La crise et la combativité ouvrière. Deux articles d'Ernest Mandel
Par Ernest Mandel le Lundi, 09 Août 2010 PDF Imprimer Envoyer

Nous reproduisons ci-dessous deux articles d'Ernest Mandel écrits il y a 35 ans, après le début de la nouvelle « onde longue récessive » du capitalisme qu'il avait prédit, et dont nous vivons aujourd'hui un approfondissement avec la crise globale actuelle (financière, économique, sociale et écologique). Le premier texte, un article écrit pour notre journal La Gauche, analyse la nature et les conséquences de la récession dans un contexte de montée des luttes ouvrière et avance un programme de revendications transitoires. Le second développe l'analyse de manière plus théorique, en l'insérant dans l'explication marxiste des « ondes longues » du capitalisme. On lira avec intérêt les similitudes, mais aussi les différences entre notre époque et le contexte évoqué ici. Théoricien et militant marxiste-révolutionnaire, dirigeant de la IVe Internationale, économiste de réputation internationale, Ernest Mandel s'est éteint il y a 15 ans (20 juillet 1995), léguant une oeuvre militante et théorique importante dont on peut trouver un aperçu sur le site d'archives www.ernestmandel.org (LCR-Web)

La crise: Leur réponse et la nôtre

Actuellement, l'économie capitaliste vit sa crise la plus grave depuis la deuxième guerre mondiale. Dans les pays occidentaux et au Japon, il y a plus de 15.000.000 de chômeurs. En Belgique, le chiffre de chômeurs est monté jusque 275.000. 10% des métallos sont sans travail.

La récession secoue gravement le système capitaliste en déclin. A l'inverse des années 1929-1932, elle se manifeste dans une phase de remontée des luttes ouvrières et non de déclin. La combinaison d'une récession économique grave, de l'inflation, et de l'accroissement des luttes provoque une crise sociale grave du système capitaliste.

On aurait pu croire que sous l'influence de l'augmentation du chômage, la combativité des travailleurs et des employés soit entamée, et que par peur de perdre leur emploi, ils se tairaient, feraient des concessions au patronat et n'entameraient plus de grèves. A l'exception de l'Allemagne de l'Ouest, où ceci semble – provisoirement – être le cas, ceci ne s'est pas réalisé dans les pays occidentaux.

Au contraire: presque partout les luttes ouvrières sont en augmentation. Le nombre de grèves augmente au lieu de diminuer, surtout en Italie, en Espagne, au Portugal, en France, en Grande-Bretagne, au Japon, mais aussi dans des plus petits pays comme le Danemark et la Belgique.

Même aux Etats-Unis, où la classe ouvrière, paralysée pendant des années par une bureaucratie syndicale conservatrice avec un manque de conscience de classe politique et un niveau de vie relativement élevé, il y a un réveil. Après la grève importante des mineurs, mais aussi d'autres catégories, des manifestations de masse ont eu lieu. On parle même d'une grande marche des chômeurs syndiqués sur Washington.

Ce que nous avions prévu semble se réaliser. La classe ouvrière est entrée dans la crise actuelle avec un degré d'organisation et de combativité plus élevé que depuis des dizaines d'années. Dans ces circonstances, on peut prévoir que la première réaction face à la récession sera le refus d'accepter les licenciements et les fermetures d'usines, comme sa première réaction devant l'inflation était de hausser constamment les revendications salariales, pour se défendre contre toute attaque du pouvoir d'achat. Ceci semble se réaliser un peu partout, et pas dans la moindre mesure chez nous, les exemples de Gilly et de Vas Saint Lambert le prouvent.

Dans le cas où la classe ouvrière accepterait passivement une extension du chômage et si elle dépassait une certaine durée et un certain degré, cela aurait une influence paralysante sur la combativité et la conscience de la classe ouvrière. C'est pourquoi il faut réagir maintenant et vite.

La récession économique et la crise sociale du capitalisme en déclin qui lui est associée, dévoilent les illusions de tous ceux qui (et en premier lieu des dirigeants « modérés » de la CSC, de la FGTB et du PSB) qui prétendent que nous ne vivons plus dans une société capitaliste mais une société mixte.

