Un concept horizon: La reproduction du capital
Par Alain Bihr le Mardi, 15 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Dans l'ensemble de sa critique de l'économie politique, les analyses que Marx a consacrées à la reproduction du capital occupent une position ambiguë, à la fois centrale et périphérique. Centrale puisque, en un sens, ce concept permet de ressaisir l'unité de cette critique, de la remettre toute entière en perspective d'une manière originale, en réévaluant en conséquence ses différents moments. Et pourtant, en même temps, le concept de reproduction ne fait à aucun moment de sa démarche l'objet d'une interrogation et d'analyses spécifiques de la part de Marx.

Rien n'est plus significatif à ce sujet que la manière dont s'introduit, sous sa plume, l'expression même de "procès de reproduction", sans que Marx s'arrête sur elle, sans qu'il en fasse l'objet d'une analyse conceptuelle (d'une définition explicite, d'une interrogation sur ses présupposés, d'une justification de sa nécessité), au rebours de toutes ses habitudes. Cette position foncièrement ambiguë des analyses que Marx a consacrées à la reproduction du capital me semble s'expliquer par sa sous-estimation et en définitive sa méconnaissance de la spécificité des problèmes que pose précisément cette reproduction. Car, tout compte fait, pour Marx, la reproduction du capital ne pose pas véritablement problème : il est intimement convaincu que, à l'intérieur des limites que lui assignent ses contradictions internes, limites qu'il peut sans doute repousser mais dont il ne peut s'affranchir, le mouvement du capital est un mouvement auto-reproductif.

Toutes ses analyses répètent à l'envi la formule suivante : les résultats du procès d'ensemble de la production capitaliste sont en même temps ses présupposés. Et tout l'effort théorique de Marx va consister à démontrer que le procès de production capitaliste est bien sui generis procès de reproduction : qu'il produit par lui-même ses propres conditions, non seulement matérielles (moyens de production et forces de travail) mais encore sociales (les rapports de production qui agencent ces conditions matérielles qui leur servent de supports). C'est en travaillant dans cette perspective que Marx établit ses principaux résultats et élabore sa contribution originale à l'analyse du procès de reproduction du capital. Notamment :

- Il montre que le procès capitaliste de production reproduit en permanence, par l'intermédiaire du "double moulinet" du procès de circulation, la séparation entre producteurs directs et moyens de production, séparation qui transforme les seconds en capital et place les premiers sous sa dépense directe, en les contraignant à remettre sans cesse en vente leur force de travail. De même qu'il engendre par lui-même "l'armée industrielle de réserve" dont le capital a besoin pour faire face aux fluctuations cycliques de son procès d'accumulation.

- Il établit de même les proportionnalités qui conditionnent la circulation et la reproduction du capital social non seulement en valeur mais en nature : lesproportions entre les éléments constants et variables du capital des deux sections productives (des moyens de production et des biens de consommation), partant aussi les rapports que doivent respecter et leur composition organique et leur taux d'accumulation. Tout en indiquant que ces conditions circulatoires de la reproduction sont autant de facteurs potentiels de dysfonctionnement, de dérèglement et en définitive de crise du procès de reproduction.

- Il démontre en troisième lieu la nécessité fonctionnelle de l'autonomisation d'une partie du capital social dans et par le procès de circulation (capital marchand) ; tout comme de l'autonomie du capital financier, sous sa double forme de capital de prêt et de capital fictif ; en soulignant là encore les risques de dysfonctionnement et de crise potentielle que renferme cependant cette double autonomie.

- En quatrième lieu, contre les illusions de l'économie vulgaire sur la concurrence, il replace à leur véritable niveau les rapports entre capitaux singuliers, fait d'attractions et de répulsions réciproques, en montrant comment celles-ci ne font que réaliser les exigences et conditions de la reproduction du capital en général. - A travers son analyse des formes fétichisées que revêtent les rapports capitalistes de production dans le cours du procès de reproduction, il jette en cinquième lieu les bases d'une analyse du comportement des agents de ce procès (notamment de ses agents capitalistes) qui permet de comprendre comment leur autonomie individuelle, présupposée par ce procès et engendrée par lui, se subordonne pourtant à son mouvement d'ensemble - tout en pouvant cependant s'en écarter et générer, là encore, dysfonctionnements et crises.

