Marx et Engels cosmopolites. L'avenir des nations dans le communisme (1845-1848)
Par Michael Löwy le Lundi, 14 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

La phrase célèbre de Marx et Engels qui veut que les ouvriers n'aient pas de patrie est dans toutes les têtes. Elle n'a pas empêché les staliniens de pourchasser le « cosmopolitisme », accusé d'avoir partie liée avec le nationalisme. Si Marx et Engels étaient bien « cosmopolites » au sens d'internationalistes, il semble que leur conception de la nation ait évolué après la révolution de 1848. Michaël Löwy s'efforce de démêler l'écheveau de cette question.

Comment Marx et Engels concevaient-ils la place des nations dans le monde communiste de l'avenir ? On sait que les auteurs du Manifeste communiste étaient assez réticents envers toute tentative de jouer la « Zukunftsmusik » et de scruter de trop près les horizons du futur. Il n'empêche qu'on trouve dans une série d'écrits de jeunesse, plus précisément entre 1845 et 1848, un certain nombre d'assertions au sujet de la nation dans la société communiste, dont quelques-unes ont certainement exercé une influence sur le mouvement ouvrier rus-se et sur la pensée de Lénine en particulier.

 

Il existe notamment quelques paragraphes dans le Manifeste qui sollicitent depuis plus d'un siècle les interprétations les plus contradictoires et les polémiques les plus acharnées :

 

- "On a encore reproché aux communistes de vouloir supprimer la patrie, la nationalité. » (…) « Les ouvriers n 'ont pas de patrie. On ne peut pas leur prendre ce qu 'ils n'ont pas. Du fait que le prolétariat doit commencer par conquérir le pou-voir politique, s'ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il reste lui-même national, quoique nullement au sens bourgeois du mot."

- "Les démarcations [Ahsonderungen} et les antagonismes nationaux entre les peuples disparaissent de plus en plus, rien qu 'avec le développement de la bourgeoisie, le libre-échange, le marche mondial, l'uniformisation de la production industrielle et des conditions d'existence correspondantes."

- "Le pouvoir [Herrschaft} du prolétariat les effacera encore plus. Une action combinée, tout au moins des pays civilisés, est une des premières conditions de son émancipation. »

- "Au fur et à mesure que l'exploitation de l'individu par l'individu est abolie, l'exploitation d'une nation par une autre est également abolie. "

- "Le jour où tombe l'antagonisme des classes au sein de la même nation, tombe également l'hostilité entre les nations. " (1)

 

Dans le cadre de cet article, le thème qui nous intéresse plus directement est celui de la disparition des démarcations et antagonismes nationaux. Une première remarque s'impose: il semble s'agir, aux yeux de Marx et d'Engels, d'un processus déjà large-ment engagé par la bourgeoisie elle-même, que le prolétariat doit surtout compléter ou achever. C'est une thèse qui relève d'un étonnant optimisme libre-échangiste, et d'une démarche assez « économiste », dans la mesure où "l'uniformisation de la production industrielle et les conditions d'existence correspondantes" est censée conduire par soi-même vers le déclin des conflits nationaux...

 

Toutefois, il faut ajouter que, dans d'autres écrits contemporains, aussi bien Marx que Engels insistent sur l'impossibilité d'une solution des contradictions nationales dans le cadre du mode capitaliste de production. Par exemple, dans son compte rendu du meeting internationaliste de septembre 1845 à Londres, Engels écrivait : « Les chimères d'une république européenne, d'une paix perpétuelle, sous une organisation politique, sont devenues aussi grotesques que les phrases sur l'unité des peuples sous l'égide de la liberté universelle du commerce... La bourgeoisie a dans chaque pays des intérêts particuliers et ne peut pas dépasser la nationalité (2). »

 

