Yémen : la révolution va-t-elle emporter le régime de Saleh ?
Par Mohamed Belaali, Txente Rekondo le Vendredi, 03 Juin 2011 PDF Imprimer Envoyer

La tempête de révolte qui souffle très fort sur le monde arabe risque d'emporter dans son sillage le régime d'Ali Abdallah Saleh. Tous les jours à Sanaa, à Aden, à Al Mukalla et dans toutes les villes du Yémen, les manifestants scandent «le peuple veut renverser le régime». Ali Abadallah Saleh, allié des Etats-Unis dans ce qu'ils appellent «la lutte contre le terrorisme», concept hérité de l'administration Bush, va-t-il être jeté à la poubelle de l'histoire à son tour comme l'ont été avant lui Ben Ali et Moubarak ?

La position géostratégique du Yémen inquiète Washington. Sa proximité des régimes comme le sultanat d'Oman et surtout l'Arabie Saoudite, en pleine phase de succession, dont l'Est du pays connait de timides contestations, préoccupe sérieusement les américains. Mais le Yémen c'est aussi le détroit de Bāb al-Mandab qui commande l'entrée à la mer Rouge et surtout le Golfe d'Aden qui sépare le continent africain du continent asiatique et constitue de ce fait une voie maritime importante pour les échanges mondiaux : «Quelque 22000 navires marchands traversent la zone chaque année, transportant environ 8% du commerce mondial, ce qui comprend plus de 12% du pétrole et de produits finis de l’Extrême Orient vers l’Europe» (1). Autant dire que le Yémen représente un intérêt stratégique évident pour les États-Unis. C'est ce qui explique le silence embarrassé de Washington sur la révolte populaire dans ce pays.

Après le massacre du 18 mars 2011 qui a fait, selon l'AFP, cinquante-deux martyrs tombés sous les balles des partisans d'Abdallah Saleh et 126 blessés, Barack Obama a déclaré «je condamne fermement les violences qui se sont produites aujourd’hui au Yémen» et il a exhorté «le président Saleh à tenir sa promesse d’autoriser les manifestations à se dérouler pacifiquement»! Mais il n'est pas question ici d'intervention militaire «pour assurer la protection des civils» et renverser le régime en place comme en Libye. Au Yémen comme à Bahreïn, les populations qui manifestent pacifiquement contre des régimes despotiques et corrompus peuvent se faire massacrer par le pouvoir local ou par les armées étrangères sous le regard bienveillant des bourgeoisies occidentales (2).

Abdallah Saleh est au pouvoir sans interruption depuis 1978 :d'abord président du Yémen du Nord, ensuite du Yémen réunifié en 1990 et enfin président de la République du Yémen en 1994. Depuis cette date, Abdallah Saleh dirige le pays d'une main de fer en s'appuyant sur les membres de sa famille, sur son parti le Congrès Général du Peuple (CGP) et bien sûr sur les forces armées. Toutefois, après la première réunification en 1990, le Yémen a connu «une véritable explosion démocratique(...) Une quarantaine de partis font leur apparition, couvrant tout le spectre imaginable de la vie politique. Près de 130 journaux et magazines voient le jour, certains se signalent par un ton extrêmement critique à l’égard du pouvoir» (3).Mais cette période a été très courte et dès 1991 le climat politique s'est nettement dégradé. Les tensions entre nordistes et sudistes se sont exaspérées et la guerre civile a éclaté en 1994 «gagnée» par le Nord dirigé par Ali Abdallah Saleh.

Aujourd'hui, les fondements du régime s'effondrent les uns après les autres. Les réserves comme les revenus du pétrole sont en baisse. Abdallah Saleh n'a plus les moyens d'acheter ses opposants comme par le passé. La corruption et le népotisme font partie intégrante de la politique du régime. La priorité d'Abdallah Saleh n'a jamais été le développement de son pays. Sa préoccupation première est de rester, vaille que vaille, au pouvoir. Le Yémen reste l'un des plus pauvres pays non seulement du monde arabe mais aussi du monde entier.

Les défections dans l'armée se comptent par dizaines. Le général Ali Mohsen al-Ahmar, demi-frère du président, et le général Nasser Ali Chouaïbi ont rejoint le mouvement populaire.

Les cheikhs des tribus, comme le très influent Sadek Al Ahmar, et des dignitaires religieux ont eux aussi lâché Ali Abdallah Saleh.

Pourtant, vendredi 25 mars 2011, le régime a réussi à mobiliser des dizaines de milliers de ses partisans. Le président peut encore compter sur plusieurs tribus comme celle de Dhamar ou d'Al Baida. L'appareil sécuritaire, qu'il a forgé patiemment, lui apporte toujours son soutien. Mais pour combien de temps ?