- Enfin, il n'est pas jusqu'aux contradictions de ce procès, et aux crises qu'elles génèrent, qui ne puissent en définitive servir sa reproduction, en en rétablissant les conditions d'équilibre que sa dynamique même tend pourtant sans cesse à perturber et à détruire. A chaque étape de l'analyse, le résultat visé sinon toujours parfaitement obtenu par Marx est bien le suivant : montrer que le procès de production capitaliste engendre les différents éléments (matériels, sociaux, institutionnels, idéologiques) qui conditionnent la possibilité de sa propre reproduction, tout en générant des contradictions qui excluent que cette reproduction puisse être une simple répétition à l'identique et encore moins un processus indéfini. Les trois niveaux du procès global de reproduction du capital. Mais si l'idée que le procès capitaliste de production est sui generis procès de reproduction, qu'il engendre par lui-même les conditions de sa reproduction, fonde l'intérêt et l'originalité des analyses de Marx sur la reproduction, elle en signe aussi les limites et les insuffisances.

Il n'est en effet que trop évident - tel est le sens de ma démonstration dans l'ouvrage dont je résume ici les thèses1 - que, par lui-même, en tant que valeur en procès, le capital ne parvient pas à se donner, à produire, l'ensemble de ses propres conditions d'existence et de permanence, l'ensemble de ses propres présupposés. Au contraire, certaines de ces conditions, et non des moindres, ne peuvent être assurées que par des procès qui se situent au delà du procès de conservation et d'accroissement de la valeur-capital, en dehors du procès d'ensemble de la production capitaliste. En un mot, ce dernier n'est au mieux qu'un moment d'un procès plus vaste à travers lequel se trouvent engendrées l'ensemble des conditions de l'existence et de la permanence du capital comme rapport social de production, et que je propose de dénommer le procès global de reproduction du capital.

Procès qu'on peut analyser, à mon sens, en trois procès distincts, chacun possédant son autonomie relative mais n'en étant pas moins articulé sur les deux autres. En premier lieu figure le mouvement du capital comme valeur en procès, valeur capable de se conserver et de s'accroître en unincessant procès cyclique.

Ce procès constitue bien un niveau du procès global de reproduction du capital, le seul que Marx ait explicitement reconnu comme tel et dont il nous ait livré une analyse méthodique, sinon exhaustive, dans sa critique de l'économie politique. Je propose de le nommer procès immédiat de reproduction du capital pour le distinguer du procès global de reproduction. Le qualificatif d'immédiatse justifie par la capacité que le capital y manifeste de produire dans et par son mouvement de valeur en procès, sans autre médiation que celles élaborées par ce procès, donc immédiatement, certaines des conditions de sa propre reproduction. Mais à ces conditions immédiates de la reproduction du capital s'en adjoignent d'autres que le mouvement du capital comme valeur en procès ne peut précisément pas engendrer par lui-même.

Pour les distinguer des précédentes, je les nommerai les conditions générales extérieures de la production capitaliste. Générales, ces conditions le sont en un double sens. D'une part, en ce qu'elles concernent essentiellement la reproduction du capital social dans sa totalité, tel qu'il se forme par l'entrelacement des mouvements des multiples capitaux singuliers, et non pas la reproduction immédiate de ces derniers : ce sont les présupposés généraux de la valorisation des capitaux singuliers qui doivent être garantis au niveau de l'ensemble du capital social. D'autre part et surtout, ces conditions mettent en jeu l'ensemble des aspects et des éléments de la réalité sociale et non plus seulement ceux que le capital s'approprie immédiatement dans et par son mouvement de valeur en procès.

Quant à leur extériorité à l'égard de ce dernier, elle signifie non pas que ce mouvement ne peut pas prendre une part directe à leur production, mais qu'aucune de ces conditions générales n'est ni une donnée immédiate ni le résultat global du mouvement du capital comme valeur en procès. Autrement dit, leur production fait nécessairement appel à d'autres médiations que celles impliquées dans et par le procès de reproduction immédiat du capital. Et ce sont ces médiations qui assurent l'appropriation et l'intégration des éléments de la réalité sociale à titre de conditions de la reproduction de l'ensemble du capital social.

C'est ainsi, par exemple, que le capital ne parvient pas, par son seul mouvement de valeur en procès, à assurer la (re)production de certaines conditions de ce dernier, qu'il s'agisse des moyens socialisés de production (infrastructures collectives, production et diffusion des résultats de la recherche scientifique, etc.) ou des aspects de la reproduction de la force de travail non directement assurés par la circulation marchande de celle-ci (les rapports familiaux, la production et la gestion de l'espace-temps domestique, les pratiques éducatives, le système d'enseignement, etc.).

