Novembre 1888: Naissance de «L'Internationale», hymne sans frontière du mouvement ouvrier
Par Isidoro Cruz Bernal le Samedi, 15 Novembre 2008 PDF Imprimer Envoyer

En 1888 à Lille, un ouvrier métallurgiste de 40 ans revient de son travail. Il s'appelle Pierre Degeyter, charpentier et tonnelier de formation. En ce jour de novembre 1888, Pierre vient de chanter à ses collègues de travail une chanson qu'il avait composé une semaine plus tôt. Ses collègues lui ont suggéré quelques petites modifications, mais ils ont été enthousiasmés par cette oeuvre.

Quelques mois plus tard, une chorale ouvrière répétait cette dernière et 6.000 exemplaires de son texte et de sa musique étaient imprimés. «L'Internationale» était née. En l'espace de dix ans, elle était connue et chantée dans toute l'Europe et, encore dix ans plus tard, dans le monde entier. Ses paroles et sa musique ont résonné dans toutes les expériences révolutionnaires de la fin du XIXe et tout au long du XXe siècle.

Eugène Potier, poète de la Première Internationale et de la Commune

Mais l'histoire de « L'Internationale » commence bien avant que Pierre Degeyter ait composé la chanson. « L'Internationale » était, à l'origine, un poème. Le métallo musicien l'avait trouvé dans un recueil de poésies d'Eugène Potier.

Potier était né en 1816, un an après la défaite de Napoléon Bonaparte, en plein milieu d'une restauration réactionnaire qui tentait (inutilement) d'effacer les conséquences historiques de la Révolution française. Potier travailla également comme ouvrier tout au long de sa vie. A 14 ans, il écrivait son premier poème intitulé « Vive la Liberté! ». Il a alterné dans sa vie divers emplois ouvriers avec celle de militant révolutionnaire socialiste, spécialisé dans la propagande politique à traver la poésie et la chanson.

En 1848, Eugène Potier assiste à l'explosion des révolutions européennes, la majorité d'entre elles provoquées par des revendications nationales. Mais il va directement participer à celle qui se distingua des autres dans ce cycle révolutionnaire. Potier sera sur les barricades parisiennes en juin-juillet 1848 où s'affrontèrent pour la première fois politiquement et socialement la bourgeoisie et le prolétariat en tant que classes antagonistes.

Une des conséquences de l'échec de cette vague révolutionnaire national-démocratique sera l'affaiblissement notable de l'organisation ouvrière à l'échelle internationale. Tant à cause de la répression bourgeoise qui a démantelé pour toute une période les organisations ouvrières (comme ce fut le cas en France après 1848) ou parce que, comme en Italie et dans d'autres pays, les travailleurs vont alors concentrer leurs forces dans leur organisation à une échelle purement nationale (en recourant, dans les cas les plus négatifs, à des idéologies nationalistes comme le socialisme national de Mazzini).

Eugène Potier fut l'un des rares partisans français des positions internationalistes conséquentes de Marx et Engels, inscrites dans leur « Manifeste du parti communiste » de 1848. L'appel vibrant à l'unité internationale des travailleurs lancé par ce texte fondateur du socialisme révolutionnaire aura une influence directe sur la fondation de l'Association internationale des travailleurs (AIT) en 1864. Cette Première Internationale sera l'expression du regroupement des courants ouvriers les plus importants d'Europe. Elle était la démonstration concrète qu'une partie significative de la classe ouvrière du Vieux Monde avait conscience que, pour s'opposer de manière efficace au despotisme du capital, il fallait combattre la concurrence entre les travailleurs (que ce soit entre les ouvriers de différents pays, comme entre ceux d'un même secteur industriel) et faire front autour d'un programme commun de revendications.

Eugène Potier fut un militant convaincu de l'Association internationale des travailleurs et, dans les luttes et débats internes de cette première organisation ouvrière internationale, il a sans cesse adhéré aux positions les plus révolutionnaires et internationalistes. Il a activement participé au grand événement qui a clôturé cette période héroïque; la Commune de Paris de 1871. Eugène Potier fut élu comme membre de la Commune lors des élections réalisées le 26 mars 1871 dans toutes les circonscriptions de Paris aux mains de la classe ouvrière. Potier obtenait 3.352 voix sur un total de près de 3.600 votes exprimés dans son district. Ce magnifique résultat lui permettait de faire partie du premier gouvernement ouvrier de l'histoire.

Après la défaite de la Commune, la répression sanglante menée par les réactionnaires (près de 30.000 morts), la ville tranformée en ruine fumantes, les procès sommaires, les déportations, la fuite éperdue de ceux qui voulaient échapper à la vengeance de la bourgeoisie, telle fut la toile de fond sur laquelle Eugène Potier, au milieu du bruit et de la furreur de la déroute, a écrit, comme un défi, le poème « L'Internationale ».

Pottier s'est exilé en Angleterre puis aux Etats-Unis. Vers 1880, il a pu retourner en France où, dès son retour, il adhère au tout nouveau Parti Ouvrier, un des noyaux qui donneront naissance au Parti social-démocrate.

