L’esclavage et son héritage
Par Ataulfo Riera le Mercredi, 27 Septembre 2000 PDF Imprimer Envoyer

La France vient de célébrer l'abolition de l'esclavage. Le dernier film de Steven Spielberg, "Amistad", relate une révolte d'esclaves et la lutte abolitionniste aux Etats-Unis. Les causes économiques, sociales et politiques sont oubliées au profit d'une seule explication; le sursaut moral et humaniste de la bourgeoisie!

Paradoxe de l'histoire, la naissance du capitalisme allait s'accompagner, sous de nouvelles formes, d'une renaissance de l'esclavagisme. Après la conquête des "Amériques", l'esclavage des Indiens s'étant révélé contre-productif, c'est en Afrique que l'on va pratiquer le commerce de vies humaines. Entre le milieu du XVe siècle et les années 70 du XIXe, entre 10 et 16 millions d'Africains, selon les sources (1), ont été emmenés en esclavage vers le "Nouveau Monde". Soixante autres millions sont morts lors du transport ou du fait des raids et des guerres de conquête en Afrique!

Capitalisme et esclavagisme sont donc inséparables; la naissance du premier ayant comme condition la pratique ignoble du second. Contre ceux qui défendaient la possession des moyens de production aux mains d'une classe minoritaire au nom des dignes efforts consentis par cette classe dans le passé, Marx répondait avec ironie: "La réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore." (2)

Le paradoxe historique n'est donc qu'apparent, Marx l'avait bien compris lorsqu'il qualifiait la traite des Noirs comme un "moment essentiel" de l'accumulation primitive capitaliste: "L'esclavage direct est le pivot de l'industrie bourgeoise aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n 'avez pas d'industrie moderne. C'est l'esclavage qui a donné leur valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce de l'univers, c'est le commerce de l'univers qui est la condition de la grande industrie. " Et d'ajouter: "En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe, l'esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde" (3).

Conditions inhumaines

Rassemblés sur les côtes d'Afrique, les esclaves étaient triés: les vieux et les malades étaient impitoyablement éliminés. Les autres étaient marqués au fer rouge et embarqués dans des conditions innommables à bord de "négriers", navires spécialement équipés pour leur cargaison de marchandise humaine. Les conditions de transport étaient telles que jusqu'à un tiers des Noirs mouraient lors de la traversée de l'Atlantique.

En Amérique, ils allaient travailler en moyenne pendant 16 heures quotidiennes (y compris les enfants) dans les plantations de café, de canne à sucre, de cacao ou dans les mines d'argent. Les conditions de vie et de travail ne laissaient guère de chances de survivre longtemps: "Jusqu'à ce que le XIXe siècle soit bien entamé, les esclavagistes ont trouvé plus avantageux de faire travailler leur propriété jusqu'à la mort, plutôt que de fournir des conditions de vie qui auraient permis une auto-reproduction de cette force de travail" (4). Au Brésil, par exemple, la malnutrition, les maladies et les mauvais traitements faisaient qu'un esclave avait une espérance de vie de 7 ans après son arrivée dans une plantation...

La fin de l'esclavagisme

La lutte pour l'abolition de l'esclavage s'achèvera victorieusement dans les années 1830-1880. Les causes de ce succès, assez tardif, ne sont pas à rechercher en premier lieu dans un soudain sursaut moral et humanitaire des classes possédantes, même si ces thèmes ont joué leur rôle dans la lutte idéologique entre abolitionnistes et anti-abolitionnistes. Trois causes sociales et économiques étaient enjeu:

1.En crise de surproduction depuis la fin du XVIIIe siècle, les plantations sucrières du Nouveau Monde entrent dans une concurrence féroce. Résultat: les prix chutent régulièrement et l'entretien des esclaves devient de plus en coûteux au regard de leur productivité, même poussée au maximum. Engager et licencier lorsque cela devient nécessaire une main d'oeuvre salariée dont on aura pas à s'occuper des conditions de vie devient plus avantageux.

2.Les nouvelles technologies productives nécessitaient une main-d'oeuvre plus qualifiée qu'auparavant. La formation d'une telle main-d'oeuvre était incompatible avec le maintien en esclavage de familles entières.

3.Mais la principale raison de la disparition de l'esclavagisme est la résistance, puis la révolte des principaux intéressés eux-mêmes! De véritables insurrections secouèrent les plantations et les mines avec comme objectif l'abolition pure et simple de l'esclavage. Les premières décennies du XIXe siècle sont jonchées de ces révoltes: 20.000 insurgés aux Barbades en 1816; 30.000 autres en 1823 en Guyane; 60.000 à la Jamaïque en 1831,60.000 au Brésil en 1835, etc. A Haïti, c'est même une révolution sociale victorieuse qui aboutira. Pour la bourgeoisie, le maintien de l'esclavagisme devenait donc trop coûteux...

Conséquences toujours actuelles

L'esclavage allait engendrer deux conséquences importantes. Premièrement, outre les séquelles psychologiques et la dévalorisation de la vie humaine, la "ponction" radicale de plusieurs millions d'individus, les guerres et les destructions diverses allaient entraver l'essor et l'évolution indépendante des sociétés africaines. Sociétés qui, souvent, avaient atteint un degré important de civilisation. L'ensemble du continent devint ainsi dépendant et modelé par l'économie capitaliste internationale.

La fin de l'esclavagisme n'allait rien arranger car elle correspondit à l'ère colonialiste et impérialiste: jusque là essentiellement limités aux régions côtières, les conquérants blancs (parfois sous couvert de lutte anti-esclavagiste!) se partagent l'ensemble du continent africain dès la fin du XIXe siècle (5). Les raisons dudit sous-développement de l'Afrique aujourd'hui ne sont donc pas un mystère de l'histoire ni dus à une "tare biologique". Cette dernière affirmation est justement la seconde conséquence de l'esclavagisme, à savoir le racisme. Jusque là inconnu de toute l'histoire en tant que phénomène culturel et idéologique dominant, institutionnel, le racisme fait son apparition au XVIIIe siècle comme justificatif de l'esclavage face aux critiques abolitionnistes. Pour faire accepter l'esclavage, quoi de plus facile que d'assurer qu'il correspond à l'état "naturel" de la "race" noire, que tous les Africains sont de toute façon "fainéants", "incultes", "voleurs", etc. Bref, les conséquences mêmes de l'esclavage servent d'arguments de cause.

Vestiges de l'esclavagisme, sous-développement et racisme ont été adaptés depuis et ne pourront disparaître définitivement qu'avec le mode de production qui les a engendrés. Enfin, rappelons que l'esclavage existe encore; l'Organisation Internationale du Travail estime que plusieurs centaines de milliers de personnes travaillent comme esclaves dans le monde aujourd'hui.

La Gauche n°9, 15 mai 1998

Notes:

1.Svétlana Abramova, "Afrique, quatre siècle de traite des Noirs". Ed. du Progrès 1988.

2.Karl Marx, "Le Capital", tome I, cité par Maximilien Rubel in "Pages de Karl Marx", Ed. Payot 1970.

3.Karl Marx, "Le Capital", Ed. Sociales 1977.

4.John Budick, "La longue nuit de l'esclavage", Inprécor n°353, 22 mai 1992.

5.Eric J. Hobsbawm, "L'ère des empires 1875 - 1914", Ed. Fayard 1997.

 

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