Dossier: Ecolibéralisme ou Ecosocialisme?
Par Michel Husson, Daniel Tanuro, José Bazin et Tania da Costa le Dimanche, 18 Janvier 2009 PDF Imprimer Envoyer

Face au défi climatique et à la crise capitaliste, un nouveau paradigme semble se dégager, d'Al Gore à Jean-Marc Nollet, celui d'une relance économique "verte", d'un capitalisme qu'il serait possible de rendre vert et vertueux. Deux politiques sont effectivement possibles: par le recours systématique aux mécanismes du marché ou au contraire par une transition démocratiquement planifiée qui sort du cadre de ces mécanismes. Ecolibéralisme ou écosocialisme; leur politique et la nôtre...

Le Green Deal, ou le mythe de la relance verte

Par Daniel Tanuro

«Une régulation plus stricte de la finance ne suffira pas », « Ce ne sont pas les dysfonctionnements du système qui sont intenables, mais son fonctionnement même », « A crise systémique, réponse systémique », « Il s’agit de construire une alternative politique pour une autre société ». La quatrième de couverture de « Green deal », le livre de Jean-Marc Nollet (ECOLO), met toute la gomme pour appâter le lecteur en quête de réponse globale à la crise globale – économique, écologique, sociale. Le contraste n’en est que plus frappant avec le contenu de l'ouvrage, qui plaide pour relancer la croissance capitaliste grâce au « boom des technologies vertes ».

Jean-Marc Nollet n’y va pas par quatre chemins. Dès l’introduction de son ouvrage, il confie vouloir « contribuer avec ECOLO à une approche du type de celle de Roosevelt, en y adjoignant la dimension fondamentale de l’écologie ». L’ »alternative politique » se ramène donc à un Roosevelt vert, et la « réponse systémique » à une relance du système. Car Roosevelt ne s’attaqua pas au « fonctionnement » du capitalisme. Les buts du New Deal étaient de soutenir les prix agricoles ainsi que la demande intérieure et d’éviter que la Grande Crise n'entraîne une explosion sociale. Pour ce faire, Roosevelt distribua des primes aux agriculteurs qui laissaient pourrir leurs récoltes, lança un programme de travaux publics, ouvrit la porte aux syndicats, creusa le déficit budgétaire, et octroya aux victimes de faillites des compensations qui ne représentaient pas la moitié des salaires perdus. Il est vrai que le Président rencontra une opposition parmi les trusts, mais son but était la relance du capitalisme. Dans le contexte de l'époque, il n'y avait d'ailleurs que deux manière de procéder: soit puiser dans l'énorme richesse de la classe dominante US - comme Roosevelt le fit, soit écraser le mouvement ouvrier - comme le fit Hitler.

Roosevelt ou Gordon Brown?

La première des dix propositions du New Deal vert - le Green Deal – est un plan de travaux dans les secteurs verts : isolation des maisons, recherche dans les technologies vertes, transports en commun. L’idée serait excellente s’il s’agissait de travaux publics, répondant directement aux besoins sociaux, financés par une ponction sur le capital et échappant à la logique de croissance capitaliste. Mais ce n’est pas le cas. S’agissant des transports en commun, le député ECOLO évite les questions du statut, de la gratuité, et même des tarifs. En matière de recherche, il s'inscrit ostensiblement dans le cadre ultra-libéral de la stratégie de Lisbonne et de Barcelone pour une « économie de la connaissance » (c'est-à-dire une appropriation des savoirs par l'industrie) et fustige le manque de générosité de la Belgique vis-à-vis des patrons qui « lancent des innovations durables ». Quant à l’isolation des maisons, l’auteur propose de « suivre l’exemple récent de la Grande-Bretagne qui s’est donné pour objectif d’isoler toutes ses maisons d’ici 2020 ». On s'arrêtera quelques instants sur ce point, très révélateur des limites du Green Deal.

La place nous manque pour détailler le plan britannique d'isolation des maisons. C'est un plan important mais Nollet le surestime et omet de signaler un point crucial: les entreprises du secteur énergétique, qui verseront chacune 50 millions de livres sterling au fonds pour l'efficience énergétique, ont annoncé que cette contribution serait reportée sur les factures à la clientèle (The Guardian, 12/9/08). Or, il faut savoir que les électriciens britanniques ont empoché récemment un surprofit de 700 millions de livres sterling en revendant les quotas de CO2 que l'Europe leur avait attribués gratuitement et en excès, et en facturant le prix de marché de ces quotas aux consommateurs. Il faut savoir aussi que les logements des ménages britanniques modestes sont des passoires thermiques, que les factures énergétiques sont impayables et que des pensionnés pauvres meurent chaque hiver d'hypothermie dans leur maison. Les syndicats, des associations et des parlementaires du Labour exigeaient donc que la collectivité récupère les surprofits des électriciens pour financer un plan plus ambitieux et plus juste. Gordon Brown n'en a eu cure. Interrogé sur l'intention des patrons de faire payer la population, il a répondu cyniquement: « Je ne crois pas qu'ils aient besoin de faire ça ». « Ils » n'en ont pas besoin, en effet, mais « ils » le feront: c'est la loi du profit.

Tout capitaliste qu'il fut, Roosevelt avait mis des chômeurs au travail dans des travaux publics réalisés par des agences publiques. Surprise: plutôt que de suivre cet exemple, Jean-Marc Nollet s'inspire du blairiste Gordon Brown. Comme lui, il mise exclusivement sur la relance du privé grâce à des cadeaux de la collectivité. Cela vaut non seulement pour le plan de travaux dans le secteur vert mais aussi pour les autres propositions du Green Deal. D'une manière générale, en effet, notre Roosevelt vert s'abstient soigneusement de toucher à la propriété capitaliste. Les événements des dernières semaines ont levé le tabou sur les nationalisations et l'initiative publique, mais ne comptez pas sur Nollet pour mettre le pied dans la porte du coffre-fort capitaliste.

Le secteur des assurances, pour lui, est un « partenaire naturel des politiques visant à préserver l'environnement » car il « sanctionne les comportements dangereux » (c'est exact: on ne couvre plus les risques... auxquels les pauvres sont les plus exposés!). En matière d'énergie, le Green Deal propose la création d'une Communauté Européenne des Energies Renouvelables (ERENE) dont « les missions iraient du soutien à la recherche à la promotion de l'innovation, en passant par la mise en place d'un réseau d'électricité commun (...), l'encouragement des investissements dans la production d'électricité verte et le développement d'un marché européen de l'électricité verte ». Pas un mot contre la libéralisation! Le contrôle des prix, la gestion rationnelle des ressources et le passage aux renouvelables justifieraient mille fois l'expropriation des groupes énergétiques et la création d'un service public européen de l'énergie. Au lieu d'ouvrir cette perspective, Nollet et les Verts proposent un triste remake de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Faut-il rappeler que cette CECA a offert des milliards de fonds publics aux patrons pour restructurer les entreprises, sur le dos des travailleurs?