Le léopoard n'a pas perdu ses taches. Ses griffes sont toujours aussi dangereuses. Le capitalisme, c'est toujours le capitalisme. Il amène toujours et fatalement le chômage périodique, les crises de surproduction, la misère et la faim au milieu de l'abondance.

Des centaines de milliers de voitures attendent invendues devant les usines automobiles. Une partie importante des usines ne fonctionnent plus. Mais les pays soi disant « en développement » réclament plus de tracteurs et plus de machines agricoles pour résorber la famine. Cette solution élémentaire à la crise, le capitalisme ne sait pas la réaliser aujourd'hui pas plus qu'il y a 40 ou 100 ans.

« Paix sociale »

Récession et crise sociale feront perdre pied aux optimistes invétérés, qui ne jurent que par les négociations avec la bourgeoisie et son Etat, pour lentement, très lentement, pas après pas, construire une société meilleure. Les syndicats et les organsiations patronales peuvent par le biais de négociations, parfois dures, parvenir à des augmentations des salaires et des profits simultanément, aussi longtemps que le gâteau s'accroît. Mais dès que le gâteau cesse de croître, il devient clair que l'une des classes doit l'emporter au dépend de l'autre.

Voilà pourquoi partout les gouvernements, ceux de «gauche » compris comme en Grande-Bretagne et au Danemark, pour ne pas parler de l'Allemagne de l'Ouest, doivent secourir les profits minés par la récession. Des subsides énormes sont donnés en cadeau au grand capital sous prétexte de ne plus laisser s'accroître le chômage.

La pression la plus grande possible est exercée sur les syndicats et sur les travailleurs pour qu'ils se contentent d'augmentations salariales modestes, qui souvent ne suffisent pas à couvrir l'augmentation du coût de la vie. L'attaque contre les salaires réels suit immédiatement l'attaque contre le plein emploi.

Montée de la réaction

Mais puisque la classe ouvrière se défend avec acharnement, et contre-attaque, il faut aussi entamer ses possibilités d'auto-défense. Voilà la raison des attaques un peu partout dans l'Ouest contre le droit de grève illimité, contre les piquets de grève combatifs, les licenciements de délégués syndicaux combatifs, l'effritement de la démocratie syndicale, l'érosion sinon l'attaque frontale des libertés démocratiques, sans quoi l'attaque capitaliste se révélerait très vite un coup d'épée dans l'eau.

C'est aussi sur cet arrière-fond qu'il faut voir l'ombre menaçante de la réanimation de petites et encore modérées bandes armées fascistes qui plus tard, de façon illégale, par la violence et la terreur, pourront organiser l'affaiblissement des organisations ouvrières, si de façon « légale », ceci ne serait pas ou pas assez vite possible.

La formation et l'action réactionnaire du gouvernement Tindemans chez nous, le front unique bourgeois qui en est le soutien, la série ininterrompue de fermetures d'usines et de licenciements, les attaques contre les libertés syndicales, les attaques contre la liberté d'opinion, entre autre à la BRT-RTB, les groupes fascistes qui relèvent la tête: tous ces événements dans notre pays montrent que la Belgique n'échappe pas à la crise sociale générale de la société capitaliste.

Plus que n'importe quel gouvernement dans le passé, le gouvernement Tindemans a ouvertement et cyniquement soutenu les positions du patronat. L'essai de limiter les augmentations salariales à 4%; la collusion ouverte entre Oleffe et Fabrimétal à ce sujet; la réquisition des grévistes de la Sécurité nationale des eaux: ce ne sont que quelques exemples du duo de Tindemans avec le grand capital.

Montée des luttes ouvrières

Il va de soi que ce gouvernement et sa politique réactionnaire buttent contre la résistance croissante de la population laborieuse. C'est le gouvernement de la vie chère et du chômage, cocktail explosif comme on n'en avait plus connu depuis la fin des années 40. Voilà pourquoi les ouvriers de tous les coins du pays sont entrés en action, voilà pourquoi, durant les dernières semaines nous avons vécu de nombreuses grèves depuis fin janvier . Et pour les mêmes raison, aujourd'hui des milliers de travailleurs répondent à l'appel du PSB pour manifester dans la rue contre le gouvernement des patrons.

