Une double polarisation dans les urnes
Par Thierry Pierret le Jeudi, 17 Juin 2010 PDF Imprimer Envoyer

Le scrutin du 13 juin est un scrutin de rupture. Jamais on n’a vu un résultat électoral aussi net et en même temps aussi contrasté de part et d’autre de la frontière linguistique. Même si bon nombre d’incertitudes planent encore sur la suite des évènements, il importe d’ores et déjà de tenter de tracer des perspectives à la lumière des enseignements du scrutin.

Du côté francophone, la victoire du PS est éclatante avec quelque 37% des voix en Wallonie. Si on s’attendait à ce qu’il progresse nettement par rapport au scrutin législatif de 2007 qui l’avait lourdement sanctionné, sa progression par rapport au scrutin régional de 2009 a surpris jusque dans nos rangs. Son ampleur a d’ailleurs coupé l’herbe sous le pied à Ecolo et au CDH qui stagnent à la baisse autour des 12%. L’écart entre le PS et le MR – qui chute à 22,5% - est désormais de plus de 15% en Wallonie.

Si le PS progresse aussi à Bruxelles, le MR parvient à y limiter la casse grâce au FDF. Mais c’est au prix d’un rééquilibrage interne des forces en faveur de ce dernier. Son chef de file Olivier Maingain, qui était aussi tête de liste MR à BHV, engrange quelque 63.000 voix de préférence contre 40.000 en 2007. De plus, il y a désormais 3 FDF sur les 5 députés MR de BHV (contre 2 sur 6 en 2007). Le MR est plus que jamais dépendant du FDF, ce qui place Olivier Maingain dans la position de « faiseur de roi » lorsqu’il faudra élire le prochain président du MR.

La victoire du PS est pourtant moins surprenante qu’il n’y parait. Le contexte de ces élections-ci est radicalement différent de celui de 2007. A l’époque, le PS était englué dans les affaires de corruption, le climat communautaire était plus ou moins serein et la crise du crédit n’avait pas encore ébranlé l’économie mondiale. Le MR avait alors réussi le tour de force de se profiler comme un parti d’opposition à l’ « État-PS » tout en siégeant avec lui au gouvernement fédéral et de lui ravir ainsi la première place en Wallonie.

Il en va tout autrement aujourd’hui. La longue crise politique qui a suivi les élections de 2007 a semé le trouble dans la population. Jamais auparavant le scénario d’une scission du pays n’avait paru si plausible. Le PS est apparu comme le dernier recours face à la surenchère communautaire après l’échec des négociations de l’Orange bleue visant à mettre sur pied une coalition de centre-droit.

La crise du crédit et ses répercussions dans l’économie réelle a détruit des milliers d’emplois. Dans ce contexte, le discours rassurant du PS sur la défense de la Sécurité sociale et des plus faibles ne pouvait que faire mouche. En revanche, les libéraux ont semé l’inquiétude avec leurs recettes néolibérales et leur volonté affichée de détricoter les acquis sociaux. Elio di Rupo a su profiler son parti comme un rempart en escamotant ses brèches.

Du côté flamand, les sondages avaient annoncé la victoire de la N-VA. Le parti nationaliste a fait plus que confirmer les sondages avec quelque 28% des voix à la Chambre en Flandre. Elle fait plus que doubler son score des élections régionales de l’an dernier. Pour la première fois, les sociaux-chrétiens ne sont plus la première force politique en Flandre. Ils sont même distancés de plus de 10% par leur ancien partenaire de cartel. La victoire de la N-VA est encore plus éclatante au Sénat où elle remporte 32% des voix dans le collège néerlandais. Son président et tête de liste au Sénat, Bart De Wever, a récolté près de 765.000 voix de préférence. La N-VA passe de 7 à 27 députés, ce qui en fait le groupe le plus important à la Chambre juste devant le PS (26 sièges).

La N-VA prend des voix à  presque tous les partis flamands. Le CD&V, le VLD et le Vlaams Belang chutent lourdement à respectivement 17,6%, 13,8% et 12,8%% ; la Lijst Dedecker est laminée à 3,9%. La surenchère communautaire de ces partis a fait le lit de la N-VA. Une surenchère qui, dans le cas du CD&V, s’est doublée d’une incapacité à réaliser la moindre de ses ambitieuses promesses en la matière. L’aventurisme du jeune président du VLD, qui a fait tomber le gouvernement pour asseoir son autorité sur la vieille garde du parti, y a également contribué. Seuls Groen! en légère hausse à 7% et le SP.a en stagnation à la baisse à 14,9% tirent leur épingle du jeu. Ce sont justement les deux partis qui n’ont pas joué la carte communautaire dans ces élections.

Mais le succès de la N-VA ne s’explique pas seulement par les erreurs de stratégie des autres partis. La crise du crédit et ses répercussions dans l’économie réelle a frappé la Flandre de plein fouet. Les destructions d’emplois et les fermetures d’entreprises y ont été beaucoup plus nombreuses qu’à Bruxelles et en Wallonie. Le mythe d’une Flandre opulente et prospère vantée par tous les politiciens flamands s’est effondré. Un spectre s’est mis à hanter le plat pays, le spectre de la « wallonisation ». C’est la peur de connaître le même sort que la Wallonie depuis les années 60, c’est-à-dire la désindustrialisation massive. La fermeture d’Opel à Anvers en est le symbole dans une région où nombre d’emplois directs ou indirects dépendent de l’industrie automobile.