Pour la croissance!

Mais le débat de fond porte sur l'idée même d'une relance. D'une part JM Nollet plaide à juste titre pour une « rupture avec le sacro-saint ‘toujours plus’: plus riche, plus grand, plus vite ». D'autre part, il affirme que « loin de freiner la croissance, une intégration correcte de la dimension environnementale (peut développer) de 'nouveaux modèles d'affaires'». Il y a entre ces deux affirmations une contradiction insurmontable. Le capitalisme implique la production de marchandises toujours plus nombreuses. Sous les coups de fouet de la concurrence, chaque propriétaire de capitaux remplace des travailleurs par des machines plus productives, afin de toucher un surprofit en plus du profit moyen. Il en résulte une tendance permanente à la surproduction et à la surconsommation. Nollet effleure le problème en parlant d'un « effet rebond » qu'il croit pouvoir contrer sur le plan de la culture, des « choix de vie », etc. Or, le problème est structurel: comment un système foncièrement productiviste serait-il compatible avec le sauvetage de l'environnement? That's the question.

Débat idéologique? Non: cette question, le changement climatique impose d'y répondre très concrètement. En effet, il n'est déjà plus possible de rester au-dessous de 2°C de hausse de la température par rapport au 18e siècle. Le rapport 2007 du GIEC enseigne que, pour ne pas dépasser 2 à 2,4°C de hausse, les pays développés doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 80 à 95% d'ici 2050, et de 25 à 40% d'ici 2020. Ces objectifs drastiques doivent être pris fort au sérieux, car le seuil de dangerosité est autour de +1,7°C et que la vie de centaines de millions de gens est en jeu. Il convient donc de supprimer en quarante ans l'usage des combustibles fossiles qui fournissent 80% de l'énergie employée au niveau mondial. C'est un défi gigantesque. Comment le relever?

Ecartons d'emblée le nucléaire. Les renouvelables apportent-ils la solution? Peuvent-ils prendre le relais des fossiles? Pas dans n'importe quelles conditions. Leur potentiel technique équivaut 7 à 8 fois la consommation mondiale d'énergie, et il est possible de l'augmenter considérablement. Dans l'abstrait, on peut donc imaginer un capitalisme sans combustibles fossiles (dans lequel le problème des ressources épuisables resterait toutefois posé). Mais aucun Harry Potter vert ne peut, d'un coup de baguette magique, remplacer partout les fossiles par les renouvelables. Le problème est celui de la transition, et il est vraiment complexe. Notamment parce que les renouvelables impliquent un système énergétique fort différent de celui que nous connaissons: décentralisé, diversifié en fonction des sources, intensif en travail humain, privilégiant l'efficience thermodynamique par rapport à la rentabilité financière.

Dans ce contexte concret, la priorité des priorités est de réduire radicalement la consommation d'énergie. De nombreuses études montrent que c'est la condition sine qua non pour que les renouvelables puissent prendre le relais des fossiles (voir notamment le rapport « Energy Revolution » réalisé à la demande de Greenpeace). Radicalement, cela veut dire de 50% pour l'Europe et de 75% pour les Etats-Unis, très énergivores. Impossible? Non: ces objectifs sont accessibles, car le gaspillage énergétique est colossal dans nos sociétés. On peut supprimer des productions inutiles (armes, publicité, etc), modifier complètement le système des transports, mettre fin à la mondialisation des marchés agricoles, adopter des normes strictes contre l'obsolescence accélérée des produits, isoler systématiquement tous les bâtiments indépendamment de la demande solvable, etc, etc.

Toutes ces mesures sont techniquement envisageables, mais envisagent un plan qui oppose la rationalité globale - la nécessaire décroissance énergétique - à la rationalité partielle des capitaux concurrents, et qui empiète par conséquent sur la tendance spontanée à l'accumulation du capital, y compris du capital vert. Or, un tel plan est contraire à l'idée même d'une relance capitaliste, qui ne peut que miser sur l'accumulation, donc mettre l'irrationalité globale aux commandes. L'affaire des primes au photovoltaïque est emblématique à cet égard: la politique des gouvernements wallons et bruxellois (la ministre Huytebroeck en tête) est certainement rationnelle du point de la croissance des entreprises et de leur chiffre d'affaire, mais elle est complètement irrationnelle du point de vue social et environnemental global (cf. notre précédente édition). On pourrait multiplier les exemples de ce genre.

La crise actuelle présente deux caractéristiques majeures. Un: pour la première fois dans l'histoire du capitalisme, un taux de profit élevé sur une période prolongée (vingt ans) ne s'accompagne pas d'une onde longue d'expansion de la production capitaliste, d'un développement général de la société, d'une impression de progrès social, d'une relative réduction des inégalités. Deux: pour la première fois dans l'histoire, un mode de production entraîne l'humanité à dépasser les limites physiques qui conditionnent l'environnement au sein duquel la civilisation est née et s'est développée. La combinaison de ces deux éléments détermine une situation absolument sans précédent. Les dangers sont immenses. L'issue ne sera pas facile à trouver, mais il y a au moins une certitude: l'idée d'un Green Deal n'est d'aucune utilité. La relance du capitalisme, fut-il vert, ne résoudra ni la crise sociale ni la crise écologique.


Socialisme vert et écologie rouge! Une critique de l’écolibéralisme

Par José Bazin et Tania Faustino da Costa

Que proposent les écosocialistes ? En premier lieu une lutte au gaspillage. En ce sens, il faut aller au-delà des ajustements proposés par les écolibéraux. La solution n’est pas une « limitation » générale de la consommation ou la substitution des produits consommés par d’autres qui incorporent des nouvelles technologies. C’est le type de consommation actuel, fondée sur l’ostentation, le gaspillage, l’aliénation marchande et l’obsession accumulatrice qui doit être mis en question. Ce texte est basé sur une présentation faite dans le cadre d’une journée de conférences intitulée Socialisme vert ou écologie rouge ; Vers l’écosocialisme ?, tenue à Montréal le 10 novembre 2007 et organisée par Gauche socialiste (section québécquoise de la IVe Internationale) et Masse critique.

Sauvons la planète?

La défense de « la planète » est devenue un thème à la mode, quotidiennement présent dans les médias. En effet, les évidences rendent presque impossible la négation de la crise écologique actuelle. Qui pourrait ainsi être contre « sauver la planète » ? Mais nous sommes provocateurs et disons : « non, ne sauvons pas la planète ! ». Parce que la planète n’est pas en danger, tout comme la vie sur Terre n’est pas en danger. Par contre, plusieurs formes de vie sont en danger, dont la vie humaine. Disons donc plutôt « sauvons l’humanité ! ». C’est ça pour nous être écologistes, c’est avant tout se préoccuper de l’être humain comme élément même de la nature, faisant parti d’un écosystème à la fois fort et fragile. C’est ça être écosocialiste, et être en même temps critique de son antithèse, l’écolibéralisme, idéologie dominante parmi la population « consciente environnementalement » et même parmi certaines couches écologistes-militantes, dont certains partis verts.