De même, le mouvement du capital comme valeur en procès n'est-il pas en mesure de produire et de reproduire par lui-même l'espace social que requiert la circulation du capital : les réseaux de transports et de communications, les concentrations urbaines, l'aménagement du territoire, etc. Pas plus qu'il n'est en mesure de créer l'ensemble des conditions qui assurent une parfaite mobilité et du capital social et du travail social, leur permettant de se déplacer le plus rapidement possible d'une branche de production à l'autre, pour assurer la péréquation de la plus-value sociale génératrice du profit moyen : pensons seulement à ce que cela suppose là encore d'unification politico-administrative du territoire et d'homogénéisation des modes de vie (des normes sociales et culturelles) à l'intérieur d'une société donnée.

Quant à l'appropriation par le capital des procès de consommation, qu'il s'agisse de celui du salaire comme de celui de la plus-value, elle suppose tout aussi bien des médiations qui dépassent de loin celles que le seul mouvement de la valeur en procès peut produire. Le procès de production des conditions générales extérieures de la production capitaliste constitue donc bien un procès irréductible au mouvement du capital comme valeur en procès. Je le considérerai comme un second niveau spécifique du procès global de reproduction du capital, distinct de son procès de reproduction immédiat.

Pour autant, les deux procès antérieurs n'épuisent pas ce procès global de reproduction du capital. Celui-ci comprend encore le procès de production et de reproduction des rapports de classes. Autrement dit, il s'agit encore de comprendre comment la reproduction du capital comme rapport social s'effectue dans, par mais aussi contre tout à la fois la division de la société en classes, les luttes entre elles dans leurs formes multiples et leurs péripéties constantes, enfin les classes elles-mêmes comme sujets collectifs.

Considérer ce procès complexe comme un niveau spécifique du procès global de reproduction du capital se justifie doublement. D'une part, par le fait que, là encore, interviennent des médiations du procès de reproduction inconnues aux deux niveaux précédents. Ainsi, pour nous en tenir à un exemple, seule l'analyse des luttes de classes peut permettre de saisir les rapports de force, les compromis, les phénomènes de composition et de décomposition des classes sociales sur la scène sociale et politique, aboutissant notamment à la formation des blocs sociaux (des systèmes complexes d'alliances entre classes, fractions, couches et catégories) qui s'incarnent et se représentent dans les organisations associatives, syndicales, partisanes mais aussi dans les appareils d'Etat. Impossible par conséquent de limiter l'analyse de l'Etat dans son rapport à la reproduction du capital aux formes et structures que lui valent les fonctions qu'il remplit aux deux niveaux précédents du procès de reproduction, sans tenir compte des effets propres aux luttes entre les classes qui se matérialisent en lui.

D'autre part et surtout, en (ré)introduisant les rapports et luttes de classes, il s'agit de restituer les déterminations subjectives (les classes en lutte, leurs intérêts, projets et représentations, au double sens idéologique et politique du terme) du procès global de reproduction du capital, alors que les analyses des deux niveaux antérieurs n'en retiennent que les déterminations objectives (les rapports sociaux autonomisés et réifiés en face des sujets individuels et collectifs), en tendant de ce fait à le présenter comme un procès automatique. Ici, au contraire, à ce niveau de l'analyse, la perspective s'inverse en partie ; car il ne s'agit pas seulement de montrer comment le capital et sa reproduction génèrent rapports et luttes de classes ; il s'agit inversement de mettre en évidence que les classes façonnent dans et par leurs luttes ce rapport et les niveaux antérieurs de son procès de reproduction, que les médiations antérieures de ce procès ne sont en un sens que les résultats et la matérialisation de ces luttes, que ces dernières constituent donc le premier moteur et le fin mot du procès de reproduction du capital, jusqu'à dessiner la perspective de son dépassement. Le chaînon manquant de la critique marxienne.

