L’armée égyptienne contre les révolutionnaires
Par Katherine Manca le Dimanche, 27 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Malgré la démission de Moubarak, le Conseil suprême des forces armées qui dirige aujourd’hui le pays n’a toujours pas libéré les militants emprisonnés, interdit les grèves et autorise les manifestations au compte-goutte. Pour autant, la population égyptienne n’est pas prête à se faire confisquer sa révolution. Depuis la chute de Moubarak, c’est l’armée qui est au pouvoir au Caire. Et la plupart des Égyptiens ont confiance en leurs soldats, car ils n’ont pas tiré sur les manifestants de la place Al-Tahrir. Mais quelques voix s’élèvent, chez les ouvriers, les salariés, les artistes et les étudiants, pour dénoncer le Conseil suprême des forces armées. Considéré comme un vestige de l’ancien régime, cet état-major tarde en effet à libérer tous les militants emprisonnés sous le règne de Moubarak, met la pression sur les grévistes pour qu’ils reprennent le travail, interdit l’accès des sites en grève à tous les journalistes, bloque la route vers Gaza et innonde de SMS les portables de tous les Égyptiens, leur enjoignant de rester calmes et de retourner au boulot.

Car les forces armées égyptiennes, qui peuvent utiliser à leur convenance tous les réseaux de communication, privés ou publics, Vodafone comme Mobinil, se comportent comme un gouvernement militaire. Sous prétexte d’assurer la sécurité en ville, le couvre-feu est maintenu et l’état d’urgence, en vigueur depuis quasiment 30 ans, n’a toujours pas été levé. D’ailleurs, en fait de protéger la ville, ce sont essentiellement les banques, la Bourse, l’ambassade américaine, le Parlement et le siège de la télévision publique que les tanks protègent. À Chobra, par exemple, un quartier au nord du Caire, aucun tank n’est venu protéger une église qui depuis trois jours est menacée d’être brûlée par des musulmans, sous prétexte qu’un jeune chrétien aurait brûlé le Coran dans la rue. Les coptes doivent donc se débrouiller seuls pour assurer leur propre protection.

« Militaires attention, on vous surveille »

Vendredi dernier, durant la manifestation censée célébrer la victoire – supervisée par l’armée qui avait monté des check-points un peu partout en ville – certains contestataires pointaient encore du doigt les militaires. « Hors de question qu’ils nous volent notre révolution comme en 1952 », s’exclamait Ahmed Elkoussy qui, avec une cinquantaine de salariés de son magasin d’arts graphiques, brandissait des pancartes « La Révolution n’est pas terminée », « Militaires attention, on vous surveille ». Un peu plus loin, au pied du podium, un homme exhibe des blessures juste cicatrisées : « c’est l’armée, c’est l’armée qui m’a fait ça, il y a quelques jours à peine ! », avant d’être emmené sans ménagement par un officier, loin des journalistes.

Car l’armée est nerveuse. Les officiers ne veulent pas qu’on prenne les chars en photo, ils ne veulent pas non plus répondre aux questions. Vendredi soir, après la manif, tandis que les jeunes des quartiers populaires restaient place Al-Tahrir, ceux des milieux plus favorisés déplaçaient leur manif cinquante mètres plus loin, place Talaat Harb. Résultat: deux ambiances complètement différentes. À Talaat Harb, les militaires ont laissé les jeunes faire la fête toute la nuit, tourner des vidéos clips, etc. À Al-Tahrir, impossible d’entrer sur la place, bloquée par un char. L’armée avait même fait appel aux forces spéciales, unité antiterroristes, et avaient réquisitionné un hôtel vide de la place, le Cleopatra, pour en faire un centre de commandement improvisé. « On ne vous dira pas ce qu’on fait là », lâchait laconiquement un soldat, posté à l’entrée du bâtiment, dont les abords même étaient interdits. Pour les jeunes des quartiers populaires, couvre-feu obligatoire et surveillance resserrée donc.

Grèves interdites

Pour les travailleurs aussi. À Mahallah, par exemple, l’une des plus grandes cités industrielles du Moyen-Orient, où les 24.000 ouvriers de l’usine textile étaient en grève pendant cinq jours jusqu’à samedi, il était impossible de s’approcher de l’usine; les militaires avaient coupé la circulation. Car les grèves font peur aux militaires. Ils n’ont pas oublié que c’est de Mahallah qu’est parti le mouvement de grève générale du 6 avril 2008, dont est directement issue la coalition appelant à manifester, le 25 janvier dernier, provoquant le départ du raïs. Afin d’apaiser la situation, les forces armées ont donc fini par céder aux revendications des ouvriers et ont viré toute l’ancienne direction de l’usine, corrompue et trop liée à l’ancien régime.