La préoccupation pour l’environnement a augmenté sensiblement à la fin des années 60, début 70, à travers une prise de conscience que l’environnement était plus fragile qu’on le pensait, que les ressources naturelles n’étaient pas inépuisables et que les actions humaines pourraient éventuellement entraîner une catastrophe écologique. En 1999, après plus d’une quinzaine d’années de repli militant, les mouvements écologistes de toutes sortes ont commencé à reprendre leur essor, en une année charnière dans la remontée des luttes environnementales et sociales, marquée par les protestations contre le sommet de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) à Seattle. La question écologique pourrait d’abord représenter une menace à la logique expansionniste capitaliste et elle avait donc été mise de côté par les néolibéraux. Mais face à l’évidence que l’activité économique actuelle met en risque la survie de l’humanité, plusieurs sont venus au secours du système capitaliste et ont repris le discours de défense de l’environnement pour le lier au libéralisme économique. Ce sont ceux qu’on appelle ici les « écolibéraux ».

Al Gore archétype écolibéral

L’ex vice-président des États-unis Al Gore constitue un exemple frappant d’écolibéral. Sa notoriété en ce qui concerne le débat sur les changements climatiques est incontestable. Son film, « An inconvenient truth » (Une vérité qui dérange), a reçu deux oscars en 2007, dont celui de meilleur documentaire, et Al Gore a récemment a été co-lauréat, avec le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), du Prix Nobel de la paix pour « leurs efforts afin de mettre en place et diffuser une meilleure compréhension du changement climatique causé par l’homme, et de jeter les bases des mesures nécessaires pour contrecarrer un tel changement ». La position d’Al Gore est même parfois une position officielle et son film est distribué aux écoles par le gouvernement, par exemple en Grande-Bretagne. Il est donc essentiel d’analyser la portée et les conséquences de cette vision et de ses propositions.

Al Gore a sans contredit un point positif majeur : faire ressortir le problème des changements climatiques, particulièrement aux États-Unis, où le gouvernement tarde beaucoup à le prendre au sérieux. Dans son documentaire, Al Gore fait une démonstration alarmiste du réchauffement climatique, et essaye de montrer que le risque d’une fin de la planète est patent. Pourtant le film est très pauvre en termes de réflexion et de débats sur les solutions et à ce sujet il nous invite plutôt à visiter son site web (www.climatecrises.net).

Regardons donc un peu les propositions d’Al Gore. Il nous incite à des actions telles que signer des pétitions, faire des investissements financiers socialement et écologiquement responsables, écrire aux parlementaires ou voter pour des politiciens « verts ». D’autres « actions » consistent en des choix de consommation : utiliser des thermostats, préférer des ampoules et des appareils électriques éconergétiques, choisir une voiture hybride, acheter des produits locaux et bios, acheter des produits frais ou lieu de congelés, utiliser les téléconférences, etc. En gros, ce qu’il propose repose sur l’individu et très peu sur le collectif. Il offre même un test pour mesurer la production individuelle de carbone. D’emblée on constate que ces actions sont sans commune mesure avec le catastrophisme qu’il met de l’avant dans son film. Pas besoin, pour lui, d’un changement structurel de la société pour résoudre la crise climatique, puisque c’est à travers de petits changements de comportement que les gens peuvent éviter une telle catastrophe. Al Gore affirme que la cause de cette crise du climat est la combinaison des vieilles habitudes avec des nouvelles technologies qui, plus puissantes, augmentent l’impact provoqué par l’homme dans la nature.

On doit donc réviser la technologie utilisée, mais il ne mentionne pas la surconsommation comme une possible source du problème : on change ce qu’on consomme, mais on consomme toujours et autant, ou plus (la première action qu’il propose est d’acheter son DVD !) Les industriels sont ainsi présentés comme ceux qui, à travers le développement de nouvelles technologies, peuvent apporter des solutions à ce problème. Tandis que sur les épaules des consommateurs pèse la responsabilité de, individuellement, « sauver la Terre » des changements climatiques. Il essaye de présenter une sortie à cette crise qui permettrait de maintenir le niveau de vie extrêmement consommateur des pays développés, voire des États-Unis, et il essaye de montrer que ce style de vie ne représente pas un risque pour l’environnement, car il est possible de l’ajuster et l’adapter. Al Gore soutient qu’on n’a pas besoin de choisir entre l’environnement et l’économie et qu’il est possible d’avoir les deux en même temps. Mais de quelle « économie » parle-t-il ? De toute évidence, du système industriel capitaliste. Selon lui, « si on fait la chose correcte, on va créer plein d’emplois et de richesse ». Est-ce que cette richesse et ces emplois serviront à l’ensemble de la population mondiale ? Selon Michael Löwy, un de penseurs de l’écosocialisme, si l’on généralisait à l’ensemble de la population mondiale la consommation moyenne d’énergie des États-Unis, les réserves connues de pétrole seraient épuisées en dix-neuf jours. Le système actuel est donc nécessairement fondé sur le maintien et l’aggravation de l’inégalité criante entre le Nord et le Sud, question qu’Al Gore ignore.

En outre, est-ce que le seul danger écologique est l’augmentation du niveau de CO2 ? Il ne parle pas des autres problèmes. Pire encore pour les questions d’inégalité sociale : à aucun moment Al Gore ne fait un lien entre les conditions de misère de la population et la crise écologique. Quel choix ont ceux et celles qui ont à peine de quoi à manger, pour « lutter contre les changements climatiques » ? Acheter des produits éconergétiques et des nouvelles voitures « vertes » ? Quelle option donne-t-il à ces gens ? Il passe aussi à côté du concept d’équité environnementale, qui démontre comment, dans les grandes villes, les populations plus démunies sont celles qui souffrent le plus des conséquences de la pollution.

Un autre facteur qui provoque le réchauffement de la planète selon lui est la croissance de la population, surtout dans des pays non industrialisés. Un tel raisonnement risque de nous mener à des perspectives malthusiennes. On devrait donc luter pour la diminution de ces populations ? Contre leur développement ? La croissance de la population est un bouc-émissaire facile à utiliser qui cache les contradictions internes du système capitaliste qui sont les vraies causes des problèmes écologiques.

Pourtant il se contredit lui-même en laissant comprendre qu’il suffirait que les pays développés réduisent leurs émissions de CO2 pour éviter le réchauffement de la planète. Selon lui, 30,3% de la responsabilité pour le réchauffement climatique doit être attribuée aux États-Unis, suivi de 27,7% à l’Europe, alors que le continent africain tout entier ne représente que 2,5% de cette responsabilité. Mais il ne pose pas la question de l’interdépendance du marché mondial et il ne fait pas le lien entre la progression des problèmes écologiques dans les pays du Sud et la politique d’"exportation de la pollution" vers ces pays.