Le gouvernement Tindemans agit comme il a toujours agi depuis sa création, non parce qu'il est composé de méchants ou d'incapables. Le problème ne se trouve pas dans les personnes mais dans le système. Vu qu'il s'agit d'un gouvernement capitaliste, qui ne peut que gérer la crise à l'avantage du capital, il doit veiller à ce que les petites gens payent les pots cassés. Sinon, en effet, sous des rapports capitalistes, les profits ne peuvent augmenter. Et sous le capitalisme, sans profits croissant, on n'a plus d'investissements, plus d'emploi et pas de relance économique réelle.

Impuissance du gouvernement

La seule chose que les ministres peuvent faire, c'est prier pour que la situation en RFA, en France et aux USA s'améliore et ne détériore pas. Si elle s'améliore à l'étranger, elle s'améliorera tôt ou tard en Belgique aussi. Si elle se détériore à l'étranger, alors le capitalisme belge se trouve dans une position particulièrement grave.

Bien sûr, les ouvriers - chrétiens aussi bien que socialistes – ne peuvent abandonner leur sort aux prières impuissantes, aux manoeuvres anti-syndicales louches des ministres et aux spéculations des entreprises belges et étrangères. Quelque chose doit changer imméditement: voilà le désir profond, voilà ce qu'exigent plus de deux millions de syndiqués et leurs familles. Voilà pourquoi aussi, ceux qui ont répondu à l'appel du PSB sont descendus dans la rue.

Pour un programme de lutte anticapitaliste

Le chômage et l'inflation sont aujourd'hui les deux maux qui menacent les travailleurs directement. Un programme de lutte commun qui répond à une situation d'urgence qui se développe aujourd'hui dans le pays doit donc en premier lieu apporter une solution à ces deux maux:

Contre le chaos capitaliste

  • Pas un seul licenciement, pas une seule fermeture d'usine!
  • Du travail sur place pour tous les ouvriers et employés menacés par la crise!
  • Diminution immédiate du temps de travail à 35 ou 36 heures par semaine, sans diminution du salaire!
  • Partage du travail disponible dans chaque entreprise entre tous les travailleurs, sous contrôle de comités élus par tout le personnel, sans diminution du salaire ni des autres avantages!
  • La pension à 60 ans pour les hommes et à 55 ans pour les femmes!
  • Ouverture des livres de comptes de toutes les entreprises capitalistes (et pas seulement celles en faillite) pour qu'apparaisse combien la soif capitaliste du profit et la mauvaise gestion capitaliste sont responsables de la récession!
  • Toutes les usines fermées par les patrons doivent être réouvertes par les pouvoirs publics et maientenues en activité sous contrôle ouvrier, sans indemnisation ni rachat pour les patrons en faillite.
  • Un plan global de développement économique et de garantie de plein emploi doit être élaboré par le mouvement syndical, un plan discuté publiquement avec un maximum de démocratie, dans le but de répondre aux aspirations de la population laborieuse et aux spécificités régionales wallonne, flamande et bruxelloises.
  • Ce plan doit entre décider de ce qui doit être produit, sur base de l'intérêt collectif de la population laborieuse.

Attaquer le système lui-même

Il va de soi que des mesures aussi radicales contre la récession et contre toute tentative de faire payer les frais de cette récession par la classe ouvrière, butteront contre la résistance et le sabotage de la bourgeoisie.

Ces mesures doivent être renforcées de dispositions qui retirent les leviers de commande de la vie économique des mains du grand capital pour les rendre à la communauté.