Le Conseil suprême a également promis de mettre en place, d’ici six mois, un salaire minimum de 1.200 livres, pour tous les travailleurs d’Égypte et d’améliorer l’assurance santé, les transports publics, etc. Et pour éviter la contagion, qui avait déjà gagné plusieurs secteurs comme les banques, les hôpitaux et le bâtiment, les forces armées ont envoyé deux sms, dans la nuit de lundi à mardi. Le message est clair : « Pour des raisons de sécurité nationale, tous ceux qui participent à des manifestations ou des actions qui ne sont pas expressément autorisées par l’armée seront arrêtés. » Mais à l’heure où nous écrivons ces lignes, un millier de personnes manifestent sur la place Al-Tahrir contre le gouvernement militaire.

Par Katherine Manca, depuis Le Caire.

Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 91 (24/02/11).


Appel des travailleurs égyptiens à ceux « qui nous caractérisent comme contrerévolutionnaires »

Nous publions ci-dessous une déclaration programmatique issue de regroupements de militant·e·s syndicalistes actifs dans le secteur privé et public ainsi que dans diverses entreprises et sociétés. Ce programme révèle la volonté de secteurs importants de la société. En effet, depuis le 11 février, le mouvement de grève n’a pas cessé.

Ce jeudi 24 février, des milliers de travailleurs des transports publics réclament la création de syndicats indépendants, rompant avec le syndicat contrôlé par l’Etat, c’est-à-dire la Fédération syndicale égyptienne (ETUF – Egyptian trade-union federation). Quelque 20’000 travailleuses et travailleurs du secteur textile étatisé de la région de Mahalla avancent la même revendication, selon le quotidien Al-Masry Al-Youm du 24 février 2011.

Les travailleurs des transports publics affirment avoir déjà récolté 15’000 signatures soutenant leurs revendications de rupture avec la structure syndicale corrompue.

Face à cette ébullition sociale, le gouvernement continue d’insister sur la nécessité de « normaliser » la situation sociale en invoquant les « dangers » que ces mobilisations font courir à l’économie. Le texte ici publié, qui traduit la conscience et l’attitude la plus avancée des salarié·e·s en Egypte, est un indicateur concret de la phase dans laquelle se trouve la révolution du 25 janvier. (Rédaction de A l’encontre.)

Les travailleurs égyptiens étaient parmi les principales forces qui ont préparé et participé à la révolution populaire et démocratique du 25 janvier, poussés par la confiance en leurs forces et leur adhésion aux revendications émanant de la révolution ; cela dans le contexte d’une précarité économique et sociale qui s’est accentuée à l’extrême au cours des dernières années.

Dans le cadre de cette révolution, les travailleurs n’ont fait qu’exercer leur droit de manifester et revendiquer les droits pour lesquels ils se battaient depuis longtemps, c’est-à-dire une vie digne et une justice sociale pour tous.

Le plus étonnant, actuellement, consiste à accuser les travailleurs – qui ont joint leurs voix dans la mobilisation à celles de leurs compatriotes – de ruiner l’économie et de saboter la production. On leur demande de regagner leur poste de travail et de donner une chance à ce même régime et à ce même gouvernement.

Les travailleurs se demandent : pourquoi et dans quel but donner une chance ?

Pour que ce gouvernement continue ses politiques destructrices ou pour se contenter encore durant quelques années de fausses promesses qui se rajouteront à celles des trente dernières années. Ce qui ne fera qu’augmenter les gains des profiteurs et infliger plus de misère aux ouvriers.

Ce qui nous étonne encore plus, c’est que les exigences du gouvernement face au peuple prennent un aspect de menace dans le but d’empêcher un mouvement de contestation populaire. Le gouvernement ne s’adresse pas au peuple sur un pied d’égalité. Ce gouvernement fait la sourde oreille face aux revendications des travailleurs. Par contre, il ouvre ses bras aux fonctionnaires du Ministère de l’intérieur, ceux qui ont les mains encore tachées du sang des martyrs de la révolution. Il leur offre des augmentations de salaire de 100 % et accepte le retour des officiers qui ont laissé leur poste. Les privilèges accordés et dont on ignore encore l’ampleur sont multiples.

C’est ainsi que réagit et pense le gouvernement d’Ahmed Chafik qui prétend rendre leurs droits aux anciens ayants droit.