Un passage de l'Idéologie allemande permet de mieux éclairer cette contradiction : ce n'est pas la bourgeoisie en tant que telle, mais la grande industrie qui élimine les barrières nationales, par la gestation d'une classe nouvelle, le prolétariat, radicalement internationale : « Tandis que la bourgeoisie de chaque nation garde encore des intérêts nationaux séparés, la grande industrie a créé une classe dans laquelle toutes les nations ont le même intérêt et dans laquelle la nationalité est déjà abolie (3) » Ceci nous renvoie évidemment a la célèbre formule « les prolétaires n 'ont pas de patrie », qui n'est pas seulement une boutade ironique, mais qui correspond a une conception d'ensemble de Marx et Engels, à savoir : a) L'Etat national n'appartient pas au prolétariat mais à la bourgeoisie (4). b) Les conditions matérielle, économique, sociale et politique des prolétaires sont les mêmes dans tous les pays (industriels).

 

Comme l'écrivait Marx dans un passage férocement ironique de ses notes sur l'économiste allemand Friedrich Lists (récemment dé-couvertes dans les archives par le petit-fils de Marx, Marcel-Charles Longuet) : « La nationalité des travailleurs n'est ni française, ni anglaise, ni allemande, elle est le travail, le libre esclavage, la vente de soi-même (« Seibstverschacherung »). Leur gouvernement n'est ni français, ni anglais, ni allemand, il est le capital. Leur air natal n'est ni français, ni allemand, ni anglais, c'est l'air de l'usine. La terre qui leur appartient n 'est ni française, ni anglaise, ni allemande, c'est quelques pieds sous la terre (5) ».

 

Il s'ensuit, pour Marx et Engels, que seul le prolétariat, comme classe universelle, qui n'est plus nationale, et qui a des intérêts historico-mondiaux communs, peut mener à l'établissement d'une société universelle, où les démarcations nationales seraient dé-passées (nous verrons plus tard le sens exact du terme « démarcations nationales ») ; dans le compte rendu du meeting internationaliste de Londres (1845), Engels va développer cette thèse de façon explicite, radicale et énergique : "Les prolétaires ont dans tous les pays un seul et même intérêt, un seul et même ennemi, un seul et même combat ; dans leur masse les prolétaires sont déjà par leur propre nature dépourvus de préjugés nationaux, et toute leur formation culturelle (Bildung) et leur mouvement sont essentiellement humanistes (humanitarisch), antinationaux. Seuls les prolétaires peuvent abolir la nationalité, seul le prolétariat en réveil peut conduire à la fraternisation des diverses nations (6). "

 

Cette conception humaniste et « antinationale » était désignée dans certains écrits d'Engels par le terme cosmopolitisme. Par exemple, dans le même compte rendu de 1845, Engels salue un meeting qui avait eu lieu à Londres l'année précédente (le 10 août 1844) dans les termes suivants : « Déjà dans cette fête du 10 août ont été exprimés des principes aussi bien communistes que cosmopolites", et le meeting de septembre 1845 dont l'article décrit avec enthousiasme l'esprit de fraternité internationale est désigné comme une « fête cosmopolite (7)». Bien entendu, Engels prend soin de distinguer ce cosmopolitisme communiste du "cosmopolitisme hypocrite, égoïste, privé, du libre-échange (8)", et du pseudo-cosmopolitisme d'un « socialiste patriote » comme Louis Blanc.

 

Dans un discours prononcé à Dijon en décembre 1847, Louis Blanc avançait l'idée que la France était la nation cosmopolite par excellence, et que travailler pour l'avenir de la France était identique à travailler pour l'avenir de l'humanité... Dans un article polémique du 30 décembre 1847, Engels commentait ironiquement cette conception très particulière du cosmopolitisme : "Un Français, dit M. Blanc, est nécessairement cosmopolite. Oui, dans un monde où ne régneraient que l'influence française, les mœurs, les us et coutumes, les idées et les conditions politiques françaises ! Dans un monde ou chaque nation aurait pris les qualités caractéristiques de la nationalité française ! Mais, contre cela, les démocrates des autres nations sont obligés de protester. Tout à fait disposés à abandonner la rigueur de leur propre nationalité, ils en attendent de même des Français. Il ne leur suffit nullement que les Français leur donnent l'assurance qu'en qualité de Français ils sont déjà cosmopolites. Une telle assurance aboutit à exiger que tous les autres deviennent Français''. (9)