  • Nationalisation sans indemnisation (exception faite des petits épargnants) de toutes les banques privées, les sociétés financières et les holdings.
  • Concentration de tous les moyens financiers dans une seule entreprise de financement, avec un pouvoir régional en Flandre et en Wallonie, sous contrôle ouvrier. Tous ces moyens financiers doivent être employés à la réalisation du plan établi par les syndicats, pour le développement du bien-être social et la garantie du plein emploi.
  • Nationalisation sans indemnisation de toutes les entreprises du secteur de l'énergie (charbon, électricité, gaz, pétrole, énergie nucléaire) et gestion sous contrôle ouvrier; développement d'un plan d'approvisionnement en énérgie à moyen et à long terme.
  • Nationalisation sans indemnisation des industries clés (acier, chimie, verre, ciment, électronique) sous contrôle ouvrier, et leur intégration dans la réalisation du plan économique.
  • Concentration de l'effort financier dans le renouvellement et la modernisation de l'industrie dans tout le pays, avec création systématique de nouvelles entreprises, appartenant à la communauté, dans les secteurs de pointe de l'industrie et dans les régions où sévit le chômage structurel; 100.000 emplois nouveaux en Wallonie; autant d'emplois qu'il faudra partout où sévit le chômage structurel en Flandre.
  • Toute tentative de fuite de capitaux ou de mesures de blocus du capital étranger contre un tel développement en Belgique doit être contrée par une action systématique de soutien au gouvernement des travailleurs de notre pays par le mouvement syndical et les organisations des travailleurs de tous les pays de la CEE et de l'Europe occidentale et la par la conclusion de traité spécifiques avec tous les pays du monde qui sont prêts à travailler avec ce gouvernement ouvrier.

Pour une voie réellement socialiste

Voilà la voie, pour sortir de la crise actuelle, qui répond aux aspirations et à la conviction de la majorité de la classe laborieuse. Si nous choisissons cette voie, nous aurons beaucoup de dangers à surmonter, beaucoup de durs combats à livrer. Mais nous lutterons pour nos intérêts, pour notre classe, pour l'avenir de nos enfants, pour une société meilleure qui ne connaîtra ni chômage, ni misère, ni injustice, ni oppression. Si de mauvais bergers nous détournent de cette voie, alors le prix ne sera pas moins élevé, le combat pas moins dur: mais tout cela aura servi à aider le capital pour la nième fois à traverser une lourde épreuve, nous aurons renforcé nos propres ennemis, divisé nos propres rangs, et préparé de lourds revers pour le mouvement ouvrier.

Socialistes, travailleurs, en avant contre les conséquences de la récession et de la crise, contre le chômage et l'inflation, contre la restriction des libertés syndicales et contre le danger d'Etat fort; en avant vers la préparation d'une grève générale, vers l'unité dans la lutte contre le capital, vers les réformes de structures anti-capitalistes, vers un gouvernement des travailleurs!

Ernest Mandel, La Gauche n°12, 13 mars 1975


 

La récession et la combativité ouvrière

Deux caractéristiques générales marquent l'histoire des crises capitalistes de surproduction. D'abord ces crises se produisent de manière régulière et périodique depuis que l'industrie capitaliste moderne a conquis le marché mondial. Ensuite, les idéologues et apologistes du régime s'efforcent de donner, pour chacune d'elles, une explication particulière qui en ferait un phénomène exceptionnel, non rattaché à la nature même du capitalisme.

Logiquement, la succession de ces crises depuis cent cinquante ans exclut de toute évidence leur explication par des phénomènes uniques, particuliers à chaque crise, bien que l'influence de ces aspects particuliers ne doive pas être niée. C'est pourquoi, cette fois encore, les « idéologues » ont trouvé une explication particulière au recul de l'activité économique qui caractérise la situation dans presque tous les pays impérialistes. Il serait le produit de la hausse du prix du pétrole, voire le résultat d'un chantage politique des « cheiks du pétrole ».

Pourtant, la récession avait commencé aux Etats-Unis et en Allemagne fédérale (et elle fut annoncée au Japon) avant la Guerre d'octobre. En outre, l'effet « déflatoire » de la thésaurisation des devises obtenues par les pays exportateurs (seul « retrait » effectif des ressources financières de l'économie capitaliste internationale) est dérisoire par rapport au volume du commerce mondial, pour ne pas dire au volume du PNB des pays impérialistes dans leur ensemble.