C’est-à-dire à tous ceux qui critiquent les revendications de secteurs de travailleurs en lutte. Or, qui dirige l’Egypte depuis trois décennies et qui a appauvri et ruiné l’économie ?

Pourtant ce n’est jamais les travailleurs qui ont détourné l’argent des banques et qui l’on transféré à l’étranger puis sont rentrés sans que personne ne leur demande des comptes.

Ce n’est pourtant jamais les travailleurs qui ont vendu et fermé des firmes et des usines, cela à bas prix, et en licenciant les salarié·e·s. Ce n’est pourtant pas les travailleurs qui ont offert pour rien des terres de l’Etat à des hommes d’affaires.

Ce n’est pourtant pas les travailleurs qui ont répandu des pesticides et des produits cancérigènes sur les champs agricoles, ce qui a tué aussi bien des plantes que des humains.

Les ouvriers n’ont jamais pratiqué la spéculation sur les produits alimentaires et ce n’est pas eux qui sont à l’origine des envolées de prix. En conclusion, les travailleurs avec tous ces malheurs, ces désastres.

Le seul responsable de la dégradation de l’économie égyptienne est le régime, avec ses hommes d’affaires, ses militaires et son parti politique (le PND) qui continuent, de fait, à gouverner jusqu’à aujourd’hui.

Au lieu de nous demander de renoncer à notre droit de nous mobiliser et de contester le régime, des forces populaires sensibles aux critiques du régime feraient mieux de rallier notre camp pour en finir avec ce régime et arracher par la force ce qui nous est dû à tous.

Les ouvriers ont depuis longtemps la perte de leurs droits. La révolution du 25 janvier leur a donné plus de forces en vue de lutter pour leurs revendications légitimes. Pour toutes ces raisons, nous – en tant que travailleurs – n’arrêterons jamais de nous mobiliser, de nous opposer jusqu’à ce que nous ayons obtenu une vie digne ; nous qui sommes à l’origine de la production de l’ensemble de la richesse. Ainsi, nous exigeons :

La réalisation des six revendications de la révolution qui n’ont pas encore été réalisées ;

La mise en place d’un salaire minimum et d’un salaire maximum (une échelle allant de 1 à 10), salaires liés à l’augmentation des prix (échelle mobile des salaires) ;

La régularisation, sous forme de contrats à durée indéterminée, de tous les travailleurs temporaires qui sont au nombre de centaines de milliers, seulement dans le secteur étatique, régularisation qui prenne en compte les années de service ;

L’arrêt de la politique de privatisation (liée à la corruption) et la mise en place d’enquêtes concernant tous les contrats douteux liés à la vente de biens publics, ainsi que la poursuite en justice de tous ceux qui ont participé à ces opérations ;

Les sociétés vendues doivent être réintégrées au bien public et les travailleurs ayant perdu leurs emplois doivent être réengagés ;

L’abolition de la Loi sur le travail, datant de 2003 [les travailleurs qui agissaient en dehors de la structure de la Fédération syndicale égyptienne – ETUF, liée à l’appareil d’Etat – pouvaient être licenciés si l’employeur les surprenait à engager des actions syndicales ; de plus, cette loi permet de licencier sans fournir aucun motif ; cette loi assurait aussi des cotisations permettant d’engraisser l’appareil syndical], loi qui a divisé les travailleurs et réduit nombres d’entre eux à un statut de quasi esclaves ;

Engager une politique permettant à toutes les personnes au chômage d’obtenir un emploi et, dans l’attente, leur assurer une allocation égale à la moitié du salaire conforme jusqu’à ce qu’ils obtiennent un emploi ;

Abolition de la Loi sur l’assurance santé, qui a privé à beaucoup de travailleurs l’accès à des soins et a augmenté leurs contributions ;

Restitution aux travailleurs de l’argent détourné par le système d’assurances et de retraites ;

10° Arrêt de la privatisation des centres médicaux et création d’un service de santé public avec accès gratuit pour toutes et tous ;

11° Elimination de tous les corrompus de l’ancien régime des organes étatiques et des sociétés contrôlées par l’Etat. Ces derniers doivent être déférés devant la justice.

20 février 2011

Ces considérants et ces revendications ont été adoptés par les ouvriers et les employés d’associations, de syndicats, d’usines et de secteurs de l’administration publique. Parmi elles, on citera le Syndicat des collecteurs d’impôt, l’Union des retraités ou le Syndicat des travailleurs de la santé, les travailleurs des minoteries, les employés de l’éducation, etc.

Traduit de l’arabe par A l’Encontre (www.alencontre.org)

Voir ci-dessus