Il affirme encore qu’il ne manque que de « volonté politique » pour que les changements s’opèrent - ce qui peut nous amener à considérer qu’on doit simplement exiger et attendre une solution des gouvernements, d’où son exhortation à la signature des pétitions ou au vote « vert ». Évidemment, ça maintient le manque d’autonomie de la population par rapport aux moyens de production et à la sphère économique. Al Gore ne critique pas le fait que ce sont les capitalistes producteurs qui décident des investissements et qui ont le pouvoir de prendre des décisions qui affecteront l’environnement en large échelle. Il ne lance aucun mot sur le mode de production. Il ne critique pas la course sans fin au profit ou l’accumulation du capital propre au système capitaliste. Il défend exclusivement la « croissance économique », ce qui, sous un régime capitaliste, représente plus d’accumulation de capital et plus d’inégalités sociales.

Le fait de négliger la connexion nécessaire entre le productivisme et le capitalisme conduit à l’illusion d’un « capitalisme propre » ou de réformes capables d’en contrôler les « excès », par exemple à travers la défense du Protocole de Kyoto. Al Gore ne se pose pas la question si les standards établis par le protocole de Kyoto sont assez pour combattre le réchauffement climatique, si ça serait la voie adéquate. Il défend tout simplement l’adhésion au protocole.

Finalement, ce n’est pas seulement au moment de suggérer une solution à la crise climatique qu’Al Gore pose la question au niveau individuel. Il le fait aussi pour indiquer les causes du problème et affirme enthousiaste que « c’est difficile pour quelqu’un de comprendre quelque chose, si son salaire dépend de qu’il ne comprenne pas cette chose ». Il cite à ce sujet le cas de Philip Cooney, qui travaillait pour l’American Petroleum Institute et qui a été nommé pour s’occuper de l’environnement pendant l’administration Bush en 2001. Après une polémique concernant un memo du FBI, il démissionne et va travailler pour Exxon Mobil. À travers cet exemple, Al Gore pourrait nous convaincre qu’il suffit que les gens qui sont au gouvernement ne soient pas liés à l’industrie pétrolière, pour qu’ils soient capables de prendre les bonnes décisions vis-à-vis le réchauffement de la planète.

Pas si vert que ça…

Tandis que pour les écosocialistes la solution n’est pas individuelle, mais bien structurelle, on a vu comment l’écolibéralisme fait reposer en grande partie les solutions sur les individus. Mais parfois les écolibéraux proposent des alternatives qui semblent souhaitables et même fondées sur la collectivité, mais qui en réalité ne le sont pas. Nous en citerons trois exemples :

1. La taxe sur le carbone = Régulièrement évoquée, la pression en sa faveur augmente. Dans la théorie économique taxes et quotas d’émission sont des instruments possibles de lutte contre la pollution. En matière de lutte contre les changements climatiques, la taxe sur le carbone est présentée comme une alternative aux quotas nationaux sur les émissions de GES (gas à effet de serre) du système de Kyoto. Mais ces deux systèmes ne sont pas équivalents d’un point de vue environnemental. Dans le cas d’une taxe, on décide de son coût et ensuite les acteurs économiques « choisissent » la quantité émise selon leurs actions (payer la taxe ou investir pour moins polluer). Dans le cas des quotas on fixe à l’avance le maximum de GES qu’un pays peut produire. Ainsi, la taxe fait en sorte que si une entreprise veut polluer elle n’a qu’à payer, tandis qu’avec les quotas elle est obligée de diminuer sa pollution pour atteindre l’objectif de réduction. Löwy nous fait voir qu’une vision écosocialiste défend qu’on « se débarrasse de ce mythe d’un calcul économique du "prix de marché" des dégâts écologiques : ce sont en réalité des variables incommensurables du point de vue monétaire ».

2. L’énergie nucléaire = qui revient de plus en plus, et même chez les écologistes. Le nucléaire est une fausse solution. Privilégier le nucléaire est négliger le problème des déchets radioactifs auquel aucune solution satisfaisante n’a été trouvée, sinon de reporter sur les générations futures le risque que comporte leur stockage. En outre, cette source d’énergie n’est pas viable à long terme. Présentement le nucléaire représente environ 3% de l’énergie consommée sur la planète, et même en multipliant par 10 le nombre de centrales nucléaires, on porterait au mieux ce taux à 40% de l’énergie produite mondialement, avec lequel les réserves mondiales d’uranium seraient épuisées en seulement 6 ans. De plus, le développement du nucléaire implique une concentration élevée de capitaux et induit un pouvoir fortement centralisé.

3. Les agrocarburants (ou biocarburants) = à partir de la canne à sucre, du colza, de l’huile de palme ou du maïs. Résultat, au Mexique le prix de la tortilla a augmenté considérablement, en Indonésie la forêt a été rasée pour produire plus d’huile de palme et à plusieurs endroits on utilise la canne à sucre qui est une des productions agricole qui épuise le plus rapidement les sols. D’autres entrepreneurs, voulant se faire leur propre niche économique, utilisent l’argument que tous ces produits que nous venons de nommer ne sont pas si efficaces environnementalement et proposent deux nouvelles solutions : les biocarburants produits à partir de fibre de bois et à partir du miscantus gigantus, (populairement connue comme « herbe à éléphant »). Selon eux, ce serait la révolution au niveau écologique, des biocarburants « non dommageables pour l’environnement ». C’était sans compter sur le fait qu’autant ces arbres dont on utilise la fibre que le miscantus doivent être cultivés et ce sur les terres agricoles. Certains agriculteurs commencent en conséquence à abandonner les cultures alimentaires pour se tourner vers les biocarburants (beaucoup plus payants, mais pas nourrissants…). Il faut aussi prendre en compte tout le processus de culture, de transformation et de transport de ces biocarburants, pour analyser son impact environnemental. Au contraire de l’effet recherché, ils peuvent en réalité augmenter les émissions de GES.

On constate donc que différentes nouvelles technologies sont présentées comme des solutions presque miraculeuses pour éviter le réchauffement de la planète. Pourtant, si on reste dans la logique capitaliste, son implémentation sera toujours commandée par le besoin de nouveaux marchés profitables, et pas vraiment par le souci pour l’environnement.

Qu’est-ce que l’écosocialisme?