 

L'article d'Engels se termine par la remarque suivante, qui montre à nouveau le sens positif qu'il attribue au terme « cosmopolitisme » : "Si nous utilisons le critère de M. Blanc, ce seraient les Allemands les vrais cosmopolites. Toutefois, les démocrates allemands sont loin d'avancer une telle prétention (10)".

 

Dans une note en bas de page, les éditeurs est-allemands de la nouvelle édition des Werke de Marx et Engels (1959) signalent : « Les mots "cosmopolitisme et cosmopolite" sont ici utilisés par Engels, non dans le sens du discours de Louis Blanc ou dans le sens du cosmopolitisme bourgeois critiqué par cet article, mais plutôt dans la signification propre du terme, comme "universellement humain" et "libre de préjugés nationaux" ». En outre, dans le glossaire des termes étrangers, à la fin du volume, on trouve la traduction suivante : "Cosmopolite : international (11) ». En d'autres termes : il n'y a pas de doute qu'Engels se considérait lui-même comme un « communiste cosmopolite » et que son cosmopolitisme était dans son lexique politique un terme analogue à internationalisme. Ajoutons que le terme continuera à être employé par Engels même beaucoup plus tard ; par exemple, dans une lettre de septembre 1874 à F. A. Sorge, il se réfère dans les termes suivants à la période de fondation de la IIe  Internationale: "Ce fut le moment où les intérêts cosmopolites communs du prolétariat ont pu apparaître sur la scène". » (12)

 

On sait que, pendant la période des grands procès staliniens des années 1949-1952 en Europe de l'Est, une grande campagne de dénonciation du « cosmopolitisme » a été développée dans le mouvement communiste. Au cours des procès eux-mêmes (notamment celui de Slansky et de ses amis), l'accusation de « cosmopolitisme », étroitement liée à celle de « sionisme » et de « trotskysme », a été lancée par le procureur, en particulier contre les accusés d'origine juive (13). Dans le cadre de cette campagne, diverses tentatives furent faites par des intellectuels et théoriciens du mouvement communiste en Europe Occidentale pour mobiliser les écrits de Marx et Engels dans la lutte sans merci contre le cosmopolitisme. Un des exemples les plus typiques de ces tentatives est l'ouvrage de Georges Cogniot, « Réalité de la nation. L'attrape-nigaud du cosmopolitisme ». (14)

 

Cogniot utilise pour sa démonstration anticosmopolite un passage de Marx dans l'Idéologie allemande, où celui-ci critique les « vrais socialistes » allemands ; selon Marx, les écrits de ce courant montrent « quelle mentalité d'un nationalisme étroit est au fond du prétendu universalisme et cosmopolitisme des Allemands » (15). Ce texte montre clairement, à notre avis, que : a) Pour Marx, le cosmopolitisme est assimilé à l'universalisme, et les deux opposés au nationalisme étroit. b) Pour lui, les Allemands prétendent être cosmopolites, mais ils ne le sont pas, étant donné leur mentalité nationaliste. Or, selon Cogniot, la signification de ce passage est la suivante : « Marx s'est servi de l'exemple de ces pseudo-socialistes pour montrer que nationalisme et cosmopolitisme vont de pair... " (16)

 

En outre, Cogniot cite, à l'appui de sa thèse, le passage ci-dessus de l'article d'Engels contre Louis Blanc, en supprimant toutefois une phrase qui semble gêner sa démonstration, celle où Engels explique que les démocrates de toutes les nations sont "tout à fait disposés à abandonner la rigueur de leur propre nationalité". Là encore, tandis que les éditeurs des Werke de Marx et Engels reconnaissent qu'Engels oppose le cosmopolitisme authentique (« au sens propre du terme ») au pseudo-cosmopolitisme de Louis Blanc, Cogniot présentait la position d'Engels comme un rejet de principe du cosmopolitisme.