Quoi qu'il en soit des raisons qui peuvent l'expliquer, et sur lesquelles il ne m'est pas possible de m'attarder ici, il est certain que l'insuffisante élaboration par Marx du concept de reproduction du capital a directement fait obstacle à l'achèvement de sa critique de l'économie politique, telle du moins qu'il l'entendait initialement. En effet, si l'on se reporte aux premiers plans de cette critique conçus en 1857-1858, son projet est celui d'une analyse globale du mode de production capitaliste, d'une critique de la civilisation capitaliste dans toute son extension et toute sa compréhension : "J'examine le système de l'économie bourgeoise dans l'ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; Etat, commerce extérieur, marché mondial2." Des deux triades précédentes, on sait que Marx s'en est finalement tenu à la seule première, et encore de manière incomplète. Or, maintenant que nous est connu le sens exhaustif que nous pouvons et devons lui donner, nous apercevons clairement que le concept de reproduction du capital est le véritable chaînon manquant de la critique marxienne, la médiation qui lui a fait défaut pour lui permettre de mener à bienl'oeuvre de sa maturité.

L'inachèvement relatif de l'élaboration par Marx de la première triade, capital - propriété foncière - travail salarié, fournissant "la structure interne de la société bourgeoise", tient à sa réduction de la reproduction du capital à son seul procès immédiat.

En effet, qu'il s'agisse de fournir une véritable analyse du travail salarié, de la condition salariale, du procès de production et reproduction de la force de travail appropriée aux conditions d'une reproduction élargie du capital, ce que les analyses marxiennes sont très loin de fournir ; ou encore des développements de la division sociale du travail, des rapports entre villes et campagnes, de la division capitaliste de la société en classes et de leurs rapports réciproques ; a fortiori, enfin, de la synthèse de l'ensemble de ses éléments dans et par l'Etat (les différents Etats-nations pris isolément), ce qui fait défaut à chaque fois et plus encore pour saisir l'articulation entre ces différents moments, c'est précisément le concept de reproduction du capital tel que je propose de le comprendre, comme procès par lequel le capital totalise l'ensemble des déterminations de la praxis sociale pour en faire autant de médiations de son procès de reproduction, en les subordonnant aux exigences de ce dernier.

Et c'est ce même défaut qui va entraver l'effort de Marx pour déployer la seconde triade, autrement dit pour développer son analyse de la mondialisation des rapports capitalistes de production, son analyse des rapports internationaux et du marché mondial. Car, ainsi que tout le devenir ultérieur du capitalisme l'a rendu manifeste, la mondialisation ne peut se comprendre que comme l'extension progressive de ces rapports commandée par les impératifs de leur reproduction, et notamment comme une tentative pour échapper aux limites et contradictions de cette même reproduction. Enfin et peut-être surtout, c'est pour concevoir l'articulation entre les deux triades précédentes que le concept de reproduction du capital aura fait défaut à Marx.

Car ce n'est que lui qui permet de saisir le rapport entre les deux procès que je viens laconiquement d'évoquer : le devenir-capital du monde, l'appropriation par le capital de l'ensemble des conditions de la praxis sociale, sa pénétration jusqu'aux tréfonds de la vie individuelle aussi bien que collective, pour les soumettre aux exigences et effets de la reproduction du capital, d'une part ; et, d'autre part, le devenir-monde du capital, l'extension des rapports capitalistes de production sur toute la surface de la planète, unifiant l'humanité sous la domination des exigences capitalistes ; ces deux mouvements conjoints ne peuvent se comprendre dans leur unité que comme deux moments du procès global de reproduction du capital. En définitive, le concept de reproduction du capital figure comme une sorte de concept-horizon au sein de la critique marxienne de l'économie politique.

D'une part, il se situe au point de convergence de ses principales lignes directrices, au point où s'entrecroisent ses lignes de force mais aussi ses lignes de fuite, aussi bien celles que Marx a suivies et explorées méthodiquement que celles qu'il s'est contenté d'ouvrir et d'indiquer, ou même celles qu'il a négligées qu'il n'a pas aperçues et qui pourtant se trouvaient impliquées dans et par sa propre démarche.

D'autre part, il est tout à la fois le point à partir duquel l'unité de cette critique marxienne peut s'apercevoir et se concevoir, de manière originale par rapport à la compréhension que Marx lui-même en avait et en a proposée ; le point à partir duquel les insuffisances de cette critique se révèlent et les raisons de son inachèvement s'expliquent ; donc aussi le point à partir duquel l'achèvement de cette critique peut s'envisager. Enfin, il fournit l'ouverture qui permet de dépasser le projet même de cette critique, de s'avancer vers une critique de l'ensemble de la civilisation du capital, qui devrait être l'objet propre de la théorie générale du mode capitaliste de production ici projetée.

1 La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Lausanne, Editions Page deux, septembre 2001. 2 Contribution à la critique de l'économie politique, traduction Editions Sociales, page 3.

 

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