Ghannouchi a dégagé! Chroniques de la révolution tunisienne (suite)
Par Freddy Matthieu, Fathi Chamkhi, Alma Allende le Lundi, 28 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Le vendredi 25 février, pas moins de 100.000 personnes (dans un pays qui compte 10 millions d'habitants!) ont manifesté sur la place de la Kasbah à Tunis pour exiger la démission du premier ministre Ghannouchi et de son gouvernement provisoire, largement issu de l'ancien régime de Ben Ali. C'est la plus grande manifestation depuis la chute du dictateur et elle démontre que le population a perdu toute illusion quant au caractère "démocratique" de la "transition" en cours.  Ce dimanche 27 février, la révolution tunisienne  a donc remporté une nouvelle victoire de taille avec la démission de Ghannouchi et l'ouverture d'un processus d'assemblée constituante.  Une fois de plus, le rôle du syndicat UGTT aura été déterminant. Nous publions ci-dessous deux articles de nos camarades Fathi Chamkhi et Freddy Matthieu, ainsi que la suite des « Chroniques de la révolution tunisienne » d'Alma Allende. Après une phase de reflux, la réoccupation de la Kasbah à Tunis  et la chute de Ghannouchi démontrent que les mobilisations sociales et ouvrières regagnent du terrain. La révolution continue! (LCR-Web)

Le jour où Ghannouchi a dégagé

Par Freddy Matthieu

Aujourd’hui, j’avais prévu de vous parler du travail intérimaire en Tunisie. Je reporte le sujet à demain. Enfin pas tout-à-fait, car la raison de ce report c’est la « fin de mission » d’un super travailleur temporaire : Mohamed Ghannouchi s’est fait jeter à la rue par la rue.

Deux jours à peine après la gigantesque manifestation de ce vendredi (25/2) le Premier Ministre inoxydable (en place depuis 1999 sous Ben Ali), est donc dégagé.

C’est un nouveau coup d’accélérateur donné par le processus révolutionnaire en Tunisie. Peu avant la démission de M. Ghannouchi, L'UGTT a indiqué, dans un communiqué rendu public à l'issue de la réunion de son Bureau exécutif, "que le gouvernement actuel doit "démissionner immédiatement" et être remplacé par un gouvernement composé de technocrates dont la mission prendra fin avec l'élection d'une Assemblée constituante".

Un nouveau pion saute, mais il ne faudrait pas oublier que derrière ce bonhomme un peu fade, tous les restes du régime Ben Ali sont toujours en place.

Petit retour 40 jours en arrière : le mandat de Premier Ministre de Ghannouchi n'a été interrompu que quelques heures du 14 au 15 janvier 2011 pour prendre alors le poste de Président de la République après la fuite de Ben Ali (préalablement les deux hommes s’étaient mis d’accord sur ce scénario). A cette date du 15 Janvier, et après le passage de poste de Président à Foued Mbazaa, ce dernier demande à Ghannouchi de former un gouvernement provisoire. Il forme un gouvernement puis le remanie ( le 27 janvier) après le premier sit-in à la casbah. Friaa, Morjane et autres ministres de l'ancien régime ont alors laissé place à des soi-disant indépendants.

Fin janvier, après une semaine de "siège", lorsque des milliers de Tunisiens avaient campé sous ses fenêtres, le Premier ministre avait transféré son cabinet au palais présidentiel de Carthage, dans la banlieue sud de Tunis.

Outre la mobilisation croissante de la population tunisienne (avec un sit-in permanent depuis une semaine devant la kasbah, des actions partout dans le pays, et la grande manifestation de vendredi), ces derniers jours ont été marqués par une série de faits entre lesquels il est difficile de ne pas tenter de faire des rapprochements : d’abord un grand silence du gouvernement sur la question libyenne, pas un mot de soutien à cette révolution qui emboîte le pas à celle du peuple tunisien. Ensuite, une répression larvée contre les occupants de la casbah, des bandes de provocateurs et voyous qui semblent bien épargnés par les forces de l’ordre, alors que les manifestants pacifiques subissent les tirs de sommation et les gaz lacrymogènes.

Des morts ces vendredi et samedi soir au cours d’incidents sur lesquels beaucoup de questions se posent. Le suicide suspect d’un haut responsable de la police le samedi. Parallèlement, une série de mises en scène autour de la découverte de la cache dans le palais de la famille Ben Ali à Sidi Bou Saïd, de la découverte d’un où l’autre ancien « corrompu », la publication d’une liste de 110 personnes dont les biens seront saisis,… On semble tout centrer sur Ben Ali & Co pour mieux occulter l’immense responsabilité des milieux d’affaires (et particulièrement européens) et de leurs valets politiques dans la persistance de cette double dictature (celle du capital et celle de Ben Ali).

Pendant ce temps-là, les Chicago-Boys du gouvernement, les PDG nouvellement promus dans une série de boîtes stratégiques, les bureaux de consultants, les « experts » en tous genres, s’empressent de remettre de l’ordre dans les « affaires », spéculant sur les restes du gâteau du clan Ben Ali/Trabelsi à se partager.

Le « Grand Casino » doit rouvrir au plus vite, on a déjà accroché la banderole « Nouvelle Direction ».

Il ne reste plus qu’à faire taire la rue. Mais la rue est tenace.

Je ne sais pas ce qui se passera demain. Une chose est sure : par leurs mobilisations quotidiennes, la population tunisienne et sa jeunesse sont à la base d’un large mouvement de décantation de la société tunisienne.

Un verrou saute, d’autres suivront.

Présent en Tunisie, notre camarade Freddy Matthieu tient un journal de bord fort instructif sur son blog que l'on peut suivre tous les jours ici http://fredditcela.blogspot.com/search/label/R%2B


Tunisie : Pourquoi Ghannouchi a-t-il démissionné ?

Par Fathi Chamkhi

Ghannouchi, actuel premier ministre et ex-premier ministre de Ben Ali, vient d’annoncer sa démission. C’est une nouvelle victoire pour la révolution tunisienne. L’homme qui a été l’artisan du capitalisme néolibéral en Tunisie vient d’être éjecté du pouvoir, sous la pression populaire. Ainsi, en un peu plus de deux mois, les masses populaires ont fait un grand pas vers la délivrance de la Tunisie du pouvoir dictatorial ; le dictateur, son gouvernement et son parti sont d’ores et déjà hors d’état de nuire.

Cette démission ouvre, sur le plan politique, sur toutes les recompositions possibles et imaginables. Tout d’abord, toutes les alliances et tous les regroupements politiques sont sous haute pression ; il est fort probable que bon nombre vont éclater, s’ils ne le sont pas encore.

Ghannouchi a annoncé la couleur. Il dit préférer comme perspective politique un processus conduisant directement à une assemblée constituante et une nouvelle constitution. Les choses sont claires. Il s’agit maintenant, d’ici à la mi-juillet, de préparer, notamment, une nouvelle loi électorale qui sera le cadre des élections législatives prochaines.

La question du nouveau gouvernement se pose donc. D’abord, qui va rester et qui va partir de l’actuel gouvernement ? A mon avis, le trio Chebbi, Brahim (ex-opposition) et Baccouche (indépendant) vont se maintenir dans le prochain gouvernement. Qui va rejoindre ce nouveau gouvernement ? Cette question est plus importante que le nom du futur premier ministre.

Je pense que la quasi-totalité des partis, in et extra ex-gouvernement Ghannouchi, seront d’accord à intégrer le futur gouvernement, s’ils ne sont pas déjà dedans, car cela ne fait aucun doute qu’avant d’annoncer sa démission, Ghannouchi a assuré sa succession. Cette question va donc remettre en cause, tout l’échiquier politique post-14 janvier.

Pourquoi Ghannouchi a-t-il démissionné ? Tout d’abord parce qu’il n’avait plus le choix ! Depuis vendredi, tout particulièrement, la mobilisation populaire record n’a pas faibli, alors que le Sit-in 2 à la place du gouvernement, se poursuit depuis 10 jours. De plus, le gouvernement Ghannouchi s’est cassé les dents sur la question sociale.