 

Enfin, Cogniot fait état de la critique d'Engels contre le « cosmopolitisme hypocrite du libre-échange » dans le compte rendu de 1845, comme preuve de l'anticosmopolitisme de son auteur, en passant sous silence que, dans cet article, Engels se réclame explicitement du cosmopolitisme communiste (qu'il distingue, bien entendu, de celui des libres-échangistes bourgeois). La conclusion de Cogniot est nette et tranchante : " De telles indications de Marx et Engels ont une valeur de principe. Elles suffisent à faire la preuve que le marxisme n'a rien de commun avec le cosmopolitisme (17) ». Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette conclusion correspond plus à certains besoins politiques de l'année 1950 qu'à une analyse rigoureuse des textes de Marx et Engels en 1845-1848...

 

En réalité, l'idée d'une cosmopolis, d'une cité universelle dépassant les frontières nationales, se trouve au cœur de la réflexion de Marx et Engels sur la question nationale à cette époque. Il ne s'agit pas pour eux, comme pour les philosophes stoïciens de la Grèce antique, d'une pure aspiration morale, mais d'un projet politique à l'échelle historico-mondiale, résultant d'un bouleversement révolutionnaire. Dans l'Idéologie allemande, Marx souligne que c'est seulement par la révolution communiste que l'histoire devient intégralement une « Weltges-chichte » ; ce n'est que par une telle révolution que « les individus particuliers sont libérés des diverses barrières nationales et locales, mis en rapport pratique avec la production (y compris spirituelle) du monde entier, et mis à même d'acquérir la capacité de jouir de cette production universelle de toute la terre (création des hommes) (18) ». De ce point de vue, la nation apparaît comme une étape du développement historique de l’humanité, qui peut maintenant accéder à un stade supérieur d'universalité : "Ce que les nations ont fait en tant que nations, elles l'ont fait pour la société humaine ; toute leur valeur a consisté seulement dans ceci, que chaque nation a traversé pour les autres une détermination principale (un point de vue principal) à l'intérieur de laquelle l'humanité s'est développée ; après que l'industrie a été élaborée en Angleterre, la politique en France, la philosophie en Allemagne, elles sont élaborées pour le monde, et leur signification historico-mondiale, comme celle des nations, est par là terminée (19). "

 

C'est à la lumière de ces considérations qu'il faudrait interpréter la « petite phrase » du Manifeste sur l'abolition des démarcations et antagonismes nationaux. Observons, par ailleurs, que cette phrase correspond non seulement aux positions politiques et idéologiques de Marx et Engels, mais aussi aux tendances affirmées des courants communistes du mouvement ouvrier de l'époque. Dans son ouvrage classique sur la question nationale, l'austro-marxiste Otto Bauer parlera du « cosmopolitisme naïf » de la première jeunesse du mouvement prolétarien, cosmopolitisme découlant de « l'idée  d'humanité (20) ». En effet, les conceptions développées par le Manifeste sur l'avenir des nations se rapprochent beaucoup de la doctrine de la Ligue des communistes, organisation ouvrière qui lui avait demandé la rédaction de ce texte. Le premier projet de « Profession de foi communiste » approuvé par le congrès de la Ligue en juin 1847 (projet rédigé en commun par Engels et les dirigeants ouvriers de la Ligue) contient la formulation suivante, encore plus radicale que celle du Manifeste: « 21. Dans le communisme les nationalités subsisteront-elles? Les nationalités des peuples qui s'uniront selon le principe de la Communauté seront forcées de se mêler par cette union et, par conséquent, de s'abolir, tout autant que les différences de castes et de classes disparaîtront avec l'abolition de leur fondement, la propriété privée (21). »