Eugène Potier est mort le 8 novembre 1887. Une grande colonne d'ouvriers parisiens accompagna sa dépouille jusqu'au cimetière du Père Lachaise où il fut enterré aux côtés des héros de la Commune de 1871. Même son enterrement ne s'est pas déroulé de manière « normale »; la police a attaqué le cortège, arrêtant de nombreuses personnes. Ce fut, de manière involontaire, l'ultime hommage de la bourgeoisie envers un auteur qui a su utiliser efficacement son talent au service de la lutte contre l'exploitation. La bourgeoisie française reconnaissait dans le poète mort un ennemi de sa domination.

Pierre Degeyter, ouvrier et musicien

Un an après la mort de Potier donc, Pierre Degeyter ouvrait un de ses recueils de poèmes. Il apprécia beaucoup « L'Internationale » et se mis au travail afin de le mettre en musique. Pierre Degeyter était à la recherche de nouvelles chansons pour la chorale ouvrière qu'il dirigeait. Sa recherche était ardue du fait qu'il n'y avait pas beaucoup de matériaux intéressants; les compositeurs en vogue à l'époque ne s'intéressaient guère à la vie de la classe ouvrière comme thème d'inspiration. Encore moins pour un répértoire de chansons révolutionnaires qui souligne la lutte contre le capitalisme et l'unité internationale des travailleurs.

A l'âge de 7 ans, au moment où Mozart commençait ses premières oeuvres, Pierre Degeyter travaillait déjà 9 heures par jour dans une filature. Sitôt son travail achevé, il apprenait à lire et à écrire en autodidacte. Arrivé à l'âge adulte, il s'est inscrit dans des cours du soir dans les matières qui l'intéressaient: le dessin et la musique. Il a chanté dans des chorales et, comme on l'a vu, en a dirigé une. Il est important de souligner sa forte volonté et sa constance, vu qu'il n'est pas du tout facile, après 9 ou 12 heures de travail, d'apprendre à jouer d'un instrument, d'apprendre le solfège et de plus avec l'inconvéniant de ne pas l'avoir fait à un âge précoce mais en pleine maturité.

Pierre Degeyter a vécu toute sa vie dans des conditions matérielles très modestes. Ce n'est qu'après avoir accompli ses 80 ans qu'il obtenait une pension et a reçu une certaine reconnaissance, en grande partie pour avoir été l'auteur de « L'Internationale », une chanson révolutionnaire qui faisait se dresser les cheveux de la bourgeoisie parce qu'elle rappelait à cette dernière et de manière vivace le spectre de la révolution sociale. Cette chanson allait d'ailleurs causer des ennuis à son auteur; il fut licencié et a du vivre une grande partie de sa vie de petits boulots occasionnels.

Raconter cette histoire et la partager est une chose importante, parce qu'elle implique de prendre conscience de la signification, du sens des traditions du mouvement ouvrier révolutionnaire. Point besoin d'insister sur la quantité de camarades et de militants ouvriers qui ont été emprisonnés et assassinés par la répression capitalistes et qui ont trouvé dans cette chanson une manière de se donner du courage dans les moments difficiles et cruels de la lutte des classes ou qui ont su la chanter comme un acte de défi face à leurs bourreaux.

Raconter cette histoire, c'est se souvenir que ceux qui ont créé « L'internationale » étaient des militants comme les autres du mouvement ouvrier révolutionnaires, que cette chanson ne leur a pas rendu la vie plus facile, mais bien plus difficile, et que tous deux ont su être à la hauteur de leur décision et de leur engagement.

D'après un article d'Isidoro Cruz Bernal Paru dans « Socialismo o Barbarie », 08/06/06. Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be


Paroles de «L'Internationale»

Debout les damnés de la terre

Debout les forçats de la faim

La raison tonne en son cratère

C'est l'éruption de la fin.

Du passé faisons table rase

Foule, esclaves, debout, debout

La monde va changer de base

Nous ne sommes rien, soyons tout!

(Refrain):

C'est la lutte finale

Groupons nous, et demain

L'Internationale

Sera le genre humain.

Il n'est pas de sauveurs suprêmes

Ni Dieu, ni César, ni tribun

Producteurs, sauvons nous nous-mêmes

Décrétons le salut commun

Pour que le voleur rende gorge

Pour tirer l'esprit du cachot

Soufflons nous même notre forge

Battons le fer quand il est chaud.

(Refrain)

L'Etat comprime et la loi triche

L'impôt saigne le malheureux

Nul devoir ne s'impose au riche

Le droit du pauvre est un mot creux

C'est assez, languir en tutelle

L'égalité veut d'autres lois

Pas de droits sans devoirs dit-elle

Égaux, pas de devoirs sans droits!

(Refrain)

Hideux dans leur apothéose,

Les rois de la mine et du rail

Ont-ils jamais fait autre chose

Que dévaliser le travail

Dans les coffres-forts de la bande

Ce qu'il a crée s'est fondu

En décrétant qu'on le lui rende

Le peuple ne veut que son dû.

(Refrain)

Les rois nous soûlaient de fumées

Paix entre nous, guerre aux tyrans

Appliquons la grève aux armées

Crosse en l'air et rompons les rangs

S'ils s'obstinent ces cannibales

A faire de nous des héros

Ils sauront bientôt que nos balles

Sont pour nos propres généraux.

(Refrain)

Ouvriers, paysans, nous sommes

Le grand parti des travailleurs

La terre n'appartient qu'aux hommes

L'oisif ira loger ailleurs

Combien, de nos chairs se repaissent

Mais si les corbeaux, les vautours

Un de ces matins disparaissent

Le soleil brillera toujours.

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