Je pense, en effet, que c’est la question sociale, essentiellement, qui a précipité la chute de Ghannouchi. Plus d’un demi-million de chômeurs (chômage selon les standards internationaux, et chiffre officiel) dont près de 200 000 sont des diplômés de l’université et, enfin, ¾ des chômeurs sont des jeunes de moins de 34 ans ! Par ailleurs, la pauvreté a atteint des proportions importantes sous le règne du libéralisme économique. Ben Ali ne reconnaissait que 100 000 familles vivants sous le seuil de pauvreté, il y a quelques jours, le porte-parole du gouvernement avait reconnu 180 000, aujourd’hui Ghannouchi a parlé de 200 000 familles !

La chute du dictateur a libéré une parole longtemps confisquée par la dictature mais a libéré, aussi, les revendications sociales, notamment les plus insoutenables d’entre-elles. Après le 14 janvier plus aucun pauvre, plus aucun chômeur n’est disposé de patienter, d’attendre des lendemains qui chantent, et c’est tout à fait légitime.

Ghannouchi a compris cela, lui qui pensait qu’en acceptant presque toutes les revendications concernant les libertés individuelles et collectives il pouvait sauver l’essentiel ; à savoir le régime économique et social, s’est rendu à l’évidence. La Tunisie a été socialement exsangue tout au long des 23 ans de règne du capitalisme néolibéral. L’austérité sociale, la casse de l’emploi, la marchandisation des services publics fondamentaux, auxquels s’ajoutent une politique fiscale prédatrice et les pratiques mafieuse des clans de Ben Ali ont saigné à blanc la Tunisie.

Les pauvres et les chômeurs, tout particulièrement, ont compris, à juste titre, que la révolution a sonné pour eux l’heure de l’affranchissement de la misère, l’heure de la reconquête de la dignité confisquée. Le gouvernement de Ghannouchi, en se maintenant dans la logique économique et sociale de l’avant 14 janvier, ne pouvaient, en aucune manière leur apporter satisfaction. Il n’est donc pas exclu que la sortie de Ghannouchi s’inscrive dans la perspective de la sauvegarde du régime ! Se maintenir davantage au pouvoir aurait contribué à alimenter le mécontentement et nourrir le processus révolutionnaire et à le faire rentre dans une dynamique de rupture avec l’ordre établi. Quitter le gouvernement et y impliquer dans le même temps des représentants de l’opposition qui ont politiquement bénéficié de cette position, peut avoir un double objectif. D’une part diviser le camp adverse et, d’autre part, impliquer ces partis dans la gestion quotidienne de la crise sociale, ce qui ne manquera pas de les affaiblir à leurs tour, sauf bien entendu, s’ils s’engagent dans une perspective de rupture avec l’ordre établi, par exemple en annonçant la suspension du remboursement de la dette publique extérieure et de réorienter l’argent ainsi libéré vers l’allègement du poids de la pauvreté et l’indemnisation des chômeurs.

Pour l’heure, une question préoccupe, à juste titre, beaucoup de Tunisiennes et de Tunisiens ; la question sécuritaire. D’autant plus que l’ancien pouvoir n’a cessé de jouer avec les nerfs des tunisiens, et à l’occasion de lâcher ses milices armées afin de semer la peur et le désordre dans le pays. Je pense que les tunisiennes et les tunisiens ont prouvé jusqu’ici qu’ils sont d’une maturité et d’une intelligence politique qui a surpris plus d’un. Les garants de la stabilité et de l’ordre en Tunisie sont les Tunisiens eux-mêmes. Ben Ali, son gouvernement, son Etat et son parti n’étaient les garants que d’un ordre injuste et oppresseur. Les masses populaires, les travailleurs et la jeunesse qui ont fait cette magnifique révolution sans tirer un seul coup de feu, tout en garantissant l’électricité, l’eau, le téléphone, la presse, le pain, etc… sont capables, nul doute là dessus, de préserver leur révolution et de la maintenir dans le chemin qui mène vers la liberté, la justice sociale et l’égalité dans un Etat populaire et démocratique souverain, libéré de toute tutelle et de toute ingérence.

Ce qui facilite d’autant ce processus, c’est la révolution arabe qui avance avec détermination et qui a remporté plusieurs victoires dans l’attente d’en réaliser davantage.

Tunis, le 27 février 2011 (17h30)


Chroniques de la révolution tunisienne: Laïcité et démocratie

Tunis, le 20 février 2011

Il est parfois nécessaire de revenir pour savoir où nous étions. Après une semaine à Cuba, nous revenons à Tunis, d'où nous étions partis depuis la chute de Ben Ali, et dans cette matinée venteuse et ensoleillée nous achetons les journaux en nous dirigeant vers l'Avenue Bourguiba. « La Presse » parle de « Ben Ali Baba et les quarante voleurs », donne de nouveaux éléments sur la profondeur et l'étendue de la corruption de l'ancien régime et examine les mesures prises par le nouveau gouvernement pour soulager la situation économique des ménages. « Le Temps » publie un montage photographique fort truculent qui fait rire à pleine gorge un acheteur à mes côtés: on y voit l'image de la fameuse et triste visite de Ben Ali à Mohamed Bouazizi à l'hôpital, mais aujourd'hui c'est l'ex-dictateur qui est dans le coma, étendu sur un lit, et le vendeur de fruits qui le regarde dans les habits du président. Dans « Al-shuruq » on parle d'une vague migratoire venant ces derniers jours de Libye et des naufrages de Zarzis, dont les cadavres des victimes sont toujours réclamés par les familles.

Un joie débordante et enfantine nous submerge sur l'Avenue Bourguiba: les manifestations continuent! Si la protestation était un sport, il ne fait pas de doute qu'elle serait bien mieux que le football ou le golf; si elle faisait partie du folklore, personne ne nierait qu'elle serait préférable aux corridas de taureaux ou aux processions religieuses.

L'une des manifestations a lieu devant l'ambassade de France pour exiger la démission de Boris Boillon, le nouvel ambassadeur de l'ex-puissance coloniale, qui a eu une attitude méprisante et arrogante avec les journalistes tunisiens pendant sa conférence de presse de jeudi dernier. Boillon, ancien ambassadeur à Alger et à Bagdad, a déclaré à la revue « Challenges » en 2009 que « La reconstruction de l'Irak est le marché du siècle: 600 milliards. La France doit être en première ligne ». On comprendra que, suite au soutien de Sarkozy et d'Alliot Marie au dictateur, les Tunisiens ont peu de confiance envers la France. Il faut rallumer les Lumières et pour cela, ce sont les Français qui devront imiter les Arabes, et non l'inverse!

L'autre manifestation, encore plus nombreuse, a été organisée en défense de la laïcité et rassemble quelques milliers de personnes qui, depuis le Théâtre Municipal, montent vers le Ministère de l'Intérieur en scandant des slogans en faveur de la séparation entre l'État et la religion qui, disons la vérité, n'a été à aucun moment menacée: « La religion pour Dieu, la patrie pour tous ». Cette démonstration publique est cependant importante face aux médias occidentaux, toujours bien disposés à trouver partout – et à grossir – les fanatismes religieux, et il est très agréable et significatif de voir plusieurs femmes voilées parmi les manifestants: « Musulmans et laïcs », dit la pancarte qu'elles portent. Mais il y a quelque chose de préoccupant dans la préoccupation de ces groupes, clairement issus de la classe moyenne et des secteurs intellectuels, qui se focalisent sur le Ghannouchi du parti Ennahda et non pas sur le Ghannouchi qui occupe le siège de premier ministre.