 

Il est intéressant de remarquer que dans les Principes du communisme, que Engels va rédiger en octobre 1847, texte qui reprend en partie la version de juin mais change la rédaction de plusieurs chapitres, il y a la notation suivante, qui suggère une approbation par rapport au passage sur les nationalités du premier projet : " 22. Comment l'organisation communiste se comportera-t-elle a l'égard des nationalités existantes ? Rien de changé (22). »

 

La version définitive, dans le Manifeste, est plus modérée : il est question seulement d'abolir les conflits et les Absonderungen nationales. Tout dé-pend, évidemment, de la traduction de ce mot, qui peut être rendu par « démarcation », « séparation », « isolément ».

 

Plusieurs interprétations, aussi bien du Manifeste que des autres écrits de Marx et Engels à ce sujet (pendant les années 1845-1848); ont été avancées par des marxistes, marxiens ou marxologues de diverses tendances. Quelques-unes sont plutôt « minimalistes », comme celle de Salomon Bloom, dans son ouvrage bien connu sur la question nationale chez Marx ; selon Bloom, " le Manifeste est un document énigmatique et épigrammatique et, par conséquent, facilement mal compris. Ce que les auteurs ont prévu, ce n 'était pas la disparition complète de toutes les distinctions nationales, mais spécifiquement l'abolition des différences économiques et sociales, de l'isolement économique, des distinctions envieuses, des rivalités politiques, des guerres et de l'exploitation d'une nation par une autre (23) ». Cette interprétation n'est pas invraisemblable, mais elle évacue le radicalisme de la démarche de Marx et Engels dans leurs écrits de 1845-1847, et la perspective même de la cité mondiale qui les inspire. En outre, elle ne fournit pas la preuve, au niveau des textes, que le terme « démarcations nationales » se réfère uniquement aux différences économiques et sociales.

 

A l'autre extrême, certains auteurs comme Bertell Ollman développent une lecture plutôt « maximaliste » des remarques de Marx et Engels sur l'avenir des nations. Selon Ollman, dans la vision du communisme chez Marx, " les divisions que nous sommes habitués à observer dans l'espèce humaine, en termes de nation, race, religion, aire géographique (ville et campagne), profession, classe et famille cesseront d'exister. Elles seront remplacées par des divisions nouvelles, encore incon-nues et plus adaptées au caractère du peuple et de la vie à cette époque (24) ». Le mérite d'Ollman est d'insister sur la dimension universelle, humaine-mondiale, supra-nationale de la société communiste marxienne (il est d'ailleurs un des rares auteurs à désigner la problématique de Marx comme « cosmopolite »), tout en montrant que cette société n'était nullement conçue comme homogène, uniforme ou indivisible par l'auteur du Manifeste.

 

Mais son interprétation va trop loin, notamment quand il écrit, à propos d'une remarque de l'Idéologie allemande sur la soumission de la langue « au contrôle parfait des individus » : «J'interprète ceci comme signifiant qu'une langue remplacera les milliers qui existent actuellement (quel que soit le rôle culturel limité que les diverses langues continueront à jouer), et que cette langue sera spécialement adaptée pour permettre l'expression claire des extra-ordinaires expériences, connaissances et sentiments des gens de la nouvelle époque (25)» Or, cette interprétation ne découle nullement de la remarque elle-même de Marx dans l'Idéologie allemande, qui parle simplement de contrôle des individus sur la langue, et ne laisse entendre d'aucune manière que les langues nationales sont destinées à disparaître ; au contraire, dans la phrase qui suit immédiatement, Marx ironise sur « L'association », prônée par Max Stirner, dans laquelle on ne parlerait qu'une seule langue, " la langue en tant que telle, la langue sacrée, la langue des saints, l'hébreu, et même le dialecte araméen (26)". En réalité, il y a très peu de références chez Marx ou Engels sur la question nationale du point de vue culturel ; dans un passage de l'Idéologie allemande, Marx souligne que "dans une organisation communiste de la société disparaît la soumission de l'artiste à l'étroitesse locale ou nationale (27)", mais cela ne permet pas de dégager des conclusions générales sur l'avenir des cultures nationales, comme tente de le faire Ollman (28).