Ali Abdallah Saleh, comme tous les dictateurs, s'accroche de toutes ses forces au pouvoir. C'est sa raison d'être! Ici le pouvoir n'est pas un moyen, mais une fin en soi : le pouvoir pour le pouvoir. Mais ce pouvoir montre, chaque jour qui passe, des fissures de plus en plus larges. Le Yémen, comme les autres pays arabes, est touché par cette immense et profonde aspiration à changer les régimes en place qui ont fait leur temps. Ils ne correspondent plus à la marche de l'histoire. Ces régimes constituent un véritable obstacle au développement économique, social et politique. Ils doivent disparaître. Les roues de l'histoire ne tournent jamais en arrière. La véritable place d'Ali Abdallah Saleh, comme celle de tous les despotes arabes, est d'être non pas à la tête de l'État, mais bien à côté de Ben Ali et de Moubarak c'est à dire dans la poubelle de l'histoire.

http://belaali.over-blog.com/article-yemen-la-revolution-arabe-va-t-elle-emporter-le-regime-d-ali-abdallah-saleh-70388924.html

Mohamed Belaali

(1) OTAN, le 11 novembre 2008 Nato military visits Beijing to discuss piracy operations http://www.manw.nato.int/pdf/Press%20Releases/NATO , cité par Hélène Nouaille dans «Le Golfe d’Aden, au delà des pirates»

http://www.comite-valmy.org/spip.php?article437

(2) http://www.legrandsoir.info/L-intervention-saoudienne-a-Bahrein

(3) Voir «Le Yémen entre démocratie et guerre civile» d'Olivier Dalage

http://mapage.noos.fr/odalage/autres/yemen.htm


La crise au Yémen entre dans une nouvelle phase

Txente Rekondo

Les affrontements entre les forces loyales à l’actuel président Ali Abdullah Saleh et les milices armées d’une des plus puissantes tribus du pays, la confédération Hashid, provoquent des dizaines de victimes et l’exode de centaines de personnes de la capitale, Sanaa. Il est clair que, dans son obstination à se maintenir au pouvoir coûte que coûte, le dictateur a choisi la carte du pourrissement de la situation et de la guerre civile.

Au pouvoir depuis 1978, Saleh a su se maintenir fermement au pouvoir grâce à la structure tribale du pays qu’il a largement favorisée. Au Yémen, les réseaux tribaux pèsent de tout leur poids dans tous les domaines de la société. Les leaders des tribus occupent la première place, parfois au dessus des institutions gouvernementales elles-mêmes, avec un large pouvoir de décision et de contrôle. Le président Saleh a su, jusqu’à aujourd’hui, acheter la fidélité tribale par des aides financières et économiques importantes mais la crise a réduit ses marges de manœuvre.

La corruption et les luttes constantes pour le pouvoir caractérisent un pays où la majorité de la population est jeune (la moyenne d’âge est de 18 ans), mais c’est une jeunesse qui a de moins en moins de perspective d’avenir avec un chômage qui dépasse les 20%.

Jusqu’à présent, Saleh a pu profiter du soutien des tribus ou de leur neutralité, mais, au cours de ces derniers mois, les choses ont commencé à changer au point de culminer dans l’affrontement armé actuel. L’attaque contre le campement du clan al-Ahmar à Sanaa par des troupes gouvernementales, qui avait retiré son soutien au dictateur, a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

Pour certains analystes, cette issue était inévitable depuis plusieurs mois et ce n’était qu’une question de temps avant que des leaders de tribus bougent leurs pions sur l’échiquier. D’autres estiment cependant qu’il s’agit du résultat d’une manœuvre, d’une fuite en avant, obéissant à une stratégie planifiée par le président.

Avec cette attaque, Saleh cherchait justement à donner l’image d’affrontements armés afin de donner chair au risque de guerre civile qui plane sur la situation au Yémen. Récemment, afin d’étouffer le mouvement contestataire, il avait également joué la même carte de la peur en affirmant que son départ, exigé par les mobilisations populaires, reviendrait à donner le pouvoir à Al Quaïda. Vu que cette tentative n’a pas eu beaucoup de succès, il semble bien avoir opté pour un autre scénario du même ordre ; celui de la guerre civile tribale.

L’importance géostratégique du Yémen est évidement lié à ces calculs. Il n’échappe à personne que dans un pays plongé dans le chaos ou dans une guerre civile pourrait se répéter un scénario à la somalienne, mettant ainsi en danger le transit maritime dans la région. Sans oublier non plus que les effets déstabilisateurs d’une telle situation provoqueraient fatalement des remous dans les dictatures voisines de la Péninsule arabique.