De fait, nous discutons avec quelques femmes qui évoquent l'assassinat, hier, d'un prêtre à Manouba et la tentative d'incendie dans un quartier de prostituées. Il nous semble absurde d'associer ces faits à l'activité d'un parti qui, outre qu'il les a condamnés, n'est pas objectivement intéressé à miner sa faible position politique. Nous leur rappelons que l'épouvantail de l'islamophobie a déjà servi précisément en Tunisie pour empêcher la démocratie et peut resservir aujourd'hui pour suscriter la guerre civile, semer la terreur et détourner l'attention loin des véritables priorités, qui sont les politiques sociales et économiques. En outre, l'identité absolue entre démocratie et laïcité formulée par certaines pancartes ne nous semble pas si évidente. Le capitalisme est profondément laïc, puisqu'il tolère et transforme en marchandise tous les symboles, tous les principes, y compris religieux, et il est cependant radicalement anti-démocratique. Ben Ali lui-même fut un dictateur laïc qui a su, avec efficacité, combattre l'islam politique par la prison, la torture et l'assassinat.

Le socialisme – pensons-nous – est l'unique système où la laïcité et la démocratie sont harmonieusement compatibles. Et le socialisme, il faudra le défendre dans les quartiers périphériques de la capitale, dans les villages et les villes du centre et du sud de la Tunisie, où les gens sont en train de le demander à cris, même sans le savoir. On court le danger, en effet, que pendant que nous manifestons en faveur de la laïcité devant un théâtre, les militants islamistes disciplinés prennent notre place.

C'est, en tous les cas, un plaisir renouvelé de rentrer à Tunis, y compris en venant de Cuba. Ici aussi on lutte.

(Déjà vu) Encore une fois la Kasbah

Tunis, le 21 février 2011

Hier, le ministre de l'Intérieur a déclaré qu'on allait appliquer la loi  – l'état d'urgence toujours en vigueur – et que, de ce fait, tout rassemblement et manifestation étaient interdits.

Cet après-midi, vers 16h00, les Tunisiens ont à nouveau repris la Kasbah. Mais pour une fois, nous n'étions pas là, mais nous avons vu les images. Des milliers de manifestants se sont rassemblés devant le Palais de la Municipalité, ont fait pression contre les clôtures qui protègent l'enceinte où se trouve le siège du Premier ministre, protégé par des militaires et des policiers. Les discussions ont fait place aux bousculades et, devant la poussée des masses, les soldats ont tiré en l'air. La tension n'est pas retombée, elle s'est au contraire accentuée avec des insultes et des projectiles et finalement la défense a cédé: une avalanche humaine a pénétré et réoccupé la place.

Nous sommes arrivés vers 18h00 pour constater qu'un miracle s'était produit. Les murs sont à nouveau recouverts de graffitis et de papiers avec des slogans griffonés à la hâte: « Dignité et liberté »; « La révolution continue »; « Non au complot du RCD », « Abattons le gouvernement collaborationiste »; « Zaura Tunis, Zaura Masr, zaura zaura hata el-nasr » (Révolution en Tunisie, révolution en Égypte, révolution, révolution jusqu'à la victoire); « Pouvoir populaire »; « Mobilisation, mobilisation jusqu'à ce qu'on impose la volonté populaire »; et aussi: « Soyons réalistes, exigeons l'impossible ». De l'autre côté, sur le linteau du siège du Premier ministre, où des grappes de jeunes sont à nouveaux accrochées aux fenêtres, d'autres slogans témoignent de la finesse et de la conscience de ces gens. Une grande pancarte énumère les revendications des manifestants: dissolution du gouvernement et du parlement, destitution de la judicature, formation d'une assemblée constituante élue par la volonté populaire. Une autre identifie le peuple avec le Conseil National de Défense de la Révolution. Et une autre démontre jusqu'à quel point les provocations – face auxquelles, en partie, est tombée la manifestation pour la laïcité de samedi – ne donnent aucune prise ici: « Ce sont les bandes du gouvernement terroriste qui ont tué le prêtre » (en référence au curé polonais assassiné à Manouba). La sensation de déjà vu – avec la cascade de protestations qui déferle sur le monde arabe en mémoire – provoque en nous un tremblement de bonheur public, un frisson onirique partagé. La résistance est dans la répétition et il y a des événements dont la seule répétition est déjà une nouveauté multipliée, amplifiée à l'infini dans un jeu de miroirs sans origine. Nous regrettons seulement l'absence d'Ainara et d'Amin, qui sont en voyage car sans leurs yeux nous nous sentons un peu aveugles.

Ils sont moins nombreux que lors de la première occupation, mais ils sont revenus et ils en attendent beaucoup plus. Il semble qu'un autobus a été arrêté à Kairouan et d'autres groupes espèrent contourner les contrôles sur les routes. Comme la première fois, les drapeaux ondoient, l'hymne national retentit, les slogans sont criés à pleine gorge. Quelques jeunes, avec un brassard blanc au bras, s'occupent de l'organisation devant le balcon du Ministère des finances, où une pancarte du Front du 14 janvier a été placée. Toutes les forces anti-gouvernementales sont représentées sur la place, y compris celles qui ne veulent aucune représentation. Nous parlons avec trois hommes qui viennent de Hay Tadamun, un des quartiers les plus défavorisés de la capitale. Ils font partie du Comité de Défense et sont venus ici, indignés par la mascarade incarnée par ceux qui prétendent parler au nom du peuple et qui ne leur permettent pas d'organiser la vie dans leur quartier. « Nous ne voulons pas d'argent, nous voulons que Ghannouchi s'en aille ». Samia Labidi, une femme qui les accompagne, enveloppée dans un drapeau tunisien, proclame sa soif de justice:

— Ils nous ont montré les trésors des palais de Sidi Bou Saïd à la télévision. Du pur théâtre. Et nous sommes fatigués du théâtre. Nous exigeons la dignité et la liberté.

Parmi la foule, nous trouvons Farouk et Khaled, du Parti du Travail National Démocratique, également membres du Front du 14 janvier. Ils nous disent qu'ils sont là pour voir qui a organisé l'occupation de la Kasbah et la rejoindre afin de coordonner les luttes. Ils nous donnent la sensation d'aller un peu à la remorque d'une mobilisation qui, cependant, a besoin d'une structure politique et nous en profitons pour leur demander des nouvelles du congrès du Front célébré le 12 février dernier. Ce fut un succès de foule – quelques 8.000 participants – mais nous avions cherché en vain un communiqué ou une déclaration commune.

— Il n'y en n'a pas encore confirme Khaled. Nous avons derrière nous des années de divergences et nous sommes en train de négocier. C'était notre premier congrès et nous avons encore beaucoup de travail devant nous. Le problème, c'est que la réalité va beaucoup plus vite que nous.

À ce moment là survient quelque chose d'étrange. Un des camions de l'armée garé contre le mur, au fond de la place, allume ses phares et allume son moteur. La foule s'agite. Le retrait de l'armée de la place peut être à nouveau le signal d'un assaut policier. Ce qui est étrange, c'est que le conducteur appuie sans cesse sur l'accélérateur, faisant rugir le moteur, mais sans bouger le véhicule, comme s'il voulait attirer l'attention au lieu de vouloir se déplacer réellement. Une provocation? Un avertissement? Les manifestants comprennent tout de suite et courrent pour se rassembler et s'asseroir devant les camions afin de leur couper l'issue. Camions et manifestants seront toujours là plusieurs heures plus tard quand nous appellerons la Kasbah pour prendre des nouvelles.

Sous le phare du camion, un jeune est en train d'écrire sur un papier posé sur le sol: « Le pouvoir appartient au peuple, le peuple n'appartient pas au pouvoir ».

Nous cherchons nous aussi un responsable de l'organisation afin de lui demander son numéro de téléphone avant d'abandonner le lieu. Ibrahim, un cinquantenaire qui travaille au Ministère de l'enseignement supérieur, nous parle du Che, de Fidel, de l'autre aussi – comment s'appelle-t-il? – du Venezuela:

— Chávez?

— Non, non, bien avant lui… Simon Bolivar!

Il se montre très fier de ses connaissances:

— Notre révolution ne vient pas de nulle part. Elle a des précédents partout. Nous connaissons l'histoire et c'est pour cela que nous voulons un gouvernement souverain, non dépendant ni de l'Union européenne, ni des États-Unis.