Est-il donc nécessaire d’abandonner le capitalisme pour empêcher le réchauffement de la planète ? Nous croyons, avec les écosocialistes, que la fin de ce système est la seule solution concevable. L’écosocialisme propose une stratégie d’alliance entre les "rouges" et les "verts", les marxistes et les écologistes. Löwy nous parle des divergences de fond qui ont séparé ces deux courants. Les écologistes accusent Marx et Engels de productivisme, et en effet « on trouve souvent chez Marx ou Engels une tendance à faire du "développement des forces productives" le principal vecteur du progrès, et une position peu critique envers la civilisation industrielle, notamment dans son rapport destructeur à l’environnement ». Marx n’avait pas pris suffisamment en considération que, par sa dynamique expansionniste, le capital met en danger ou détruit ses propres conditions, à commencer par l’environnement naturel.

Pourtant Marx a largement dénoncé « la logique capitaliste de production pour la production, l’accumulation du capital, des richesses et des marchandises comme but en soi. L’idée même de socialisme est celle d’une production de valeurs d’usage, de biens nécessaires à la satisfaction de nécessités humaines. L’objectif suprême du progrès technique pour Marx n’est pas l’accroissement infini de biens ("l’avoir") mais la réduction de la journée de travail, et l’accroissement du temps libre ("l’être") ». Cette prédominance des valeurs d’usage par rapport aux valeurs d’échange est reprise par les écosocialistes comme le moteur qui devrait orienter l’évolution technologique.

À la question qu’est-ce que l’écosocialisme ?*, Löwy va plus loin que le simple fait de dire que c’est la convergence de l’écologie et du socialisme et répond que l’écosocialisme est « un courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du marxisme - tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit - de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique de feu le ‘’socialisme réel’’- sont incompatibles avec les exigences de sauvegarde de l’environnement naturel. Tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs et leurs organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système et pour l’établissement d’une nouvelle société, socialiste et écologique. »

Encore selon Löwy, les moyens de production, et surtout sur les décisions d’investissement et de mutation technologique, doivent en conséquence être arrachés aux capitalistes pour devenir un bien commun de la société. Le but écosocialiste est une société écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle démocratique, l’égalité sociale et la planification démocratique qui permette à la société de définir les buts de la production et des investissements. Les réformes partielles de ce système « sont totalement insuffisantes : il faut remplacer la micro-rationalité du profit par une macro-rationalité sociale et écologique, ce qui exige un véritable changement de civilisation ». Les écosocialistes considèrent donc la propre dynamique du capitalisme comme l’origine de la crise écologique. Selon le manifeste écosocialiste, le système actuel ne peut réguler, et encore moins surmonter, les crises qu’il a engendrées, parce que pour le faire, il devrait poser des limites à l’accumulation, qui est elle-même une de ses caractéristiques fondamentales. Ainsi le choix dramatique posé par Rosa Luxembourg fait son retour : « socialisme ou barbarie », la barbarie étant la catastrophe écologique.

De la théorie à la pratique écosocialiste

L’écosocialisme s’est développé surtout au cours des trente dernières années, en même temps que d’autres mouvements écologistes. Ce courant est loin d’être politiquement homogène, mais la plupart de ses représentants partagent certains thèmes communs. Plusieurs personnes travaillent sur la théorisation de l’écosocialisme au niveau international. On pense tout de suite, pour la période actuelle, au franco-brésilien Michael Löwy, déjà cité plus haut, à l’étasunien Joel Kovel ou au français Philippe Corcuff. Ces penseurs se sont attelés à proposer une définition de ce qu’est l’écosocialisme.

L’écosocialisme est passé rapidement de la théorie à la pratique au niveau international. Un exemple est la création du réseau écosocialiste brésilien le 27 janvier 2003 pendant le Forum social mondial de Porte Alegre. Ce réseau est une synthèse de trois grands courants : des luttes nationales des mouvements sociaux tel que la CUT (Central unique des travailleurs) ou le MST (Mouvement de sans terre), des partis de gauche nationaux tel que le PT (le Parti des travailleurs de Lula) et le PSOL (Parti socialisme et liberté) et la lutte écologiste anticapitaliste internationaliste initiée par le lancement du Manifeste écosocialiste mondial de septembre 2001. Cette initiative s’est reproduite internationalement par la fondation les 7 et 8 octobre 2007 à Paris d’un Réseau écosocialiste international dans le cadre d’un grand rassemblement écosocialiste mondial, où étaient présents plus de 60 déléguéEs écosocialistes de plusieurs pays.

Propositions et solutions à la fois vertes et rouges

Alors, que proposent les écosocialistes ? En premier lieu une lutte au gaspillage. Aucune limitation du réchauffement climatique ne peut être envisagée sans une lutte implacable contre le gaspillage énergétique et les gaspillages de n’importe quelle ressource naturelle. Pour constater que le système actuel est fondé sur le gaspillage, nous n’avons qu’à penser au transport en tout sens des marchandises et des individus, à l’augmentation progressive des dépenses militaires et de la publicité, qui est non seulement du gaspillage par elle-même, mais qui encourage un comportement consommateur ostentatoire et nuisible à l’environnement. Il faut aller au-delà des ajustements proposés par les écolibéraux. Dans les mots de Löwy, la solution n’est pas une « limitation » générale de la consommation ou la substitution des produits consommés par d’autres qui incorporent des nouvelles technologies. C’est le type de consommation actuel, fondée sur l’ostentation, le gaspillage, l’aliénation marchande et l’obsession accumulatrice qui doit être mis en question.

Si on peut réduire une partie des GES en transformant le type de consommation actuel, il faut aussi continuer à investir massivement dans le développement des sources d’énergie renouvelables. Une partie des technologies non-polluantes existent déjà au niveau énergétique, comme l’énergie photovoltaïque, marémotrice, géothermique ou éolienne, et il faut absolument promouvoir la continuité de sa recherche. Voici quelques exemples de revendications écosocialistes pour lesquelles nous pouvons lutter ici et maintenant : les transports publics gratuits et interdiction de nouvelles autoroutes ; le train à prix démocratique pour les plus grandes distances tout en interdisant les voyages aériens sur les courtes distances ; un plan public d’isolation de logements financé par un impôt sur les profits des sociétés pétrolières.

Cet échantillon de revendications fait partie d’une série de revendications transitoires à appliquer immédiatement sans attendre une société écosocialiste. Car le but des écosocialistes est plus grand que la lutte actuelle contre les changements climatiques. Tout en luttant maintenant pour une amélioration des conditions de l’environnement, les écosocialistes luttent pour un changement radical de la société. L’écosocialisme se caractérise par une modification radicale du rapport entre l’humanité et la biosphère, il implique nécessairement une évolution profonde des mentalités, avec en premier lieu une modification profonde des habitudes de consommation. Le projet écosocialiste n’implique pas seulement un changement de rapports économiques et une révolution politique, il pose aussi la nécessité d'une révolution sur le plan culturel.