Le poids de la famille al-Ahmar est une autre clé pour comprendre l’avenir probable du Yémen. Le leader de cette confédération tribale, le Cheikh Sadek al-Ahmar a décidé de répondre à l’attaque lancée par Saleh en mobilisant ses nombreuses forces armées, qui comptent en outre avec d’importants appuis dans certains secteurs de l’Etat. Le père du leader actuel, décédé en 2007, avait fondé le parti islamiste « Islah », l’un des plus importants dans les rangs de l’opposition officielle, est actuellement dirigé par l’un des frères de Sadek qui a noué de bonnes relations avec l’Arabie saoudite. Un autre frère a démissionné en février dernier des rangs présidentiels, après les premiers massacres contre la population civile, ce qui illustre également la présence de la famille al-Ahmar dans les cercles du pouvoir.

La lutte qui s’est engagée entre Saleh et le clan al-Ahmar est une lutte pour arracher le leadership dans la situation chaotique actuelle et s’attirer les grâces de leurs puissants alliés. L’accord proposé par le Conseil de Coopération du Golfe (CCG), les déclarations d’Obama disant que Saleh doit transmettre immédiatement le pouvoir  sont autant de symptômes qui indiquent vers où peut souffler le vent.

Le président Saleh, conscient que le temps joue contre lui et que les fissures parmi ses fidèles appuis (à l’intérieur et à l’extérieur du pays) s’approfondissent, cherche sans doute à forcer une issue afin de parvenir à un accord garantissant son immunité. L’ombre du procès de Moubarak en Egypte pourrait expliquer sa position actuelle de défi.

Dans ce panorama, il y a un autre acteur qui est actuellement relégué dans l’ombre de manière intentionnelle de la part de tous ces protagonistes et par une bonne partie des médias. Au Yémen, c’est depuis trois ans que des jeunes activistes organisent des rassemblements de protestation tous les mardis face au palais gouvernemental afin de demander des réformes, la liberté d’expression et de conscience. Articulés aux travers de réseaux comme Facebook, ces mouvements ont été le germe, peu organisé et avec de grandes faiblesses, des mobilisations massives de cette année.

Au fur et à mesure que ces mobilisations ont été croissantes, ce mouvement est devenu très dangereux, tant pour le gouvernement que pour l’opposition traditionnelle, constituée autour de l’Union Conjointe des Partis (JMP, pour ses sigles en anglais), ainsi que pour les puissances étrangères, CCG et Etats-Unis en tête, qui veulent continuer à tirer les ficelles en soutenant les uns ou les autres. Le mouvement populaire impulsé par les jeunes risquait de mettre en pièce un échiquier yéménite jusqu’à présent exclusivement contrôlé par ces forces.

Les divisions internes, les faiblesses organisationnelles et les difficultés à briser le blocus médiatique n’ont pas aidé le mouvement contestataire à se structurer avec suffisamment de force. Son rejet des propositions de sortie de crise avancées par le CCG (un départ négocié de Saleh, sans poursuite judiciaire contre lui, et sans toucher au régime) a mis plus que jamais ce mouvement de contestation dans la ligne de mire des élites locales et occidentales.

Le panorama actuel au Yémen montre une situation extrême de divisions entre les différents acteurs et leurs projets. Les tribus, le dictateur, les militaires, les islamistes, l’opposition « officielle », le mouvement des jeunes, tous ont leurs propres objectifs et carences et certains d’entre eux sont prêts à tout pour se rendre maîtres de la situation afin de contrôler l’avenir du pays.

Les sombres nuages de la guerre civile tribale s’amoncellent donc avec ceux des trois autres crises qui secouent aujourd’hui le Yémen. La révolte des Houthis (chiites) au nord du pays ; le mouvement sécessionniste du sud (chaque jour mieux organisé, plus fort et avec de grand appuis) et, finalement, la permanence de groupes terroristes liés à Al Quaïda, prêts à mettre leur grain de sel dans la situation.

Les prochains jours vont sans doute clarifier quelque peu les choses et nous verrons si l’issue à l’impasse actuelle passera par un départ de Saleh en échange de son immunité, pour lui et les siens ou si, au contraire, ce projet de « transition contrôlée par le haut » volera en éclats grâce à la mobilisation populaire. Dans le cas contraire, ce sera la porte ouverte à la guerre civile, avec toutes ses conséquences locales, régionales et internationales.

Publié sur www.rebelion.org Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

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