Dans un autre groupe, sur l'esplanade devant l'hôpital, entre les clôtures de l'enceinte et du Palais de la Municipalité, on discute avec chaleur. Deux personnes mènent la dicussion: Mondher, un ingénieur du Congrès pour la République (le parti de Marzouki) et un jeune juriste nommé Yauhar. En réalité, plutôt qu'une polémique, ils se donnent raison dans un espèce de potlatch discursif. Ils expliquent avec force détails l'absence de légitimité du gouvernement de Ghannouchi:

— C'est exactement le contraire – dit Yauhar. Ce gouvernement ne peut ni réformer la loi ni convoquer des élections. Il faut d'abord élire une assemblée constituante qui élabore le nouveau texte constitutionnel auquel devra être adaptée la nouvelle législation. La dissolution des institutions et l'élection populaire de la constituante sont les conditions de toute légitimité.

Et il ajoute:

— On nous demande d'avoir confiance en Ghannouchi, qui doit nous guider vers un nouvel ordre de légitimité et de démocratie. On nous a dit précisément la même chose en 1987, quand Ben Ali a écarté Bourguiba à la tête de l'État. Sans une nouvelle constitution, il ne peut y avoir d'élections. Nous n'avons aucune confiance dans les promesses d'un homme, ce doit être la loi qui nous garantit la souveraineté.

Il nous dit que, ensemble avec d'autres jeunes avocats et universitaires, il a créé un « Forum Citoyen » qui tiendra vendredi prochain une conférence de presse sur une initiative afin de récolter un million, deux millions, trois millions de signatures afin de forcer la démission du gouvernement et l'élection d'une assemblée constituante.

À ce moment, un jeune arrive sur la place et déploie un drapeau. En réalité, il s'agit de la reproduction d'un panneau de circulation indiquant une direction interdite, sur un fond blanc: « Interdit de faire demi-tour ».

C'est cela, précisément, que demandent les occupants de la Kasbah.

Lorsque nous retournons à la maison, les nouvelles de Libye, du Maroc, du Barheïn, du Yémen, donnent toute leur place à l'expérience de cet après-midi, pourtant loin de l'attention médiatique. Il n'y a plus rien de local ni de petit dans le monde arabe. Tout est dans tout. Le monde arabe, duquel on n'attendait que rêve ou fanatisme, n'existe pas seulement, il chevauche le cheval qui galope vers d'autres lieux.

Et pour quand en Europe? Pour le moment, nous regardons aussi vers le Wisconsin.

La Kasbah de Tunis: Trois traits

Tunis, le 22 février 2011

La révolution tunisienne a été la révolution des chômeurs, des travailleurs précaires, des pauvres, des humilliés, des syndicalistes et en partie celle des blogueurs, mais elle a été également, dans une grande mesure, la révolution des avocats. L'Association des Lettrés a joué un rôle décisif dans la formulation des revendications et dans l'éducation politique du peuple. Ils ont fait partie de la première occupation de la Kasbah et ils sont aussi dans la seconde et leur patte est visible dans le contenu des pancartes que les manifestants accrochent sur les murs: assemblée constituante, constitution, loi électorale, gouvernement de salut national, légitimité, épuration des institutions…

L'un d'eux, un jeune au bonnet de feutre et à l'élégante écharpe, déploie toute son éloquance pour expliquer que le contrat social a été violé par ceux qui ont tiré sur le peuple et que, pour cela, seul le peuple peut en élaborer un nouveau. Répondant à la question d'un des polémistes improvisés sur les pressions coloniales exercées par la France et les États-Unis, il répond avec une verve toute jacobine:

— La France a fait sa révolution en 1789 et nous, nous la faisons aujourd'hui. À partir de maintenant, ils devront nous traiter d'égal et à égal.

Personne ne peut dire qu'il y a quoi que ce soit de médiéval dans la révolution tunisienne, mais il y a bien un côté « XVIIIe siècle ». Et cet énorme retard de deux siècles, quand la postmodernité et la religion semblaient avoir érodé l'idée même du contrat social, nous semble une immense avancée. C'est juste une question de temps. Ensuite viendra la Commune et les Soviets et cette fois-ci, cela se passera peut être à l'envers; c'est à dire à partir du droit et des gauches, comme cela doit être.

Avec l'activité fébrile d'une fourmillière pensante, les occupants de la Kasbah ont déjà dressé plusieurs jaimas. Sur l'une d'elles, au pied de la place du Palais Municipal, ils ont installé un pompeux et simple « Comité d'Information ». À l'intérieur, quatre jeunes aux vestes fluorescentes – un attribut d'identification improvisé – entourent un ordinateur et donnent des informations à ceux qui gardent l'entrée, chargés à leur tour de les transmettre aux participants:

— Ceux de Kasserine sont parvenus à passer! Dans une demi heure ils seront ici – et tous d'applaudir à cette nouvelle.

Mais, ensuite, ce n'est pas ceux de Kasserine qui arrivent, mais bien d'autres qu'on n'attendait pas, et ceux de Kasserine n'arriveront que beaucoup plus tard parce que la rapidité de l'information ne laisse jamais un récit complet. Un exemple: vers minuit, nous recevons l'information selon laquelle l'armée est en train d'évacuer la Kasbah de Tunis et de Sfax. Nous passons une heure d'angoisse jusqu'à ce que l'information soit démentie par téléphone. Ce qui s'est réellement passé c'est qu'un camion militaire a allumé son moteur et avant même qu'il puisse démarrer et abandonner tranquilement la place, l'information, déformée de manière menaçante, s'est déployée sur Facebook à une vitesse sidérale. Les informations, sur Facebook, sont souvent composées de « premiers gestes » et ces derniers volent et virevoltent comme des copeaux.

Facebook a été très important, cela ne fait pas de doute. Mais il est trop rapide. Et en pensant à la phrase des camarades du Front du 14 janvier hier (« la réalité va beaucoup plus vite que nous »), nous pensons qu'il ne s'agit pas seulement du problème qu'il n'y a pas de structure politique capable de recueillir l'impétuosité de la révolution, mais bien qu'il y a une structure technologique, préétablie et dont les avantages eux-mêmes, tellement utiles pour la mobilisation, mettent des limites à l'organisation. Il y a comme une compétition, ou un conflit, entre les territoires dans lesquels se déverse l'information digitale et ceux sur lesquels on travaille de manière narrative (les murs, les pancartes, les nuits en commun, la fière revendication du peuple originaire) et la propre rapidité avec laquelle on parvient jusqu'à eux, à travers les messages par téléphone portable ou par Internet. La réalité, c'est l'espace ou la rapidité? Parfois, nous craignons que ce qui est bon pour rassembler des foules serve précisément seulement à rassembler des foules. Et que, de manière étroite – organique même – la technologie liée au corps provoque cette confusion, et non le manque de partis, ce qui empêche de faire des projets.

Mais ces têtus de la Kasbah, qui font tellement « XVIIIe siècle », tellement peuple, continuent à raconter l'histoire avec leurs corps (qui laissent des traces partout).

Nous suivons un capitaine – si c'est bien le grade qui correspond à trois étoiles – qui circule parmi la foule. Nous l'avons déjà vu à d'autres reprises et il s'agit certainement de l'officier en charge de la compagnie qui garde la place. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, à l'épaisse moustache blanche, un peu ventru, d'aspect très sympathique. Il traite avec énormément de familiarité tous ceux qu'il croise, comme s'il n'était qu'un manifestant parmi d'autres. Ce qui est curieux c'est qu'il ne se sent pas mal à l'aise et que les occupants ne se sentent pas intimidés. De fait, il est souvent abordé par des gens qui l'interpellent, lui demandent des comptes, lui donnent une petite tape sur l'épaule avec une ironie réprobatoire. Il répond avec tranquilité aux reproches, fait des plaisanteries et rit avec complicité. À un moment donné, un groupe un peu plus pressant l'entoure et lui reproche la passivité de l'armée face à l'assaut de la police l'autre fois.

— Vous devez protéger le peuple! crie un homme.

— Mais vous n'êtes qu'une partie du peuple répond le capitaine avec une patience un peu paternelle.