Mais s'il y a un mythe qui a la vie tenace, depuis la « révolution keynésienne », c'est bien celui selon lequel l'économie capitaliste (ou l'économie capitaliste rebaptisée « économie mixte ») aurait finalement appris à éviter les fluctuations économiques, à garantir le plein-emploi et à résoudre toutes ses contradictions internes. Avouer l'échec en la matière n'est pas facile, ni sans conséquences sociales et politiques. C'est pourquoi il est plus facile de mettre en avant la thèse du bouc émissaire arabe.

S'il est vrai que cette récession est différente de celles qui l'ont précédée, ce n'est point parce qu'elle a été accentuée par la « guerre du pétrole », mais bien parce qu'elle sera la première récession économique générale depuis la Seconde guerre mondiale: elle frappera tous les pays impérialistes dans leur ensemble. De ce fait, elle sera plus grave que n'importe quelle récession depuis 1938; on peut d'ores et déjà prévoir quelque quinze millions de chômeurs dans l'ensemble des pays de l'OCDE pendant l'hiver 1974-1975.

Une autre caractéristique de la récession en cours, c'est qu'elle marque clairement la fin du « long boom » d'après la Deuxième guerre mondiale ou, pour parler plus précisément, la fin de la longue période de croissance accélérée qui a dominé l'économie capitaliste internaitonale de 1948 à 1968 (l'économie des Etats-Unis de 1940 à 1968).

Dans la théorie économique académique, on se réfère aux « ondes longues » de la conjoncture comme aux « cycles Kondratief ». Kondratief, économiste russe de talent et ancien ministre de Kerensky, fut sous le régime soviétique le directeur de l'Institut de conjoncture économique de Moscou, jusqu'au moment où Staline le fit liquider. Dans deux articles célèbres, il a essayé d'expliquer l'existence « d'ondes longues » dans l'histoire du capitalisme. Joseph Schumpeter reprit en gros cette explication et l'incorpora dans son ouvrage de base, « Business Cycles ».

La tradition marxiste (plus exactement pseudo-marxiste) est restée réticente devant la théorie des « ondes longues » dans l'histoire du capitalisme. Pourtant, paradoxalement, cette théorie est d'origine marxiste. Elle fut élaborée successivement par le marxiste Parvus, à cette époque ami de Trotsky, par le marxiste néerlandais Van Gelderen, puis par Trotsky lui-même dans son rapport sur la situation mondiale devant le troisième congrès de l'Internationale communiste.

Ce qui distingue la théorie marxiste des « ondes longues » de la théorie de Kondratief, c'est essentiellement son caractère moins mécanique. Alors que Kondratief explique la succession des « ondes longues expansives » et des « ondes longues stagnantes » par des facteurs purement économiques inhérents au mécanisme capitaliste, pour les marxistes, des facteurs exogènes (tels que les guerres, les révolutions, les inventions et découvertes, les résultats de phases décisives de la lutte de classes, etc) y jouent un rôle important.

Chez Kondratief, une périodicité rigide gouverne la succession des « ondes longues », qui sont de ce fait babptisés par lui « cycles longs ». Chez les marxistes, cette rigidité fait défaut, vu la place que les facteurs exogènes, non purement économiques, occupent dans la succession des « ondes longues ».

La théorie marxiste des « ondes longues » nous a non seulement permis de prédire dès le milieu des années 1960 la fin proche de la période d'expansion rapide d'après-guerre et l'ouverture d'une nouvelle période longue de crise aggravée du système (que mai 1968 inaugure davantage que la récession allemande de 1966-1967 ou la récession américaine de 1967-1968). Elle nous a aussi permis d'élaborer une explication plus précise de la succession des périodes de vingt-vingt-cinq années de croissance ralentie, dans l'histoire du capitalisme:

  • 1847-1873: croissance accélérée

  • 1873-1893: croissance ralentie

  • 1893-1913: croissance accélérée

  • 1913-1940: croissance ralentie

  • 1940 (1948)-1968: croissance accélérée

  • depuis la fin des années 60: croissance ralentie

Pour Marx, c'est le renouvellement du capital fixe qui est le facteur déterminant la durée du cycle économique normal (cycle de sept à dix ans, qui a tendance à être réduit à un cycle quinquennal à l'époque du capitalisme « tardif »). Or, deux formes de renouvellement du capital fixe doivent être distinguées; celle qui se contente de reproduire et de perfectionner le machinisme dans le cadre d'une technologie déterminée; celle qui implique un renouveau complet et révolutionnaire de l'ensemble de la technologie.

