendre que les directions révolutionnaires ne naissent pas automatiquement à partir du moment où se produisent des processus révolutionnaires et qu’à de nombreuses occasions, il faut les construire dans le cours du processus lui-même. Et il faut également être conscient qu’elles peuvent faillir à leur tâche et dégénérer. 

Quel message adresserais-tu aux jeunes d’Europe qui s’intéressent au processus bolivarien ? 

En voyageant en Europe, j’ai pu observer que l’offensive de distorsion de l’information sur le Venezuela lancée par les médias est énorme. On présente notre pays comme une dictature, comme un régime militaire, avec des qualificatifs grossiers contre le président. Or, il faut souligner que le Venezuela vit un processus démocratique. Qu’au Venezuela, tant que les mouvements populaires seront actifs, il y a une grande opportunité qui s’ouvre à nous. Le Venezuela s’affronte et résiste à l’impérialisme. Et c’est pour cela qu’il mérite d’être soutenu. Nous voulons poursuivre notre processus sans ingérence externe, ni des Etats-Unis, ni des pays européens.

Il faut bien sûr débattre sur la marche à suivre pour notre processus révolutionnaire, mais cela, c’est une autre question. Les campagnes médiatiques dans les pays impérialistes ne visent qu’à créer les conditions propices afin de justifier la volonté de ces gouvernements d’influencer négativement le processus bolivarien. Les possibilités de développement de la révolution démocratique dépendent aujourd’hui du soutien à notre régime démocratique. Il faut défendre la révolution bolivarienne et ce gouvernement contre les ingérences impérialistes car, bien qu’il ne s’agisse pas d’un gouvernement des travailleurs, il n’est pas non plus un gouvernement du capital et de l’impérialisme. 

C’est pour cela qu’il faut en même temps soutenir tout ce qui va dans le sens d’un approfondissement de la révolution en faveur des travailleurs et du peuple vénézuélien. Comme le dit le slogan central des mobilisations de l’UNETE : « Ni bureaucratie, ni capital ! Socialisme et plus de révolution ! »

Caracas, le 06/04/2011

Entretien réalisé par Julio Gómez et Gustavo Acevedo pour la revue VIENTO SUR. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be 


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