Les notions de révolution et de contre-révolution dans la théorie marxiste
Par Ernest Mandel le Mardi, 06 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

C'est au cours de leurs  études des révolutions françaises du 18è et du 19è siècles que Marx et Engels ont forgé les concepts de «révolution politique» et de «contre-révolution politique», qui se distinguent de ceux de «révolution sociale» et de «contre-révolution sociale».

On appelle «révolution sociale» le passage d'un système économique (ensemble de rapports de production) à un autre et du pouvoir d'une classe sociale à une autre. La révolution bourgeoise fait passer le pouvoir de la monarchie absolue et de la noblesse de cour semi-féodale, à celui de la bourgeoisie. La révolution prolétarienne (socialiste) fait passer le pouvoir de la bourgeoisie à celui du prolétariat (de la classe des salariés).

Une contre-révolution sociale implique le retour au pouvoir de l'ancienne classe dominante, défaite au cours de la révolution. Si les Blancs avaient triomphé au cours de la guerre civile en Russie entre 1918 et 1920, si l'invasion de Playa Giron avait été victorieuse à Cuba, ou l'attaque des «contras» au Nicaragua, nous aurions assisté à une telle contre-révolution sociale.

Révolutions et contre-révolution politiques en France

Par contre, la contre-révolution qui a triomphé en France en 1794 avec le 9 Thermidor, qui s'est prolongée par le consulat et l'Empire (règne de Bonaparte, bonapartisme), puis qui s'est approfondie par la restauration du règne des Bourbons en 1814-15, ne fut pas une contre-révolution sociale. Le régime semi-féodal n'a pas été rétabli dans le domaine économique. La France est restée un pays capitaliste. La noblesse n'a pas retrouvé ses privilèges perdus en 1789. La bourgeoisie est restée la classe dominante.

La contre-révolution politique se caractérise essentiellement par la substitution, comme force sociale qui exerce le pouvoir, d'une fraction majeure de la classe dominante par une autre. Dans le cas de la France, ce furent d'abord les spéculateurs et profiteurs de guerre Thermidoriens et Bonapartistes qui remplacèrent les Jacobins; puis la grande bourgeoisie terrienne (avec laquelle une partie de l'ancienne et de la nouvelle noblesse avait fusionné) remplaça les premiers après 1815. Dans le même ordre d'idées, les révolutions françaises du 19è siècle, celle de 1830, celle de 1848 et celle de 1870, furent des révolutions politiques et non sociales. La France ne cessa de connaître un système économique capitaliste.

La bourgeoisie resta la classe dominante. Mais l'exercice du pouvoir passa d'une fraction majeure de cette bourgeoisie aune autre: d'abord de la bourgeoisie terrienne à la bourgeoisie bancaire; puis de la bourgeoisie bancaire à la bourgeoisie «affairiste» sous Napoléon III; puis de celle-ci à la bourgeoisie industrielle proprement dite avec l'avènement de la IIIè République. Il s'agissait cependant à chaque fois d'une authentique révolution, avec soulèvement populaire, renversement du gouvernement par celui-ci.

La particularité de ces révolutions politiques, c'est que loin de saper le système économique et le pouvoir de classe existant, elles permettent de le consolider et d'en développer mieux le potentiel. Quant à la Commune de Paris de 1871, il s'agissait là d'une révolution sociale, puisque le pouvoir passa à Paris de la bourgeoisie au prolétariat. Sa défaite par les Versaillais fut une des rares contre-révolutions sociales victorieuses dans l'histoire moderne.

Révolution et contre-révolution politique en URSS

Par analogie avec l'histoire des révolutions françaises, Lénine d'abord, Trotsky ensuite, ont soulevé la problématique d'une contre-révolution politique en URSS, d'un Thermidor soviétique. Lénine utilise l'expression dès 1922, comme une possibilité. Trotsky et la première Opposition de Gauche l'utilisent dans le même sens dès 1923. Par la suite, Trotsky dira qu'il ne s'agissait pas d'une simple «possibilité» : le Thermidor soviétique a bel et bien triomphé en 1923-24.

La notion de contre-révolution politique en URSS est fondamentalement distincte de celle d'une restauration du capitalisme, qui serait une contre-révolution sociale. Elle implique que le système économique et le régime de propriété des moyens de production, instaurés par la révolution socialiste d'octobre, restent, en gros, prédominants. Elle implique qu'aucune classe capitaliste au sens marxiste du terme (c'est-à-dire classe qui transforme les producteurs en salariés obligés de lui vendre leur force de travail, parce qu'elle détient le monopole de la propriété des grands moyens de production et d'échange et peut leur couper l'accès aux moyens de consommation, de subsistance) n'est pas revenue au pouvoir.