Et c'est alors qu'une femme plus âgée, qui se trouve à côté de nous, le fusille avec une colère majestueuse:

— Nous sommes la partie qui lutte, c'est seulement elle le peuple. Les autres, ceux qui ne luttent pas, ne sont pas le peuple.

Il n'y a plus rien à ajouter à cette journée qui s'achève.

Venezuela à la Kasbah

Tunis, le 25 février 2011

Tandis que nous écrivons ces lignes, vers 23 heures, l'hélicoptère militaire – « notre irritant ami vert », comme l'appelle Ainara – revient survoler le toit de notre maison. Il y a deux heures, une amie nous a appelé depuis le centre ville pour nous dire que la police était en train de tirer à balles réelles sur les manifestants dans l'Avenue Bourguiba; nous avons clairement entendu une rafale au travers de l'appareil. L'hôpital Charles Nicole nous a en effet confirmé, par téléphone, qu'il y a 15 blessés, dont quatre par balles (*). À Kasserine également la journée s'est terminée par de violents affrontements, des incendies et des blessés par balles. Dans la Kasbah occupée, par contre, en ce moment c'est le calme qui règne.

Ce fut une journée intense, émouvante, très froide et aveuglément ensoleillée. Dans le nouveau monde arabe insurgé, conscient de son unité, la Libye, l'Égypte, le Yémen, le Bahreïn, la Tunisie et l'Irak ont continué leurs batailles, avec des différences d'intensité et de résultats. Pendant ce temps, celui qui bombarde le Pakistan, alors même qu'il bombarde ce pays, parle de démocratie. Et les défenseurs des droits humains au Venezuela, pendant qu'ils défendent l'être humain au Venezuela, font l'éloge du tyran libyen.

— C'est le monde à l'envers – dit Rami, militant de gauche, très triste. Les criminels qui envahissent les pays se prononcent en faveur du peuple libyen et les exportateurs de médecins et de solidarité se prononcent en faveur de son bourreau.

C'est une phrase qui démontre une certaine ingénuité, mais c'est avec cette ingénuité que l'Amérique latine qui invoque le « Libertador » (Simon Bolivar, héros de la lutte d'indépendance, NdT) aurait pu faire de grandes choses dans le monde arabe. Ici, à la Kasbah, les choses sont très claires et tout le monde doit le savoir. Elles sont nombreuses, très nombreuses, les pancartes qui proclament le rejet de quelque forme que ce soit d'ingérence extérieure: « Non à un gouvernement soumis à l'étranger »; « Non à l'intervention française et états-unienne »; « Non à la liberté et à la démocratie d'importation »; « Tunisie libre de tout complot extérieur ».

Mais elles sont également très claires les références dans la Kasbah à cette impulsion qui, au delà des différences sociales, tissent une nouvelle conscience panarabe et anticoloniale autour de l'idée de démocratie. De nombreuses pancartes montrent un montage photographique où se succèdent les portraits de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi rayés par des croix et suivis d'un espace vide avec un point d'interrogation: « Qui sera le suivant? ».

Quiconque en ce moment ose soutenir n'importe quel dictateur de la région, que ce soit depuis l'Europe, les États-Unis ou l'Amérique latine, obtiendra la réprobation la plus absolue et définitive de tous les arabes, de la Mauritanie au Golfe Persique. Telle est l'impulsion très « vénézuélienne » qui a réveillé ces gens et dont il faut tenir compte, comme facteur global, placé au dessus de n'importe quelle analyse nationale. De fait, un jeune, qui n'est pas encore au courant, passe en portant un t-shirt à l'effigie de Hugo Chávez avec le slogan: « Révolution et démocratie ».

Au Venezuela, 9 années ont passé entre les morts du « Caracazo » (le soulèvement populaire à Caracas en 1989 contre la vie chère, NdT) et la révolution démocratique qui a rendu leur dignité aux Vénézuéliens. Espérons qu'ici ce sera moins, mais nous sommes parfois surpris par la ressemblance. Dans la Kasbah, toutes les revendications se réduisent pratiquement à une seule, qui inclut toutes les autres: « Assemblée constituante ».

Aujourd'hui, pas moins de 100.000 personnes l'ont exigée, serrées entre le Ministère des finances et le siège du Premier ministre, déployées comme de la mousse sur toute l'esplanade, jusqu'aux escaliers du Palais municipal. Jamais, lors de la première occupation de la Kasbah, il n'y eu autant de monde: seul le 14 janvier avait peut-être rassemblé une telle multitude. Il y a des personnes de tous les âges, de toutes les conditions, des femmes voilées, des femmes aux cheveux libres, des étudiantes, des intellectuels, des barbus, des villageois, des enfants. C'est surprenant, une fois de plus, la manière dont ils se sont approprié des concepts très compliqués et le raffinement avec lequel il les abordent dans leurs conversations. J'écoute, par exemple, une discussion entre une jeune femme grande et un peu pédante, un jeune étudiant, un juriste et une petite femme voilée, très vivace, à la voix rauque à force de crier.

La pédante défend un point de vue qui prévaut de manière relativement générale au sein des partis du gouvernement provisoire et d'un secteur du syndicat UGTT: l'idée selon laquelle il n'y a pas assez de conscience politique parmi le peuple que pour l'exposer au danger d'une assemblée constituante.

— Nous courrons le risque de nous retrouver avec une majorité réactionnaire et une constitution pire que celle d'aujourd'hui.

La femme voilée vivace s'exalte, proteste, dit qu'il existe beaucoup plus de conscience qu'on ne le croit et que, de plus, elle s'acquiert en marchant, dans la lutte quotidienne.

Le jeune étudiant n'apprécie visiblement pas cette femme un peu criarde, mais il n'a pas d'autre choix que de lui donner raison. Il dit que cette hiérarchie dans les niveaux de conscience n'a traditionnellement servi que pour que, de la même manière que dans l'échelle sociale il y a les capitalistes et les basses classes, dans les systèmes politiques il y a des dirigeants établis et des pauvres diables ignorants qu'il faut orienter et diriger.

— Il y a un déficit de conscience qui rend inviable la révolution – insiste la pédante.

L'étudiant se tourne alors vers la personne qui est la plus proche de lui et lui demande:

— Savez-vous ce qu'est une assemblée constituante?

— L'acte fondateur d'une nouvelle légitimité – répond l'inconnu. Une réunion de personnes élues par le peuple et chargée de rédiger une nouvelle constitution.

— Tu vois? – réplique le jeune à la pédante. Il y a conscience ou pas?

À la suite intervient le juriste pour expliquer la différence entre un régime présidentiel et un régime parlementaire. De nombreuses voix citent des exemples particulièrement abominables du premier, comme la France ou les États-Unis et discutent ensuite sur les priorités, processus de réforme et la nouvelle loi électorale. Je les laisse tandis qu'ils invectivent tous – y compris la femme voilée vivace – un homme grand et aux tempes grises, très sérieux, qui insiste sur le fait que la seule forme politique spécifiquement arabe fut le « califat ».

La place redevient l'une des plus belles places du monde. Il est bon qu'il y ait des écrans, mais il est bon également qu'il y ait des murs sur lesquels laisser une trace. Combien de temps cela durera-t-il cette fois-ci? Ils ne peuvent pas rester ici éternellement et on ne peut pas les expulser. Ils ne peuvent pas partir et ne peuvent pas gagner. Ils sont nombreux, ils seront plus nombreux encore, mais ils se heurtent à la limite de leur propre spontanéité, qu'ils défendent contre n'importe quelle intromission institutionnelle.

De son côté, la direction de l'UGTT, l'unique force qui pourrait faire pencher la balance, ne veut rien savoir de la protestation dans la Kasbah et opte pour la consolidation des acquis, accepter le gouvernement de transition et travailler à long terme. Ils invoquent pour cela le réalisme. Mais ce sont eux qui tracent les limites de ce réalisme alors qu'ils ont le pouvoir d'en déterminer les contours.