Nous avançons la thèse que, si le cycle normal permet de dégager les capitaux nécessaires au renouvellement normal du capital fixe, il faut une longue période de croissance ralentie pour rassembler les capitaux nécessaires à un renouvellement intégral et révolutionnaire de toute la technologie.

Chacune des « ondes longues expansives » est ainsi placée sous le signe d'une révolution technologique. Celle de 1847-1873 voit le moteur à vapeur se substituer à la machine à vapeur. Celle de 1893-1913 voit le moteur électrique et le moteur à explosion se substituer au moteur à vapeur. Celle de 1940 (1948) – 1968 voit l'électronique et l'énérgie nucléaire progressivement remplacer les machines mues par le moteur électrique classique.

A chaque « onde longue expansive », où la nouvelle technologie est introduite massivement (et où il faut notamment créer et financer les installations qui commencent à fabriquer en masse les nouvelles machines) succède une « longue onde à croissance ralentie » dans laquelle on se contente de perfectionner et de généraliser la nouvelle technologie.

Chaque « onde longue » connaît les cycles classiques, c'est à dire la succession des phases de haute et de basse conjoncture. Mais dans les « ondes longues expansives », les phases de haut conjoncture sont plus longues, la croissance est plus rapide, tandis que dans les « ondes longues à croissance ralentie », les crises durent plus longtemps et son plus profondes.

Mais la succession de ces « ondes longues » ne se produit pas de manière automatique. Pour en rendre compte, il faut introduire un chaînon intermédiaire dans l'explication.

Il faut à cette fin examiner quels facteurs déterminent les fluctuations à long terme du taux de profit. En effet, pour qu'une masse de nouvelles découvertes ou inventions produisent une révolution technologique en régime capitaliste, il ne suffit pas qu'elles existent sous forme de brevet. Il faut encore que le capital ait intérêt à les introduire massivement dans la production. Cela présuppose un taux de profit élevé et un marché en expansion. La coïncidence de ces deux facteurs n'est nullement « automatique » tous les vingt ans. Il faut des facteurs exogènes pour précipiter le mouvement.

Ainsi, après la « longue onde à croissance ralentie » de 1913-1940, pendant laquelle beaucoup de découvertes appliquées après la Deuxième guerre mondiale furent en fait réalisées, il fallait un changement radical du taux de profit, par suite des défaites historiques du prolétariat international (fascisme) et de la Deuxième guerre mondiale, pour rendre possible une troisième révolution technologique.

Pour prendre l'exemple de la RFA: par rapport à une même masse salariale, les profits capitalistes furent, au début des années 1950, trois fois supérieurs à ce qu'ils étaient dans les meilleures années de la République de Weimar, et égaux à ce qu'ils étaient sous Hitler en 1938.

Mais la longue période de croissance accélérée (1940-1968 au Etats-Unis, 1948-1968 en Europe capitaliste et au Japon) a précipité un déclin à long terme du taux de profit de deux façons. Elle a provoqué une forte augmentation de la composition organique du capital (du rapport entre les dépenses pour machines, bâtiments et matières premières d'une part et des coûts salariaux de l'autre, dans l'industrie, l'agriculture et les transports). Elle a permis aux travailleurs de profiter d'une phase prolongée de réduction du chômage pour arrêter la hausse constante du taux d'exploitation (taux de la plus-value) subie pendant les années 1930, 1940 et 1950.