Par contre, au sein de la classe des travailleurs l'exercice du pouvoir est passée de la masse de ceux-ci à une minorité privilégiée, la bureaucratie (qu'on appelle aujourd'hui la Nomenklatura). Cette «expropriation politique du prolétariat» comparable à celle qui s'est produite en France après le renversement des Jacobins, n'est plus contestée aujourd'hui par les historiens soviétiques. La Pravda elle-même utilise à ce propos une terminologie pratiquement identique à celle de Trotsky et de la IVe Internationale. Elle parle d’«usurpation du pouvoir par la bureaucratie dès 1924». Elle affirme que dès cette même année, les soviets n'avaient plus aucun pouvoir réel, de même d'ailleurs que les travailleurs au sein des entreprises.

Le mérite de l'Opposition de Gauche, c'est évidemment celui de ne pas avoir attendu 65 ans pour s'en apercevoir, de l'avoir dénoncé dès 1923, et d'avoir essayé de renverser la vapeur contre-révolutionnaire.... La victoire de la contre-révolution politique en URSS s'est consolidée avec l'établissement de la dictature stalinienne dans les années 1928-1932. Comme le Thermidor et la monarchie des Bourbons en France, elle a causé un tort immense au système économique et social établi par la Révolution d'octobre. Elle a empêché l'épanouissement de tout son potentiel productif et créateur. Elle a été payée par la classe ouvrière et les peuples soviétiques par de terribles sacrifices évitables; sacrifices de sang, sacrifices de niveau de vie, sacrifices de libertés. Mais elle n'a pas pu empêcher que l'élan donné par la révolution d'octobre se prolonge malgré tout dans une croissance économique et un progrès social, pas plus que Bonaparte et les Bourbons n'ont pu empêcher que le capitalisme se développe en France.

La combinaison de ces développements progressistes et du rôle de frein parasitaire de la bureaucratie, a mis à l'ordre du jour en URSS une révolution politique dont Mikhaël Gorbatchev lui-même plaide la cause. Mais il la présente sous forme de réformes d'en haut appuyées par des mobilisations de masse limitées et contrôlées par l'aile «éclairée» de l'appareil du parti. L'expérience historique des débuts de révolution politique en Hongrie 1956, en Tchécoslovaquie 1968 et en Pologne 1980-81 démontre cependant qu'aussi longtemps que ces mobilisations ne deviennent pas générales, et ne substituent pas une forme de gouvernement par un autre (celui des soviets, des conseils ouvriers, de l'auto-administration des masses laborieuses), les résistances bureaucratiques ne peuvent être brisées.

Révolution et contre-révolution politique en Chine

La Commune de Pékin d'avril-mai 1989 était le début d'une authentique révolution politique qui cherchait à substituer au pouvoir corrompu et de plus en plus inepte d'une clique de despotes bureaucratiques, le pouvoir authentique des masses populaires, en majorité prolétariennes-salariées à Pékin et dans les autres centres industriels de Chine. Nous ignorons pour le moment qu'elle aurait été la forme concrète d'alliance que ce pouvoir aurait inévitablement dû établir avec les paysans pauvres et moyens, qui constituent encore la majorité des producteurs chinois (ce qui n'est plus le cas ni en URSS ni en Europe de l'Est).

Les masses qui se sont soulevées à Pékin, Shanghai, Wuhan et ailleurs n'avaient aucun intérêt à restaurer le capitalisme. Elles n'en avaient pas non plus l'intention. Il suffisait de les voir agiter les drapeaux rouges et entonner encore et toujours l'Internationale pour s'en apercevoir. Elles ne mettaient même pas en question le rôle prépondérant du Parti Communiste dans l'exercice du pouvoir. Elles se contentaient de réclamer l'exercice des libertés démocratiques par tous et toutes, le retour du PC à la démocratie interne, et l'élimination des privilèges matériels, de la corruption, de l'inflation, de l'inégalité sociale criante, qui se sont de plus en plus étendus au cours des dernières décennies en Chine.

Leur victoire aurait consolidé les bases du socialisme en Chine. Elle en aurait assuré un nouvel essor. Leur écrasement dans le sang par une clique de despotes militaires, qui placent cyniquement la défense de leur pouvoir, de leur népotisme, de leur prestige et de leurs énormes privilèges matériels par-dessus les intérêts du socialisme, du prolétariat et du peuple chinois, a porté un coup très dur au socialisme dans ce pays et dans le monde.

Mais il s'agit d'un écrasement tout temporaire. Il y a 32 ans, là révolution hongroise fut de même écrasée dans le sang. Cette semaine, 1 million de personnes ont manifesté dans les rues de Budapest pour honorer la mémoire du camarade Imre Nagy, dirigeant communiste du gouvernement de la révolution, fusillé par traîtrise par les staliniens. Il ne faudra pas attendre dix ans pour que des millions de personnes manifestent à Pékin en l'honneur des étudiants et des ouvriers de la Commune de 1989, et pour vouer au dégoût et au mépris éternels leurs vils assassins.

Ernest Mandel

La Gauche n°12, 20 juin 1989

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