Demain est organisée une manifestation devant le siège central du syndical afin d'exiger la démission de son secrétaire général. On parle déjà d'un Congrès extraordinnaire afin d'élire une nouvelle direction. Le véritable réalisme c'est de s'ajuster à la réalité, mais la réalité elle-même peut être changée.

C'est sans doute cela qu'indiquent les tirs de la police et ce qu'ils veulent éviter. La tension revient.

« L'excès de peur tue la peur », déclarait aujourd'hui une pancarte à la Kasbah. La lutte continue un jour de plus.

* Ce samedi matin, on confirme une victime mortelle: Mohamed Al-Hannashi, 17 ans.

Tirs autour de la Kasbah. L'asile et l'intempérie

Tunis, le 26 février 2011

Les espaces comptent; ils se redéfinissent et se chargent de sens en opposition, dans un cadre changeant de tensions et de conflits. D'une certaine manière, la situation s'est inversée. Lors de la première occupation, la Kasbah était un lieu sauvage rempli de barbares d'Ibn Khaldoun et de villageois lumineux, exposés à l'extérieur, vulnérables, confus, tandis que l'avenue Bourguiba réunissait ceux qui avaient tout gagné et qui se sentaient sûrs d'eux dans les conversations de café. Les 100.000 personnes qui se sont rassemblées samedi ont sanctifié la Kasbah, l'ont transformée en une enceinte sacrée, comme les églises médiévales, asiles des rebelles et des persécutés qu'aucune violence ne peut profaner.

Là-bas, maintenant, tout est ordre, discipline, calme organisé. Mais autour de ce foyer quasi religieux, tout est incertain; les gens vont et viennent, c'est vrai, mais en changeant de statut en croisant les frontières. Dans la Kasbah, on est sain et sauf; dans l'Avenue Bourguiba, on se précipite dans la pénombre, une ébullition sans loi où la police, les milices, les provocateurs, les manifestants se battent dans une confusion mortelle. Sans qu'elle la touche, la violence a frôlé la Kasbah, toujours à ses portes, de haut en bas, pendant toute la journée. Tirs d'armes à feu sur la Bourguiba, à Bab Yidid, sur l'avenue de Paris, des tirs incessants qui ont tué au moins deux jeunes, des tirs qui semblaient vouloir toujours nous atteindre et qui – et c'est sans doute l'objectif – allument une braise d'obscurité dans le cœur des mobilisations.

Nous avons eu la sensation aujourd'hui de revenir aux premiers jours, après le 14 janvier. L'hélicoptère survole sans cesse nos têtes, des rumeurs sur un nouveau couvre-feu et les magasins qui ferment précipitament leurs persiennes métalliques. Pourquoi tire-t-on? Pourquoi tue-t-on? Qui donne les ordres? Est-ce les milices réfugiées en Libye qui reviennent pour imiter Kadhafi? Est-ce seulement un signe que le gouvernement a accepté la Kasbah comme interlocuteur et veut étroitement définir les limites des négociations? Une réponse mécanique à l'augmentation des pressions populaires? La stratégie d'une armée qui, pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie, aspire à jouer un rôle politique en s'appuyant sur le prestige qu'elle a gagné lors des journées de janvier?

C'est en tout les cas une journée d'acier pur: le plus froid de l'année, gris, effilé, avec des pluies torrientielles. Et cependant, Reda Redawi, l'avocat de Gafsa, est plus optimiste que jamais. Nous le retrouvons à la Kasbah vers 16 heures de l'après midi, tandis que la place garde le silence, ouvrant le pas au cortège funèbre du jeune de 17 ans, voisin du quartier, assassiné hier par une balle dans le cou. Il y a beaucoup de monde; beaucoup d'émotion et de douleur irritée. Mais aussi disciplinée. Reda nous confirme les déclarations de Sihem Ben Sedrine, porte-parole du Conseil national pour les Libertés et rédacteur en chef de Radio Kalima, données au journal « La Presse »: le gouvernement Ghannouchi va accepter la convocation d'une assemblée constituante. Au centre d'un groupe auquel s'assemble sans cesse plus de personnes – la Kasbah est un agora et une académie ces derniers jours – , Redawi explique l'imbroglio juridique dans lequel se trouve le pays:

— La légitimité révolutionnaire n'a pas d'institution et les institutions n'ont pas de légitimité, y compris par rapport à leurs propres lois. Selon la Constitution, le 15 mars prochain Fouad Mebaza, président intérimaire, achève son mandat sans avoir accompli l'engagement d'organiser des élections présidentielles. Le vide de pouvoir est un fait. La solution, que le gouvernement est sur le point d'accepter, c'est de préparer des élections pour une assemblée constituante et de négocier une loi électorale avec le Conseil de Défense de la Révolution qui doit se former dans les prochains jours et qui sera composé par les représentants des partis et des organisations de la société civile.

À 17 heures, après le passage du corps de Mohamed Al Hanachi au milieu de la foule, nous décidons de prendre un thé à deux pas de la Kasbah, dans la rue Sidi Ben Arus. Pendant que nous parlons avec Redawi, des nouvelles lui arrivent selon lesquelles les milices et la police attaquent la Kasbah. Et maintenant, alors que nous cherchons un recoin pour nous protéger du froid, nous entendons les premiers tirs. Et tout de suite d'autres rafales, chaque fois plus proches, depuis la Bourguiba et Bab Yidid. Nous sursautons, mais nous continuons à siroter le thé chaud. Soudain, depuis la rue Zeitoun, nous voyons se précipiter un groupe de jeunes qui portent un corps inanimé; il est complètement dégingandé sur la civière improvisée de bras, bien qu'aucune blessure sanglante ne soit visible. Tandis que nous les suivons vers la Kasbah, on nous dit qu'il s'agit d'une asphyxie consécutive aux gaz et on nous parle d'étranges projectiles qui s'ouvrent dans l'air en multiples nuées vénéneuses. Sur la place, les membres de l'équipe médicale reçoivent le corps dans la fourgonette de la protection civile, où nous voyons comment, après l'avoir examiné, ils le couvrent d'un drap.

Un des membres du poste sanitaire nous avertit, alarmé:

— Partez immédiatement d'ici.

Nous parcourons la ville en voiture jusqu'au Passage, en essayant de nous rapprocher de l'avenue Bourguiba. C'est impossible. Il y a une atmosphère très tendue. Les magasins sont fermés et des groupes de jeunes marchent à toute allure dans la direction opposée à la nôtre. Au loin, sur l'avenue de Paris, nous voyons s'élever des nuages de gaz et à nouveau le son de rafales nourries parviennent à nos oreilles. Quelques minutes plus tard, nous devons faire demi-tour et chercher refuge dans la voiture.

Qu'es-ce qui se passe? Nous faisons quelques appels téléphoniques et on nous informe confusément qu'il y a deux, trois et jusqu'à cinq morts. Des images enregistrées avec un téléphone portable nous confirment au moins deux victimes mortelles. La police – ou qui que ce soit – est en train de tirer pour tuer sur l'avenue Bourguiba, qui, à partir de demain, sera fermée – couvre-feu local – au trafic et aux piétons. De Kasserine et de Gafsa nous parviennent également des nouvelles sur des manifestations, des affrontements et des tirs.

Dans la Kasbah, cependant, tout est toujours tranquille. Elle s'est soudain transformée en un lieu légitime, sanctifié, sacré. C'est un lieu hautement politique. Là, c'est la révolution; dans le reste de la ville nous sommes toujours dans le vieux Tunis.

Ghannouchi tombe, la Kasbah reste debout

Tunis, le 27 février 2011

La pression populaire a obtenu une nouvelle victoire en Tunisie: à 15h30 de l'après-midi, Mohamed Ghannouchi, premier ministre de Ben Ali pendant quinze ans, premier ministre du gouvernement provisoire depuis le 15 janvier, a annoncé sa démission à la télévision d'État. La « sanctification » de la Kasbah, ensemble avec la tension qui frappait les rues, anticipait depuis vendredi déjà un changement que l'UGTT a immédiatement rejeté: le nouveau premier ministre, Beji Caïd Essebsi, 85 ans, avocat et ancien ministre de Bourguiba, a été nommé – selon la direction du syndicat – de manière précipitée, sans consultation préalable et pour cela il doit démissioner, ainsi que tout le gouvernement, pour laisser place à une assemblée constituante.