 

Une troisième interprétation, qui nous semble peut-être la plus vraisemblable, est celle avancée par Roman Rodolsky dans une courte note publiée en 1965 : « Ce qu 'Engels veut dire par "abolition" (ou même "anéantissement") de la nationalité n'est certainement pas l'abolition des communautés ethniques et linguistiques existantes (ce qui serait absurde !) mais des délimitations politiques des peuples. Dans une société dans laquelle (selon les mots du Manifester "le pouvoir public perd son caractère politique" et l'Etat en tant que te/dépérit, il ne peut pas y avoir de place pour des "Etats nationaux" séparés (29)". Bien entendu, comme Marx l'a souligné dans le Manifeste, dans un premier moment, le prolétariat doit prendre le pouvoir dans le cadre d'un Etat national, mais cet Etat national séparé prolétarien ne sera qu'une étape transitoire vers la société sans classes et sans Etat de l'avenir, puisque la construction d'une telle société « n'est possible qu'à l'échelle internationale (30) ! »

 

Pour résumer, il y a dans les écrits de Marx et surtout d'Engels au cours des années 1845-1848 un projet cosmopolite/internationaliste (les termes à l'époque étant à peu près interchangeables) de cité mondiale, de « Gemeinschaft » universelle, dans laquelle disparaîtraient non seulement les antagonismes et les conflits nationaux, mais aussi les démarcations économiques, sociales et politiques (mais non culturelles, entre les nations. Cette perspective d'un monde sans frontières est en rapport étroit avec l'ensemble de leur Weltanschauung politique, notamment :

 

1. leur problématique humaniste, c'est-à-dire leur référence à l'humanité comme cadre ultime de la réflexion et de la praxis politique ;

2. leur vision du communisme comme système nécessairement « Weltgeschichtlich » ;

3. leur thèse sur le dépérissement de l'Etat dans la société sans classes de l'avenir ;

4. leur conception du prolétariat comme classe universelle et supra-nationale, de par sa condition matérielle et de par ses intérêts objectifs.

 

Il semble qu'après la révolution de 1848, au cours de laquelle la question nationale s'est révélé à Marx et Engels dans toute sa virulence et sa complexité, les deux auteurs du Manifeste communiste aient abandonné la problématique cosmopolite de leurs écrits de jeunesse, en gardant de l'internationalisme surtout sa dimension politique présente. Par exemple, dans la Critique du programme de Gotha (1875) Marx attaque sévèrement les lassalliens pour avoir « conçu le mouvement ouvrier du point de vue le plus étroitement national », et il oppose au mot d'ordre avancé par le programme de Gotha, « la fraternité internationale des peuples », celui de « fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements (31) » ; mais il n'avance aucune perspective d'avenir mettant en question l'Etat national lui-même, ou les « démarcations nationales » à quelque niveau que ce soit.

 