Ainsi, la récession actuelle se place sous le triple signe de la capacité de production excédentaire dans toute une série de secteurs « porteurs » du « long boom » (automobile, bâtiment, électro-ménager, électronique); de la baisse du taux de profit et du déclin des taux d'autofinancement (crise de liquidité des entreprises); de l'impuissance du régime à imposer, dans l'immédiat et à court terme, une nouvelle ère « d'austérité » aux salariés, sans infliger au préalable une lourde défaite à la classe ouvrière. C'est la coïncidence de la récession avec la combativité exceptionnellement accrue de la classe ouvrière occidentale qui rend la crise actuelle beaucoup plus grave pour le capitalisme que celle de 1929, malgré le fait que, sur le plan purement économique, elle soit beaucoup plus modérée. (1)

Depuis la Deuxième guerre mondiale; l'inflation, « intégrée » dans le système monétaire international par le système de l'étalon or-dollar et par l'inflation permanente du dollar, a été le principal instrument du régime capitaliste pour « modérer » les effets de ses contradictions internes. Il y a eu, comme jadis, des récessions économiques périodiques. Mais elles furent moins graves et moins longues que par le passé, du fait de l'inflation.

L'inflation de la monnaie scrupturale (du crédit aux entreprises) a permis de limiter les effets de la baisse du taux de profit sur les investissements. L'inflation du crédit aux ménages (et notamment du crédit hypothécaire et des ventes à tempérament) a permis de limiter les effets de la contradiction entre l'essort de la capacité de production et la croissance beaucoup plus lente du pouvoir d'achat des masses.

Aux Etats-Unis, le total des dettes hypothécaires est passé de 23 milliards de dollars en 1946 à 212,9 milliards de dollars en 1965 et à 660 milliards fin juin 1974. Les dettes des entreprises sont passées de 121 milliards de dollars en 1946 à 567 milliards en 1965 et à plus de 1000 milliards fin juin 1974. Le rapport entre les dettes privées en leur ensemble et le PNB a doublé depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

Mais ce carrousel ne pouvait pas tourner à l'infini. Il devait aboutir d'abord à l'effondrement du système monétaire international, ce qui fut facilement prévisible. Il devait aboutir ensuite à des charges financières de plus en plus lourdes pour les entreprises, ce qui transforma l'inflation de moteur en frein des investissements les plus coûteux et les plus durables. Il devait aboutir finalement à une situation où il fallait de plus en plus de doses d'inflation pour éviter des récessions graves; l'inflation était condamnée à l'emballement. C'est ainsi qu'on est arrivé de l'expansion stimulée par l'inflation à la stagfation d'abord, à la slumpflation ensuite.

Que des goulots d'étranglement et des situations de pénurie particulières coïncident avec la récession généralisée (dans laquelle l'industrie américaine ne travaille plus qu'à 80% de sa capacité), cela n'est ni nouveau ni surprenant. La récession (une crise de suproduction modérée) est précisément le mécanisme capitaliste par lequel des capitaux seront massivement soustraits aux secteurs souffrant d'une capacité de production excédentaire (automobile) pour être versés dans les secteurs dont la production n'a pas suivi la courbe à long terme de la demande (énergie).

Mais la question de savoir si oui ou non ces transferts se font au prix d'un chômage massif et d'une « austérité » imposée aux salariés n'est nullement résolue d'avance comme d'après les données d'un théorème algébrique. Elle fait l'objet de luttes de classes intenses, qui marqueront les mois et les années à venir dans l'ensemble des pays impérialistes.

Ernest Mandel, Novembre 1974. Tiré d'une série d'articles publiés en brochure: « La récession généralisée », Cahier Rouge n°2, édition Taupe Rouge 1974.

(1) On peux souligner que la situation présente, depuis 2008, est à l'inverse que celle décrite ici par Mandel dans les années '75: la crise économique actuelle est aussi grave que celle de 1929, mais par contre la combativité de la classe ouvrière a connu un recul significatif comme conséquence de 30 années de politiques néolibérales, de reculs sociaux, de chômage de masse permanent... Sans oublier la crise de la perspective d'une société alternative au capitalisme depuis la chute du Mur et des pays soi-disants « socialistes » ou la responsabilité directe des directions ouvrières traditionnelles et de l'adhésion de la social-démocratie au néolibéralisme. (NDLR)

Voir ci-dessus