C'est le très contesté Abdelssalem Jrad, secrétaire général de l'UGTT qui parle, mais c'est la Kasbah qui commande. Les six morts de ces derniers jours, les assauts des milices, la fermeture de l'avenue Bourguiba, ont été la réponse à l'augmentation de la pression populaire; et sa victoire partielle, à son tour, a donné lieu à de nouvelles tentatives de déstabilisation. Vendredi, ils ont tué Mohamed Al Hanashi; hier Aymen Laakidi, Chahid el Mabrouk et Anis Jellafi; aujourd'hui Hamdi el Bahri et Abdelbasset el Ghéchaoui. Il y a des dizaines de blessés et également des prisonniers dont on ne sait plus rien. L'un d'eux, Haythez Hamzaoui, 17 ans, est désespérément recherché par son père. Venant de Keliba, c'est lui-même – nous dit-il – qui l'a encouragé à rejoindre les protestations dans la capitale et il a été arrêté avec d'autres jeunes tandis qu'il marchait dans la rue. Vendredi soir, sa présence était confirmée dans un commissariat, mais le lendemain matin, quand le père s'y présenta pour le chercher, il n'était plus là et personne n'a su ou n'a voulu lui dire où il avait été transféré.

En route vers la Kasbah, nous devons abandonner l'avenue de la Liberté parce que depuis Le Passage s'élèvent à nouveau des nuages de gaz au-dessus des lumières rouges des voitures de la police. On nous racontera ensuite que des civils armés ont semé la terreur à Lafayette. On nous montre également des projectiles monstrueux que les forces de l'ordre utilisent pour disperser les manifestants: made in USA, en 1984… Ils contiennent du chlorobenzilidène malonotrile, une substance lacrymogène qui, en grande quantité, peut provoquer un œdème pulmonaire, une pneumonie chimique et une crise cardiaque.

Lorsque nous atteignons la Kasbah, vers 16h30, une heure après l'annonce de la démission de Ghannouchi, nous sommes reçus par un mouvement fébrile de la foule; certains fuient dans la direction opposés à la nôtre; un dense attroupement se déplace rapidement vers le Ministère de la Défense, surveillé par des soldats. Il y a des gens qui courent, des remous, des bousculades. Pendant un moment, cela nous rappelle le 28 janvier, la violente évacuation de la première Kasbah. Mais ce n'est pas cela. On a surpris trois provocateurs armés, l'un d'entre eux a été maîtrisé et remis à l'armée. Il s'agit, semble-t-il, d'un membre de la police politique qui a été reconnu par un ancien détenu. Tout au long de l'après-midi, le service d'ordre auto-organisé démontrera son efficacité en désactivant les provocations et en arrêtant des provocateurs.

L'accès à l'enceinte boisée elle-même, entre le Ministère des Finances et le siège du Premier Ministre, est parfaitement contrôlé par des jeunes qui fouillent ceux qui veulent entrer. Ils avertissent régulièrement par haut-parleur du danger de sortir par les petites rues de la Médina, en direction de l'avenue Bourguiba, où des éléments armés sèment la terreur.

Mais la Kasbah, elle, est puissante et calme; plus belle que jamais, propre et bouillante, colonisée par les tentes irrégulières, les matelas, les drapeaux, les pancartes bruyantes. Elle n'est pas contente; elle continue à lutter. Elle continue à exiger la démission du gouvernement, la dissolution du parlement et l'élection d'une assemblée constituante; « Ghannouchi est parti, mais le gouvernement de la honte est toujours là ». Lorsque nous arrivons, après les premiers instants de tension, une chaîne humaine descend par l'esplanade du Palais Municipal, étendant son étreinte pour déclarer symboliquement sa volonté de fermer et de protéger la place. L'organisation s'est raffinée chaque jour. Dans la « jaima » où est installé le Comité d'information, également récepteur et distributeur de tabac et d'aliments, une pancarte déclare: « Les dons en argent sont interdits ». Les mégaphones diffusent les consignes de lutte, mais aussi les appels à la discipline et à la propreté. Une caméra transmet en temps réel les images de l'enceinte à travers Internet. Il faut désormais compter avec elle, avec la Kasbah: c'est l'agora, l'académie et maintenant aussi – avec une conscience énorme de son pouvoir – un centre de gouvernement. C'est, dans le meilleur sens du terme, une institution.

Des jours difficiles viendront encore, mais aujourd'hui – et ce n'est pas un slogan sur un mur – il y a bel et bien un Ministère du peuple. Et il a beaucoup de travail devant lui.

Nous avons gagné, non? La fin de la seconde Kasbah

Tunis, le 3 mars 2011

Ce dimanche, le premier ministre Mohamed Ghannouchi a démissionné et a été remplacé par le vieux Beji Caïd Essebsi. Lundi, ce furent les ministres de l'Industrie et des Finances, vestiges de l'ancien régime. Dans l'après midi, ce fut au tour de Nejib Chebbi et Ahmed Brahmi, représentants respectivement le parti Eltajdid et le PDP, les deux partis d'opposition légaux sous Ben Ali. Et mardi, deux autres ministres suivirent. C'est sans gouvernement que nous avons vécu pendant quatre jours, au cours desquels la terreur a serré ses griffes d'oiseau de proie autour de la Kasbah: des jeunes battus, menacés, pourchassés par la police et des voyous payés pour semer le chaos qui ont pris les petites rues de la Médina et des alentours de l'Avenue du Neuf Avril. Au même moment, l'espace s'est recomposé et la fracture de classe a tracé de nouvelles lignes géographiques. Tandis que la Kasbah était toujours protégée dans son enceinte sacrée, avec ses barbares lumineux et ses militants aguerris, la « majorité silencieuse » qui s'est tue pendant 23 ans, décidait de prendre la parole deux heures par jour, entre 17h et 19h, à l'occasion d'un sit-in organisé à la Coupole, la pompeuse Cité Olympique, afin de soutenir Ghannouchi, exiger la fin des mobilisations et défendre la « révolution » contre ceux qui veulent réellement la faire:

- Nous nous sentons opprimés par le prolétariat – dit un employé de banque tiré à quatre épingles.

Quoiqu'il en soit, la seconde occupation de la Kasbah n'est pas comme la première. Sanctifiée par la grande manifestation de vendredi passé, le secret de son invulnérabilité réside dans son haut niveau d'organisation et de participation articulée. Il y a toujours là, bien sûr, les jeunes brûlés de soleil d'Ibn Khaldoun, avec leurs pommettes passoliniennes et leur énergie villageoise, mais maintenant – nous dit Faten, de l'Union des étudiants de Gafsa – 80% des occupants appartiennent à des partis, des syndicats ou des organisations. La première Kasbah était « populaire », la seconde est « politique ». Chaque « jaima », avec un drapeau d'une localité tunisienne, a désigné un représentant à l'assemblée qui doit élire les portes-parole collectifs et qui rédige le premier communiqué commun. Dans ce dernier, on dénonce le nouveau remaniement ministériel et la répression féroce exercée – 7 morts jusqu'à présent – contre les citoyens; on énumère une fois de plus les revendications de la place: démission du gouvernement illégitime, dissolution du parlement et du sénat, élection d'une assemblée constituante, dissolution du RCD et de la police politique, procès contre tous les responsables impliqués dans des actes de torture, d'assassinat et de corruption et, enfin, suspension de la Constitution actuelle.

En même temps, les 24 organisations – ligues des droits humains, association d'avocats, partis politique et UGTT – qui font partie du Conseil National de Défense de la Révolution, négocient avec le président Mubazaa afin de l'obliger à reconnaître cette instance politique et établir un gouvernement de Salut National chargé de préparer une loi électorale et d'organiser les élections pour la Constituante.