Pourquoi ce silence ? Par prudence tactique, par réalisme politique ou par conviction (acquise au cours des années) que le fait national était beaucoup plus tenace que prévu ? A moins que ce ne soit par crainte que l'idée cosmopolite soit utilisée comme prétexte pour qu'un « Etat guide » absorbe d'autres nations en son sein. Dans une lettre à Engels du 20 juin 1866, Marx rend compte d'une réunion du conseil de la Ier Internationale : « Les représentants (non ouvriers) de la "jeune France" soutenaient que toutes les nationalités et les nations étaient des "préjugés surannés". Stirnérianisme proudhonisé : on répartit tout en petits "groupes" ou "communes" qui forment ensuite une "association", mais non pas un Etat. Et tandis que se produit cette "individualisation" de l'humanité et que se développe le "mutualisme" adéquat, l'histoire des autres pays doit suspendre son cours et le monde entier attendra que les Français soient mûrs pour faire une révolution sociale. Alors, ils effectueront sous nos yeux cette expérience, et le reste du monde, subjugué par la force de l'exemple, fera de même. Les Anglais ont bien ri quand j'ai commencé mon discours en disant que notre ami Lafargue et ceux qui, avec lui, supprimaient les nationalités, s'adressaient à nous "en français", c'est-à-dire en une langue que les neuf dixièmes de l'assistance ne comprenaient pas. Ensuite, j'ai signalé que Lafargue, sans s'en rendre compte, entendait apparemment par négations des nationalités leur absorption par la nation française modèle (32).»

 

Marx craignait que l'idéal cosmopolite serve aux prétentions d'hégémonie d'une « nation modèle » ; il ne pouvait pas prévoir que, presque un siècle plus tard (1949-1952), par une ironie de l'histoire, en Europe de l'Est ce fut (entre autres) au nom de la « lutte contre le cosmopolitisme » que les partisans de l'Etat-guide et du socialisme dans un seul pays exterminèrent leurs adversaires, pour la plupart des anciens des Brigades internationales d'Espagne...

 

Critique Communiste, n°138, été 1994.

 

1. Engels, “Das Fest der Nationem in London”, 1845, in Marx, Engels Werke. Dietz Verlag, Berlin, 1962, p. 614. Voir aussi Marx. « Rede liber die Frage des Freihandels », Werke, 1848, 4, p. 456 : - La fraternité que le libre échange développerait entre les différentes nations du monde n a pas grand-chose de fraternel ; désigner l'exploitation dans sa forme cosmopolite arec le nom de fraternité générale est une idée qui ne pouvait surgir qu'au sein de la bourgeoisie. "

3. Marx, Die Deutsche Ideologie, 1846, Dietz Verlag, Berlin, 1960, p. 6, Cf. aussi p. 71 et p. 499.

4. Cette interprétation est avancée par R. Rosdolsky dans son essai « Worker and Fatherland. A note on a passage in the Communist Manifesto », in Science and Society, summer 1975, vol. XXIX, n° 3, p. 337.

5. Marx, L.Jeber Friedrich Lists Buch “Das nationale System der politischen Ekonomie ». 1845, in Sozialistische Politik, Berlin, n° 19, August, 1972, p. 103.

6. Engels, " Das Fest der Nationen In London », op. cit., p. 614.

7. Engels, op. cit., p. 615-616. / 8. idem, p. 611.

9. Engels, « Louis Blancs Rede auf dem Bankett zu Dijon », 1847, in Werke, 4, 1959, p. 428.

10.Ibid., p. 428. / 11.idem p. 427 et 708.

12. Marx, Engels, Ausgewàhite Hriefe, Dietz Verlag, Berlin, 1953. p. 341

13. Voir les passages du réquisitoire du procureur dans les procès de Slansky chez A. London, l'Aveu, Gallimard, Paris, 1968, p. .307.

14. Editions Sociales, Paris, 1950.

15. Marx, Die Deutsche Idéologie, p. 499.

16. G. Cogniot, op. cit., p. 16. Le thème de l'affinité entre cosmopolitisme et nationalisme était, en 1950, un des leitmotiv de la campagne contre Tito et Rajk. Par exemple, G. Cogniot écrit dans son ouvrage, p. 99 : « Le drapeau du cosmopolitisme couvre le nationalisme bourgeois d'un Tito, ses attentats contre la sécurité des peuples, contre l'indépendance des Etats et contre la paix, comme le procès de Budapest l'a confirmé. » Le thème sera relancé au cours des procès de Prague en 1952, quand Slansky et ses camarades seront dénoncés par le procureur comme des gens dont « le cosmopolitisme va de pair avec le nationalisme juif » (cité par A. London, op.cit., p. 307).