Le projet écosocialiste devra nécessairement articuler une planification mondiale nécessaire à la réalisation des grands objectifs de l’humanité, avec une décentralisation maximale et une attention particulière à la question des outils utilisés. Le projet écosocialiste doit mettre au centre des ses préoccupations l’être humain et non plus la notion abstraite de développement des forces productives. L’écosocialisme devra être planifié de façon démocratique, participative et autogestionnaire et impliquant les citoyennes et les citoyens dans le processus de décision. L’écosocialisme sera nécessairement et pratiquement internationaliste. Ainsi, à long terme l’écosocialisme se prononce en faveur d’une République universelle tout en luttant ici et maintenant pour faire avancer des solutions écologistes. Le manifeste écosocialiste finit en disant que « Les crises de notre époque peuvent et doivent être comprises comme des opportunités révolutionnaires que nous devons faire éclore ». On pourrait remplacer les technologies qu’on utilise, mais si la logique capitaliste subsiste, les inégalités sociales persisteront, et avec elles les problèmes qui affectent l’environnement. Sauvons l’humanité, optons pour l’écosocialisme!

Article publié sur le site: http://www.pressegauche.org/index.php


Climat : les limites du calcul marchand

Par Michel Husson

Pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, deux méthodes sont possibles : le recours à des dispositifs marchands (écotaxe ou marché des permis d’émission) ou la planification. Le capitalisme privilégie évidemment les solutions marchandes mais celles-ci ne sont pas à la hauteur du problème. (Deux graphiques ne sont pas reproduits ici. Cliquez sur le lien ci-dessous pour accéder au texte original en pdf. Plus d'informations sur ce site : http://hussonet.free.fr/vsur100f.pdf )

Le cadre théorique est d’inspiration néo-classique. La production résulte de la combinaison de trois facteurs de production : le capital, le travail et l’énergie. L’hypothèse essentielle est que ces facteurs sont substituables : on peut remplacer l’énergie par du capital, de la même façon que les machines peuvent se substituer au travail humain. Les entreprises cherchent à minimiser leur coût de production et choisiront la combinaison optimale de ces trois facteurs en fonction de leurs coûts relatifs : si le prix de l’énergie augmente, on passera à une combinaison plus économe en énergie.

Normalement, c’est le marché concurrentiel qui devrait fixer le prix des différents facteurs de production. Mais le prix de l’énergie n’intègre pas ses effets sur l’environnement. Pour corriger cette « défaillance » du marché, il faut « internaliser » les coûts environnementaux en les intégrant au prix de l’énergie. On peut le faire en augmentant par l’établissement d’une écotaxe, ou par la création d’un pseudo-marché des droits d’émission. Ces deux méthodes ne diffèrent pas fondamentalement et conduisent toutes les deux à une augmentation du coût de l’énergie.

Les entreprises vont alors comparer le montant de l’écotaxe et le coût du passage à des méthodes de production plus économes en énergie : si l’écotaxe est plus chère que ce « coût d’atténuation », alors les nouvelles méthodes de production seront adoptées. Telle est l’approche commune aux rapports proposant des plans de réduction des émissions. Elle soulève cependant de grandes difficultés, que l’on peut examiner sous trois angles.

Le premier obstacle est la non-substituabilité des facteurs de production. On ne dispose pas à tout moment d’une gamme infinie de méthodes de production permettant de produire les mêmes marchandises avec une dose d’énergie aussi réduite que l’on veut. En poussant le raisonnement à la limite, une écotaxe tendant vers l’infini devrait faire tendre vers zéro les dépenses en énergie, pour une production donnée. Certes, on peut observer une certaine substitution entre sources d’énergie dans l’industrie en fonction de leurs prix relatifs. Et il est vrai que les chocs pétroliers ont conduit à la production d’automobiles moins voraces en carburant. Mais au-delà d’un certain seuil, la fonction de production devient « à facteurs complémentaires » et non « substituables », autrement dit la dépense d’énergie devient incompressible. Pour ne prendre qu’un exemple, on imagine mal que l’on puisse produire une tonne d’aluminium avec 80 % d’énergie en moins.

La deuxième objection rejoint la précédente sous l’angle de l’évaluation du coût des économies d’énergie. Il n’est en effet connu lui aussi que sur une plage étroite, au-delà de laquelle les méthodes économes en énergie risquent de devenir de plus en plus coûteuses. Or, le rapport Stern, et beaucoup d’autres avec lui, fait une hypothèse inverse. S’appuyant sur un travail de Dennis Anderson (2006), il suppose que le coût nécessaire pour économiser une tonne de CO2 baisse dans le temps. Tous les calculs sont faits sur l’hypothèse que ce coût passerait 61 dollars par tonne en 2015 à 22 dollars en 2050 (partie 3, tableau 9.2 p.233). Cette hypothèse tourne le dos avec l’idée de rendements décroissants. Qu’il y ait un effet d’apprentissage au cours du temps, c’est possible, mais la baisse est si forte qu’elle ne saurait être justifiée que par une croyance aveugle en un flux continu d’innovations.

Une troisième objection peut être soulevée à propos de la contribution des sources d’énergie alternatives moins polluantes. Aucun compte n’est tenu des limites physiques qui peuvent exister au déploiement de ces nouvelles sources d’énergie. C’est la thèse de Ted Trainer (2007) qu’il résume ainsi : « Stern compte sur des quantités d’énergie obtenues à partir de la captation du carbone, de la biomasse, du vent et du nucléaire qui semblent clairement hors d’atteinte, même en faisant abstraction des déperditions lors de la conversion d’une forme d’énergie à l’autre. Les raisons n’ont que peu ou rien à voir avec l’économie ou les coûts en dollars, mais beaucoup avec les capacités limitées qu’il est possible de mettre en place ».

Taux de profit et fonction de production « verte »

La logique marchande de réduction d’émission est conçue pour être compatible avec les règles de fonctionnement du capitalisme. Dans l’abstrait, ce « capitalisme vert » réussirait à prendre en charge les problèmes environnementaux à sa manière (marchande), tout en créant de nouveaux champs d’accumulation et de nouveaux débouchés.

La viabilité d’un tel modèle pose plusieurs questions qu’il faut bien distinguer. La première est celle de sa compatibilité avec le maintien du taux de profit moyen, voire avec sa progression. La deuxième question porte sur les autres éléments permettant de définir un régime d’accumulation cohérent : structure des débouchés, configuration de l’économie mondiale, organisation de la concurrence. La troisième question est plus transversale, et concerne les modalités d’une éventuelle transition entre le capitalisme néolibéral et le capitalisme vert.

Sur le premier point, il faut commencer par ce rappel : depuis au moins un demi-siècle, l’expansion capitaliste a bénéficié d’une énergie à bas coût. Ce facteur a joué un rôle décisif dans la mise en place de toute une série de méthodes de production intensives qui ont servi de base aux gains de productivité. Avec un coût plus élevé de l’énergie, ces gains de productivité n’auraient pas forcément compensé l’alourdissement du capital comme ils ont pu le faire. Dans le cas de la France, on peut repérer un lien très étroit entre les fluctuations du taux de profit et le coût de la consommation d’énergie (graphique 1).

