1920 : Occupations d’usines à Turin
Par Ataulfo Riera le Samedi, 15 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

L'histoire des luttes ouvrières est riche d'occupations d'usines. Lorsqu'elles prennent un caractère massif, s'amplifient et s'étendent sur toute une région, voire tout un pays, ces occupation sont alors le signe évident qu'une situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire émerge (1936 en Espagne et en France, Mai 68, etc.). En septembre 1920, l'Italie connaissait un tel phénomène, plus particulièrement à Turin où les travailleurs allaient prendre en main eux-mêmes la production.

Après coup, ce mouvement d'occupation d'usine apparaît comme le dernier sursaut d'un long processus révolutionnaire entamé quelques années plus tôt. Au début de la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière italienne est majoritairement encadrée par le Parti socialiste italien (PSI, dont la direction est influencée par l'aile gauche de la Ile Internationale social-démocrate) et par son syndicat, la Confédération générale du travail (CGL, à l'orientation beaucoup plus réformiste).

Lorsque la guerre éclate, le PSI occupe une sorte de position intermédiaire entre la trahison de la plupart des partis de l'Internationale et son aile la plus radicale incarnée par Trotsky, Lénine et les Bolcheviks. Quand, en 1916, l'Italie entre à son tour dans le conflit mondial, le PSI adopte ainsi une impossible ligne de compromis ; «ni saboter, ni appuyer» l'effort de guerre de la bourgeoisie italienne.

Mais les masses ne l'entendent pas de cette oreille. Les travailleurs subissent de plein fouet les privations, la hausse des prix, la chute du salaire réel, l'augmentation des cadences et des heures de travail, les défaites au front, etc. Comme ailleurs, l'opposition à la guerre va grandissant. En août 1918, à Turin - bastion du mouvement ouvrier socialiste le plus avancé et influencé par la Révolution russe - une véritable insurrection armée éclate. Sans direction ni soutien du PSI, cette insurrection est écrasée après cinq jours d'affrontements avec l'armée.

La fin de la guerre n'améliore en rien les conditions de vie du prolétariat. Les grèves et les manifestations se multiplient. Malgré l'adoption d'un programme radical, appelant à l'instauration de soviets et à la dictature du prolétariat, le PSI n'encadre ni ne dirige ce développement des luttes. La division stricte et arbitraire des tâches avec la CGL (les grèves «politiques» étant dévolues au PSI tandis que celles «économiques» étaient à charge du syndicat) explique en grande partie cette paralysie. Cette dernière n'empêche pas la réalisation, le 4 juin, d'une grève générale massivement suivie, ni l'obtention de victoires importantes (journée des 8 heures).

La radicalisation de la classe ouvrière italienne s'exprime également par son internationalisme: les 20 et 21 juin, une grève de solidarité avec la Révolution russe et contre l'intervention capitaliste dans ce pays est largement suivie. La situation devient objectivement révolutionnaire, mais le facteur subjectif, celui d'une direction révolutionnaire consciente, est absent.

Conseils d'usine

En août 1919, dans les usines FIAT de Turin, surgissent les premiers conseils d'usine, bien vite soutenus, théorisés et popularisés par l'Ordine Nuovo, organe de l'aile gauche du PSI animée par Antonio Gramsci. Ces conseils d'usines rassemblaient les délégués élus par les ateliers et par tous les ouvriers, syndiqués ou non. Le mouvement fait bientôt tache d'huile dans toutes les usines de la ville et de la région.

Pour Gramsci, ces conseils ne sont pas autre chose que les embryons des soviets auxquels le PSI fait abstraitement appel. Ces conseils sont une forme de combat du front unique et la préfiguration du pouvoir ouvrier dans et sur les usines.

Vers l'affrontement décisif

La légitimité des conseils est bien vite mise en jeu par le patronat. En avril 1920, ce dernier veut imposer de nouveaux horaires de travail, immédiatement refusés par la direction des conseils. Une grève éclate aussitôt et s'étend dans toute la région turinoise. Mais le refus du PSI et plus encore de la CGL d'étendre la grève à tout le pays provoque l'échec du mouvement. Pour les syndicats, les conseils sont de dangereux concurrents qu'il s'agit de ne pas légitimer. Cette défaite encourage la bourgeoisie à résister systématiquement à tout mouvement revendicatif.

Ainsi en est-il, à partir du 20 août face aux revendications salariales avancées par la FIOM, le syndicat des métallos. Face aux refus patronal, les travailleurs de la FIOM diminuent leur rythme de travail, causant une perte importante de productivité. Les patrons répliquent, dans la nuit du 30 août au 1er septembre, par des lock-out. Pour empêcher ces derniers, la réaction ouvrière est alors immédiate et foudroyante : 280 établissements métallurgiques sont occupés à Turin, puis dans tout le pays; la classe ouvrière a pris possession des principaux moyens de production. Mais pour les syndicats, il ne s'agissait là que d'une action démonstrative pour imposer un rapport de force favorable lors des négociations avec le patronat !

Ne pas avancer, c'est reculer

A Turin, toujours à l'avant-garde, les travailleurs ne se contentent pas d'occuper passivement les bâtiments: ils relancent la production sous le contrôle des conseils d'usine. Après quelques jours, les difficultés s'accumulent: les circuits commerciaux refusent d'écouler la production, les banques coupent les vivres et les matières premières font défaut. Ces difficultés démontraient la nécessité objective de prendre le contrôle de l'ensemble du système économique du pays : la question du pouvoir politique et de la révolution nécessaire pour arracher ce pouvoir était ainsi directement posée. Malheureusement, ni le PSI, ni la CGL n'avaient la volonté de sauter le pas, tout au contraire. Malgré leur énergie, les travailleurs de Turin se retrouvent finalement isolés par rapport au reste du pays.

Les difficultés techniques, l'absence de centralisation des conseils et d'orientation politique révolutionnaire entraînent la démoralisation et le reflux de la vague. Les syndicats reprennent le jeu en mains et, le 22 septembre, signent des accords avec le patronat. Si ces accords sont, sur le papier, plutôt favorables aux travailleurs, ils marquent en vérité leur défaite car c'était le pouvoir qui était à portée de mains et non de simples revendications sociales.

Le 27 septembre, les dernières occupations sont levées, la démoralisation de la classe ouvrière est profonde et durable. Le discrédit du PSI est important. La constitution d'un véritable parti communiste, longtemps reportée, sera accélérée par cette expérience. Mais trop tard. La bourgeoisie a eu chaud, elle a senti passer très près le boulet de la révolution. Ainsi, mise en confiance par sa victoire elle décide alors de soutenir activement le fascisme, avec les conséquences que l'on sait...

La Gauche n°18, 29 septembre 2000

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