17. G. Cogniot, op.cit., p. 16.

18. Marx, Die Deutsche Idéologie, p. 34. voir aussi p. 33 : « Le prolétariat ne peut exister qu'à l'échelle historico-mondiale [Welgeschichtlich], comme le communisme, son action ne peut se réaliser que comme existence "historico-mondiale".

19. Marx, Ueber Friedrich Lists Buch..., p. 14. La vision cosmopolite de Marx et Engels est encore, dans une large mesure, européocentrique ; plus précisément, le « centre » est pour eux moins l'Europe en tant que telle que les pays industrialisés du monde : Angleterre, France, Allemagne, Etats-Unis. D'autre part, il est évident qu'il existe aussi une dimension cosmopolite personnelle chez Marx et Engels, qui se manifeste dans leurs références culturelles universelles, leurs préoccupations internationales, leur mode de vie itinérant, etc.

20. O. Bauer, Die Nalionalitätenfrage und die Sozialdemocratie, Wiener Volksbuchhandlung, Wien, 1924, p. 311. Toutefois, Bauer souligne lui aussi, dans des termes qui ne sont pas sans rappeler les textes du jeune Engels, la vocation intrinsèquement internationaliste du prolétariat : « Il n'y a aucune classe qui soit intérieurement libérée de toute valorisation nationale de manière aussi complète que le prolétariat en essor, classe libérée de toute tradition par la force destructrice et déchirante du capitalisme, écartée de la jouissance des biens culturels nationaux, en lutte contre toutes les forces établies par le passé historique ", /te/., p. 153.

21. B. Andréas, Documents constitutifs de la Ligue des communistes, Aubier-Montaigne, Paris, 1972, p. 139-140. Ch. Andler, dans son célèbre commentaire du Manifeste, désigne la Ligue des Justes, W. Weitling et les chartistes anglais com-me sources de la conception avancée par Marx et Engels sur l'avenir des nations (Ch. Andler, Introduction historique et commentaire à Marx. Engels, « le Manifeste communiste », Société Nouvelle de librairie et édition de Paris, 1901, p 154-155).

22. In Manifeste communiste. Ed. Costes, Paris, 1953, p. 160.

23. S. F. Bloom, Thé Worid of Nations : A Study of the National Implications in the Work of Karl Marx, Columhia University Press, New-York, 1941, p. 26.

24. B. Ollman, “Marx's Vision of Communism : Reconstruction, Critique” (A journal of soviet studios and socialist theory), n° 8, summer 1977, p. 22

25. Ibid., p. 29. Dans un autre passage de son article, Ollman ajoute toutefois : " L'existence d'une telle langue ne signifie pas que les langues locales et les cultures spécifiques qui les accompagnent disparaîtront. Le latin et la culture latine ont enrichi la vie de millions d'êtres bien après le déclin de l'Empire romain...-,'Ibid P. 35.

26. Marx, Die Deutsche Idéologie, p. 448. / 27.idem, p. 412.

27. B , Ollman, op. cit., p. 34-35 .

28. R. Rosdolsky, “Workers and fatherland... ", p. 335.

29. idem p. 337.

30. Marx, Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Editions Sociales, Paris, 1950. p. 25.

31. In G. Haupt, M. Löwy, C, Weill, les Marxistes et la Question nationale (1848-1914), Maspero, Paris, 1974, p. 94-95. Dans une lettre antérieure à Engels, du 7 juin 1866, Marx est plus nuancé envers les proudhoniens. Il critique leur franco-centrisme comme « grotesque », mais considère leur agitation « utile et explicable comme polémique contre le chauvinisme» (Marx, Engels, Briefuecljsel, Dietz Verlag, Berlin, 1953, p. 209).

Voir ci-dessus