Graphique 1. Taux de profit et coût de la consommation d’énergie France 1949-2006. Sources : Villa (1994), Insee (1981), Ministère de l’économie (1997)

Admettons un instant que l’efficacité des investissements verts permette d’assurer la compatibilité d’un régime d’accumulation « vert » avec le maintien du taux de profit. Mais rien ne garantit que cette compatibilité soit réalisée à un degré d’économies d’énergie compatible avec les objectifs fixés par ailleurs. La variable-clé est alors le pourcentage de baisse d’intensité énergétique obtenu par un investissement vert équivalant à 1 % du capital engagé. Or, il est vraisemblable que cette « élasticité » baissera dans le temps, autrement dit que le rendement des innovations sera décroissant au-delà d’un certain seuil.

Le graphique 2 illustre cette configuration. A gauche, dans la zone claire, les économies d’énergie sont compatibles avec le maintien du taux de profit, voire avec sa progression. On entre ensuite dans une zone plus sombre où le taux de profit se met à baisser doucement : on peut encore concevoir un régime d’accumulation s’accommodant d’un taux de profit modérément réduit. Mais on arrive ensuite dans la zone plus sombre où le taux de profit se met à baisser dangereusement. Toute la question est de savoir dans laquelle de ces trois zones se situe l’objectif d’économie d’énergie. S’il est possible d’imaginer un « capitalisme vert » compatible avec une certaine dose d’économie d’énergie, rien ne garantit que celle-ci soit suffisante pour une réelle maîtrise de l’environnement.

Graphique 2. Taux de profit et économies d’énergie

Le capitalisme va donc raisonner à la marge, par tâtonnement et expérimentation empirique des réponses aux incitations, bref à l’aveuglette. Le point d’arrivée qui serait la généralisation de nouvelles techniques garantissant le maintien du taux de profit n’existe pas forcément et, dans la logique capitaliste, on ne peut s’en approcher que progressivement. On retrouve là une caractéristique essentielle du capitalisme qui est l’inversion des moyens et des fins. C’est le respect des contraintes propres au capitalisme - qui ne devraient être que des moyens - qui déterminent les objectifs que l’humanité a le droit de se fixer. Autrement dit, l’intensité énergétique ne pourra baisser que dans la mesure où cette baisse ne pèsera pas trop sur le taux de profit, même si les objectifs environnementaux nécessiteraient d’aller au-delà.

Péréquation des taux de profit et modalités de la concurrence

Le capitalisme est un système fondé sur la concurrence entre « capitaux nombreux », et cette concurrence doit être « libre et non faussée ». Or, l’écotaxe introduit a priori une double distorsion : en faveur des biens de production verts, mais aussi entre secteurs, selon qu’ils utilisent plus ou moins d’énergie.

La première distorsion conduirait à un schéma de reproduction déséquilibré où la section des biens de production verts croîtrait plus vite que le reste, en captant une partie croissante de la plus-value créée dans le reste de l’économie. Une issue possible pourrait être une accélération de la productivité dans ces secteurs. Ces gains de productivité ne seraient pas redistribués aux salariés mais répartis entre les différents secteurs à travers les mécanismes de prix relatifs. Mais il est difficile d’imaginer qu’un moindre recours aux technologies « sales » permettrait d’économiser du travail direct à un rythme supérieur à ce qu’il est aujourd’hui. On peut affirmer le contraire.

L’introduction d’une écotaxe favoriserait les secteurs faiblement utilisateurs d’énergie et pourrait perturber également les conditions de la concurrence. C’est une préoccupation majeure de la littérature officielle qu’un article récent illustre bien, en dépit de son formalisme (David, 2007). L’auteur analyse les contradictions possibles entre « efficacité environnementale » et « efficacité économique » à partir du cas où « les firmes les plus efficaces pour produire sont les plus polluantes ». Les résultats de son modèle pointent les effets pervers possibles des solutions marchandes : « l’introduction d’une taxe sur les émissions peut engendrer une hausse de la part de marché de la firme inefficace » et, dans ce cas de figure, « la production de la firme efficace baisse toujours avec la taxe alors que la production de la firme inefficace peut augmenter ».

Cette même étude montre paradoxalement qu’une « norme de procédé qui porte exclusivement sur les choix d’investissement des pollueurs (...) présente une propriété de neutralité sur la concurrence ». C’est reconnaître, même d’un point de vue capitaliste, la rationalité supérieure d’une gestion par les quantités (normes de procédés) par rapport à une gestion par les coûts (écotaxe). Ce résultat met à mal le dogme théorique néolibéral selon lequel les solutions marchandes conduiraient à une affectation optimale des ressources du point de vue environnemental : la soumission aux lois de la concurrence engendre au contraire des effets pervers, propres aux règles du jeu capitalistes, qui viennent réduite l’efficacité de telles mesures.

C’est d’ailleurs de ce point de vue qu’il faut interpréter le débat entre écotaxe et marché des permis d’émission : les avantages relatifs des deux méthodes ne sont à peu près uniquement discutées que sous l’angle de leur compatibilité avec les principes de la concurrence.

On peut étendre ces remarques à l’échelle planétaire. Il va de soi en effet que la nouvelle norme introduite par l’écotaxe ou le marché des permis d‘émission doit être universelle. Dans le cas contraire, on verrait apparaître d’autres effets pervers. Imaginons par exemple une écotaxe qui ne soit effectivement appliquée que dans certains pays et pas dans d’autres. La concurrence entre les entreprises installées dans ces différents pays conduirait à des délocalisations vers les pays « hors taxe » où l’incitation à mettre en place des technologies vertes serait nulle ou inférieure. Les mêmes effets pervers peuvent se concevoir, encore plus facilement peut-être, dans le cas des marchés de permis d’émission.

La transition vers le capitalisme vert

Il faut ici distinguer deux phases : celle de l’amorçage qui correspond à l’introduction de l’écotaxe, et celle de la montée en puissance des effets compensateurs sur le taux de profit. Dans la phase d’amorçage, ce dernier ne peut être maintenu que par une baisse de la part des salaires ou des impôts payés par les entreprises puisque l’introduction de nouvelles techniques de production nécessite un certain délai pour porter ses fruits. Si cette compensation tend à se faire entreprise par entreprise, donc au prorata de leur dépense en énergie, l’effet incitatif s’annule progressivement. Si la compensation est réalisée au niveau global, on modifie alors la structure sectorielle des taux de profit : le taux de profit baisse dans les entreprises fortes consommatrices d’énergie mais se maintient, voire s’élève, dans les branches moins voraces en énergie. L’effet incitatif n’est pas supprimé mais amoindri d’autant. Il faut donc augmenter l’écotaxe, mais on retombe alors sur le risque des rendements décroissants.