Depuis trois jours, on attend la déclaration présidentielle, sans cesse retardée, entre autres par la visite, ce mercredi, de José Luis Rodríguez Zapatero, garant des intérêts patronaux espagnols en Tunisie et représentant d'un rutilant modèle de « transition démocratique ». « L'UE, dit-il, « sera au côté des démocraties du monde arabe ». Dictatures ou démocraties, il s'agit surtout que l'Europe soit à la tête, comme le rappellait Ainara il y a quelques jours dans une percutante lettre de protestation.

La Kasbah est malgré tout optimiste, quelques heures avant le discours présidentiel, prévu pour 20h du soir. Il pleut doucement, mais la température est plus élevée que les jours précédents. Les tentes colorées hérissent leurs petites pyramides irrégulières sur cette place qui est redevenue pendant onze jours l'un des lieux les plus émouvants et beaux du monde. On s'y promène, on fume, on mange des oranges tandis qu'on attend impatiement le verdict. Dans la « jaima » d'information et dans celle de la Faculté des Sciences, on a installé des ordinateurs et des hauts-parleurs pour que les gens puissent suivre le discours sans qu'il soit nécessaire de chercher un bar dans les alentours. Dans quelques minutes, nous saurons si c'est la « majorité silencieuse » ou le peuple vociférant qui a remporté la manche.

Mubazaa, à la petite moustache franquiste, commence à parler au milieu de la tension, augmentée par les interruptions dues à la lenteur de la connexion. Le début est prometteur: il parle avec des trompettes rhétoriques de la « révolution de la dignité », de la « lutte des jeunes et de leurs martyrs » et de « l'aspiration du peuple tunisien à une véritable démocratie » qui rompe complètement avec le passé. Lorsqu'il prononce les deux mots magiques, « majlis taasisi », Assemblée Constituante, la multitude brise le silence par un cri de triomphe. Lorsqu'il annonce la date des élections – le 24 juillet – c'est un concert de sifflements et de huées. Le discours est bref et un peu brumeux: on n'annonce pas la dissolution du parlement et on ne précise pas quel gouvernement sera chargé d'élaborer la loi électorale; on ne cite pas non plus le Conseil National de Défense de la Révolution.

- Nous avons gagné, non? - demande Fatma, avec son tablier blanc d'infirmère visible sous son manteau marron.

Fatma a 21 ans et c'est une fleur. Petite et vivace comme la Gelsomina de « La Strada », ingénue, pure, sérieuse, passionnée, généreuse, elle donne envie de se pencher sur elle pour respirer son parfum. Elle est volontaire dans la tente du Croissant Rouge et cela fait quatre jours qu'elle ne dort pas, occupée à patrouiller dans les tentes, distribuant les médicaments et prenant la température des nombreuses victimes grippées du froid et de l'humidité. Son compagnon, Sami, infirmier diplômé, travaille comme brancardier, mais il s'est également ajouté comme auxiliaire médical. Fatma et Sami, comme tous les autres, passent de la joie à la confusion, de la déception à la tension. Au-delà de l'obscurité du discours, il y a quelque chose qui semble atroce, insuportable, incompatible en temps de révolution: ils ne peuvent pas attendre quatre mois et demi avant d'avoir cette « majlis taasisi » que, dans leur soif de justice urgente, ils avaient conçue comme une pluie d'or qui allait tomber sur la Kasbah. Quatre mois et demi? A attendre à la maison?

Une vague électrique parcours la place. Comme lorsque l'on nage en Méditerrannée et que l'on traverse diverses zones aux températures variables. Il y a des foyers festifs, d'autres perplexes, et y compris trois ou quatre personnes qui en viennent presque aux mains entre ceux qui considèrent que les demandes sont satisfaites et ceux qui soupçonnent un piège et optent pour prolonger l' « i'tisam ».

Au milieu d'un attroupement serré se trouve une petite femme d'âge moyen. C'est Sihem Ben Sedrine, porte-parole du Conseil National pour les Libertés et membre du Conseil National de Défense de la Révolution, un des symboles de l'opposition au gouvernement de transition. Elle va parler dans la « jaima » de la Faculté des Sciences, devant une centaine de personnes et l'on nous dit que sa position reflètera celle des organisations politiques. Il est tout de suite évident qu'elle interprète le discours présidentiel comme un triomphe populaire. Elle dit se sentir fière des conquêtes obtenues grâce à la lutte du peuple tunisien et invite les occupants de la Kasbah a rester vigilants. « Dégage! » crie quelqu'un; une autre voix isolée l'interpelle; personne n'applaudit. Une femme, à mes côtés, dit que « Ben Sedrine est payée par les étatsuniens ».

Mais le sort est jeté. A la Kasbah arrivent sans cesse des groupes festifs portant des drapeaux qui se mélangent aux déconcertés et aux mécontents. Le résultat donne une espèce de tiédeur qui ne penche d'aucun côté. On est content, en effet, mais pas super content. Et si peu d'allégresse, après tant de jours de fatigues, semble peu révolutionnaire.

Près de la « jaima » d'information est arrivée une camionette d'Al-Jazeera et tandis que son correspondant réalise des interviews sur l'esplanade, nous voyons justement sur un écran installé à l'intérieur de la tente un reportage de la chaîne. C'est un long documentaire sur la relation entre l'armée et la politique en Tunisie, qui n'écarte pas un scénario à l'égyptienne et qui évoque les déclarations menaçantes de Nejib Chebbi, le ministre démissionnaire et dirigeant du PDP: selon lui, un vide du pouvoir pourrait conduire à un coup d'Etat militaire. Il nous revient une sorte de réminiscence de la « transition espagnole ».

A 11h45, malgré l'opposition initiale de Kasserine et Kairouan, l'assemblée de la Kasbah décide de « suspendre » l'occupation. Une jeune fille joyeuse répartit des petits gâteaux aux présents; on danse et on chante; quelques habitants de la capitale ramassent leurs draps et retournent chez eux. Au matin, les derniers barbares des régions intérieures abandonnent la place.

Ils ont gagné? Un ami du Parti du Travail Patriotique Démocratique, composante du Front du 14 Janvier, me dit qu'ils n'ont pas d'autre choix que d'être optimistes. On attend pour demain un décret-loi qui reconnaîtra le Conseil National de Défense de la Révolution et qui précisera les éléments juridiques qui déboucheront sur les élections. On a acquis, en tous les cas, le « majlis taasisi ».

Mais Zied, notre cher ami Zied, pleure à chaudes larmes. Ce n'est pas pour le caractère lointain, inatteignable de la main, du tant rêvé « majlis taasisi », ni pour l'obscurité du discours de Mubazaa. C'est que, pour la première fois de sa vie, il a été intensément heureux, intensément humain, intensément frère, et la nostalgie lui fait déjà plier les genoux dans une tristesse inconsolable. Venant de Sidi Bouzid, patrie de Mohamed Bouazizi et berceau de la révolution, c'est l'unique soutien de deux parents malades; il travaille de manière irrégulière et son avenir est aussi incertain qu'avant le 14 janvier. Il a eu au moins pendant quelques jours un peu de présent. Bronzé, cuivré et souriant, les yeux grands ouverts, il nous avait montré avec fierté, le premier jour, sa « petite maison jaune », une tente minuscule où il a dormi ces onze derniers jours. Il nous a toujours accompagné avec une douceur virile, respectueux, joyeux, protecteur, suprenant fils de paysans aussi libre de préjugés qu'un oiseau. Et quand, en ce moment, il pleure et pleure comme un homme, serré contre nous, nous comprenons qu'il ne nous a pas menti et qu'il a réellement – seulement – dix huit ans. Il n'a pas eu peur quand la police l'a frappé, ni froid quand la pluie tombait implacablement sur les tentes, ni de doutes quand on lui a demandé de résister. Mais la tristesse est un droit inaliénable des enfants qui ont grandi trop vite et qui ont eu pour la première fois de leur vie cette chose extraordinaire: une vie.

La seconde Kasbah est morte. Vive la Troisième!

Alma Allende

Traduction française: Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be

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