Dans une telle situation, il aurait paru logique que la Flandre cherche son salut dans une solidarité  nationale accrue. La ministre fédérale de l’emploi, Joëlle Milquet, a d’ailleurs eu beau jeu de rappeler que ses mesures anticrise avaient surtout sauvé des emplois en Flandre. Mais la peur panique d’une certaine Flandre d’être prise en tenaille entre une mondialisation où elle pèse si peu et une Wallonie sinistrée dont elle refuse de partager le sort a au contraire enclenché une fuite en avant vers plus d’autonomie dans une tentative aussi vaine que désespérée de rétablir la compétitivité de la Flandre. D’où la volonté de la N-VA de scinder la Sécurité sociale et la concertation salariale pour enclencher une spirale à la baisse des salaires. Si ce sentiment est encore peu répandu dans la classe des travailleurs, il s’est largement emparé des classes moyennes et d’une partie de la bourgeoisie du nord du pays.

Voilà pourquoi le blocage de la réforme de l’État est apparu comme insupportable aux yeux de l’opinion publique flamande. La N-VA a été perçue comme le seul parti capable d’imposer une percée dans ce domaine après les revers successifs du CD&V qui a préféré sacrifier le cartel et ses promesses à la stabilité gouvernementale. Le vote pour plus d’autonomie se double ainsi d’un vote anti-establishment qui a jadis profité au Vlaams Belang et à la Lijst Dedecker.

Que va-t-il se passer maintenant ? Le PS et la N-VA semblent vouloir conclure un accord le plus vite possible. Il est douteux qu’ils y parviennent pour le 1er septembre comme ils l’ont annoncé vu les profondes divergences entre eux et la nécessité de réunir une large coalition dotée des deux tiers au Parlement. D’un autre côté, le temps presse pour la bourgeoisie. La présidence belge de l’Union européenne et, surtout, l’agenda de la bourgeoisie exigent un gouvernement rapidement. Le président de la Banque nationale l’a répété trois jours après le scrutin : il faut profiter de la période de quatre ans sans élection qui s’ouvre devant nous pour assainir les finances publiques et résorber le déficit budgétaire.

La prochaine coalition – si elle voit le jour ! – devra disposer de la majorité des deux tiers. Pour ce faire, on peut dupliquer au fédéral les majorités dans les Communautés et les Régions. Soit la N-VA, le CD&V et le SP.a du côté flamand et l’Olivier du côté francophone (PS, CDH et Ecolo). Mais cette majorité aurait tout juste les deux tiers et serait à la merci des députés les plus radicaux de la N-VA qui pourraient jouer les francs-tireurs. Voilà pourquoi De Wever souhaiterait associer le MR à la coalition. Mais, outre que les autres partis francophones y semblent peu favorables, le MR risque de se montrer intraitable sur la question de la scission de BHV en y opposant l’élargissement de Bruxelles.

De plus, le CD&V et le VLD spéculent sur l’échec de Bart De Wever à former un gouvernement. Ils ne lui passeront rien et critiqueront toute concession de sa part comme une trahison. On risque donc fort de voir se reproduire entre partis flamands la guerre de tranchée qui avait opposé les partis francophones entre eux sous la précédente législature et qui avait fortement contribué au statu quo institutionnel. On assiste d’ailleurs à une offensive de l’aile flamingante du CD&V qui tente de prendre le contrôle du parti au détriment de l’ACW, le MOC flamand. La présidente Marianne Thyssen caresse d’ailleurs le projet de réformer le parti en neutralisant les « standen » (ACW, Boerenbond, classes moyennes, …) qui le constituent. Si tel devrait être le cas, on peut s’attendre à ce que des voix se fassent entendre au sein de la CSC flamande et de l’ACW pour rompre les liens avec le CD&V. Une telle rupture compliquerait considérablement la mise en œuvre de la politique d’austérité qui nécessite l’appui des bureaucraties syndicales de la CSC et de la FGTB. Elle pourrait aussi donner le coup d’envoi d’initiatives pour doter la classe des travailleurs d’un instrument politique avec une assise autrement plus large qu’un regroupement de la gauche de la gauche.

La création d’un tel instrument est plus urgente que jamais imposer une solution par le haut à la crise sociale et communautaire, c’est-à-dire une solution qui parte des intérêts des travailleurs et des allocataires sociaux. Car le pire est possible désormais. Soit la mise en œuvre d’un plan d’austérité drastique qui sera présenté comme la dernière chance de sauver le pays. Soit une paralysie totale des instruments de la bourgeoisie qui finisse par déboucher sur la scission du pays dans la quête désespérée d’une issue. Une telle scission n’irait pas sans heurts et serait plus conflictuelle et plus longue à mettre en oeuvre qu’en Tchécoslovaquie. La « question belge » risque alors de s’internationaliser et de contribuer à la crise de l’Union européenne dont la cohésion est déjà mise à mal par la crise des dettes souveraines.

Photo : Luc Van Braekel

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