On retrouve ici la contradiction qui existe entre l’efficacité d’une écotaxe et l’existence d’une contrainte de rentabilité propre au capitalisme. L’écotaxe n’est optimale qu’à la condition de frapper réellement la rentabilité des entreprises à forte intensité énergétique à travers un choc initial de rentabilité. Les ressources procurées par l’écotaxe devraient, durant cette première phase, être consacrées par l’Etat qui en est le bénéficiaire à des programmes publics d’investissement vert. Mais cette distorsion des taux de profit s’oppose au fonctionnement «naturel» du capitalisme. Sa réponse spontanée va être de faire retomber la charge supplémentaire sur les salaires. C’est pourquoi, tout argument consistant à dire que l’on va compenser l’écotaxe par une moindre taxation du travail n’est pas seulement une concession majeure à l’idéologie capitaliste pour qui le salaire est un coût et l’impôt (ou la cotisation sociale) une ponction inutile. Moins taxer le travail n’implique pas seulement une baisse des budgets sociaux : c’est aussi un moyen d’empêcher l’écotaxe de peser réellement sur les choix productifs des entreprises.

Les débouchés et le contenu de la croissance

L’obtention d’un taux de profit suffisamment élevé est pour le capitalisme une condition nécessaire mais elle n’est pas suffisante. Il faut encore que la structure de la demande soit adéquate : le profit doit en effet être réalisé, autrement dit la production doit être vendue. Se pose alors la question de la reproduction : comment écouler la production verte ? Sur ce point, le capitalisme vert ne peut qu’enregistrer des difficultés supplémentaires. Du côté de la demande, la volonté de maintenir le taux de profit par un ajustement sur les salaires, va tendre à rétrécir relativement la demande salariale disponible. Du côté de l’offre, sa composition va changer, au moins transitoirement, dans le sens d’une croissance plus rapide de la section « verte » des moyens de production qui devrait trouver des débouchés dans les investissements verts réalisés par les autres branches. Mais, encore une fois, un tel schéma qui repose sur une croissance plus rapide de la section des biens d’investissement ne peut être prolongé indéfiniment, et on retrouve ici le risque que la croissance du capital fixe vienne peser sur la rentabilité.

Le prix des marchandises vertes aura tendance, au moins dans un premier temps, à augmenter et donc à réduire la capacité d’absorption de la demande salariale. Elle conduira aussi à réorienter la demande vers des services moins coûteux en énergie mais moins susceptibles de gains de productivité élevés et donc de profits. De manière encore plus importante encore, la logique de réduction des dépenses d’énergie devrait conduire à la fabrication de biens « durables » et à un ralentissement de la vitesse de circulation du capital. Mais celle-ci est contradictoire avec le soutien au taux de profit qui passe aujourd’hui par le raccourcissement de la durée de vie des biens produits.

Enfin, les limites proprement physiques aux réductions d’énergie imposeront une modification du contenu de la croissance : on ne peut pas produire les mêmes choses avec des inputs d’énergie réduits dans les proportions conformes aux objectifs environnementaux. C’est ce que montre Minqi Li (2008) qui calcule le taux de croissance compatible avec les objectifs de réduction d’énergie selon plusieurs scénarios plus ou moins contraignants. Dans le cas d’une réduction des émissions à 490 ppm en 2050, la croissance maximale autorisée pour l’économie mondiale serait comprise entre 2,3 % et - 0,4 % par an ; pour une réduction à 445 ppm, la croissance mondiale devrait baisser, de - 0,7 % à - 3,4 % par an.

Le capitalisme vert : un oxymore

D’un point de vue strictement économique et abstrait, il est possible d’imaginer un capitalisme vert compatible avec le maintien du taux de profit. Mais rien ne garantit que cette compatibilité soit assurée à des niveaux d’économie d’énergie correspondant aux objectifs requis, à moins de compter sur des gains de productivité élevés et durables dans les branches produisant les technologies vertes. Si cette condition n’est pas remplie, et c’est le cas le plus vraisemblable, on irait vers un capitalisme verdi plutôt que vers un capitalisme vert. On peut même imaginer l’éventualité d’une prochaine « bulle verte ».

Le scénario du capitalisme vert suppose en fin de compte d’imposer au capitalisme des règles qui lui sont étrangères. L’introduction massive d’une écotaxe perturberait profondément le principe de concurrence entre capitaux individuels, elle freinerait la rotation du capital et ne déboucherait pas sur une structuration stable de l’économie mondiale.

Fondamentalement, l’hypothèse du capitalisme vert suppose un « choc exogène » brutal qui viendrait bouleverser profondément la configuration actuelle du capitalisme. Elle suppose en outre l’existence d’une instance mondiale assurant un degré accru de centralisation et l’édiction de normes mondiales qui vont, encore une fois, à l’encontre de l’essence concurrentielle du mode de production capitaliste.

Le capitalisme vert est donc un oxymore. L’hypothèse d’un tel régime d’accumulation repose sur une mauvaise compréhension des lois du capitalisme et sur une surestimation de sa capacité à faire face de manière rationnelle au défis environnementaux. Cette conclusion négative permet de pointer les spécificités d’une alternative éco-socialiste. Elle implique une planification à l’échelle mondiale et une remise en cause des modes de production et de consommation adéquats à la logique capitaliste. En termes économiques, cette alternative revendique une baisse significative du taux de surplus social ou en tout cas une transformation profonde de son contenu. Pour ne prendre qu’un exemple, la durabilité accrue des biens de consommation est en soi un facteur de baisse de la rentabilité et de décroissance.

Références

Anderson D. (2006), Costs and Finance of Abating Carbon Emissions in the Energy Sector, Imperial College London, October. http://tinyurl.com/5u2ya

David M. (2007), « Politique environnementale et politique de la concurrence », Économie et Prévision n°178-179. http://gesd.free.fr/a125138.pdf

Insee (1981), Lemouvement économique en France 1949-1979.

Minqi Li (2008), « Climate Change, Limits to Growth, and the Imperative for Socialism », Monthly Review, July-August 2008. http://tinyurl.com/minqi8

Ministère de l’économie (1997), L’énergie en France. http://tinyurl.com/6aht3z

Stern N. (2006), Review on the Economics of Climate Change, H.M.Treasury, UK, Oct. http://www.sternreview.org.uk

Trainer T. (2007), « The Stern Review ; a critical assessment of its mitigation optimism », July 2, 2007

http://gesd.free.fr/trainer7.pdf

Villa P. (1994), Un siècle de données macro-économiques, INSEE Résultats n°303-304.

http://tinyurl.com/pvilla

Article écrit pour Viento Sur, numéro 100, décembre 2008. Mis en ligne en français sur le site de Michel Husson.

Voir ci-dessus