Dossier droite extrême et extrême droite (IV): Suède, Hongrie, France
Par Migue Urban Crespo, Tom Walker, René Monzat le Jeudi, 23 Décembre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Dans ce dossier, nous poursuivons l'analyse des différents partis d'extrême droite en Europe aujourd'hui ainsi que les causes de leur montée, avec, cette fois-ci, les exemples du Parti des Démocrates de Suède, le parti néo-nazi Jobbik en Hongrie, qui dispose d'une milice similaire aux SA et enfin le cas du Front National en France où la lutte interne pour la succession de Jean-Marie Le Pen est ouverte. (LCR-Web)

Percée de l'extrême droite en Suède

Par Miguel Urbán Crespo

Une fois de plus, l'extrême droite a fait irruption pour la première fois dans un parlement, cette fois-ci en Suède. Le « Parti des Démocrates de Suède », avec 5,7% des voix et 20 députés, a obtenu sa première représentation parlementaire et peut se transformer en un appui décisif pour que les conservateurs reconduisent leur gouvernement. Cet évenement survient dans un pays décrit comme le paradis de la social-démocratie européenne et de l'Etat-Providence.

Loin d'être une exception, le Parti des Démocrates de Suède ne fait que confirmer une tendance lourde; la propagation des idées d'extrême droite et des discours anti-immigrés parmi une partie importante de la population européenne qui, face à la crise économique, croit trouver une « solution » dans un repli identitaire de caractère xénophobe, populiste et autoritaire.

Au vu des résultats électoraux de ces dernières années, il semble bien que la droite extrême progresse de manière ferme dans toute l'Europe. Cette progression se réalise surtout au détriment des partis sociaux-libéraux. Les partis socialistes ne sont plus qu'une poignée au pouvoir dans les Etats membres de l'Union européenne, la droite libérale et conservatrice dominant largement. Mais, malgré la crise, y compris lorsqu'ils sont dans l'opposition, ces partis ne parviennent pas à reconquérir les majorités parlementaires nécessaires pour gouverner, comme ce fut le cas aux dernières élections législatives en Suède où, pour la première fois dans l'histoire de ce pays, le Parti conservateur a pu reconduire son gouvernement.

Paradoxalement, alors que les partis conservateurs n'ont plus de concurrence sérieuse sur leur gauche, c'est sur leur droite qu'elle apparaît avec force. Une droite radicale qui émerge et se consolide partout en Europe à la faveur de la crise capitaliste.

Le cocktail du succès, pour la majorité de cette droite radicale, est composé par un mélange de xénophobie, de sécuritaire et d'islamophobie. Ce mélange détonnant explique également la progression du Parti des Démocrates de Suède (DS): Lors de sa campagne électorale, le DS a diffusé un spot télévisé outrancièrement provocateur, qui fut finalement censuré. Dans ce spot électoral, on pouvait voir un groupe de femmes musulmanes portant la Burka prendre de vitesse une vieillard avec une canne, afin de se saisir de sa pension!

Le DS a eu un précédent dans cette voie: l'éphémère parti de la Nouvelle Démocratie (ND) qui, en 1990, a obtenu 6,7% des voix avec un discours anti-politique populiste, battant campagne dans tout le pays avec une sorte de cirque ambulant dont la vedette était son leader Ian Wachtmeister (1) qui, déguisé en clown, se moquait de la classe politique.

Après ce succès, la ND n'a pas pu maintenir sa représentation parlementaire lors des élections législatives de 1994 quand il centra son message électoral sur le rejet de l'immigration, obtenant à peine 1,2% des votes, ce qui précipita des luttes internes et sa disparition.

La relève, dans le discours anti-immigration, fut alors assumée par le Parti Populaire Libéral, qui fit son fond de commerce, non pas tellement sur la limitation de l'immigration ou des politiques d'asiles, mais plutôt sur l'assimilation de la population immigrée aux critères, définis par lui, de la « culture suédoise », sur la réduction des allocations sociales pour les immigrés et l'obligation de lier le permis de résidence avec un contrat de travail.

Ce message a permi à ce parti d'obtenir un certain succès électoral, passant de 4,75% des votes en 1998 à 13,39% en 2002. Le PPL a alors intégré l' « Alliance pour la Suède », avec le Parti conservateur, qui a obtenu la majorité aux élections de 2006 et gouverne à nouveau aujourd'hui.

Le Parti des Démocrates de Suède quant à lui s'est créé en 1988 à partir d'une scission dans un mouvement « suprématiste » dénomé « Conservons la Suède suédoise » (Bevara Sverige Svenskt, BSS), une organisation raciste inspirée par le Front National Britannique (British National Party, BNP). Malgré le fait que la majorité de ses fondateurs étaient membres de diverses organisations de type néo-nazi comme le Nouveau Mouvement Suédois (NSR) ou le Front National-Socialiste (SNF), le BSS tenta de réorienter son discours sur l'immigration en insistant sur les « différences culturelles » plutôt que sur un discours purement raciste (2)

Les tensions internes au sein du BSS ont provoqué plusieurs scissions: un secteur ouvertement néo-nazi a donné naissance à « Résistance Blanche Aryenne » (VAM) qui, inspiré par le terrorisme d'extrême droite étatsunien, a été jusqu'à attaquer des banques et un commissariat de police à Stockholm. Une autre branche, plus importante, fut considérée par ses détracteurs comme les néo-nazis « en costume-cravate » et s'inspira du Front National français qui connaissait à l'époque un succès important. Ce courant fonda le Parti des Démocrates de Suède avec l'objectif d'obtenir une représentation parlementaire en s'éloignant de l'image classique du néo-fascisme des skinshead et de leur violence pour adopter le discours xénophobe de la nouvelle droite extrême.

Malgré ce ravalement de façade, le DS a eu du mal à se débarrasser de sa matrice néo-nazie, ses premières années ont été marquées par un intense activisme de rue. Une étude menée par Stieg Larsson et Mikael Ekman pour la Fondation Expo en 2001 s'est penchée sur la violence pratiquée par les membres du DS entre 1988 et 1998. Le résultat de l'enquête a démontré que ce parti était, et de loin, l'organisation politique en Suède la plus encline à la criminalité. Un recensement des condamations a établi que, sur un total de 311 candidats du DS aux élections, pas moins de 72 (23,2%) avaient un casier judiciaire pour un total de 250 à 500 crimes. Parmi les 84 membres de la direction du DS, 17 personnes (20,2%) ont été condamnés au moins 40 fois! (3)

Dix ans après sa fondation, en 1998, le DS ne représentait toujours qu'une force politiquement marginale. Mais, dans son « fief » du sud conservateur et rural de Suède, où il disposait de quelques conseillers, son jeune leader Jimmie Akesson commenca une profonde restructuration du parti en se coupant de ses racines néo-nazie par l'expulsion de nombreux militants de son aile la plus radicale. Le parti adopte pleinement le discours de la nouvelle droite radicale, tout particulièrement celle du Danemark et de la Norvège. A partir de ce moment, l'axe central de son discours a été l'utilisation populiste de la « menace islamique », allant jusqu'à affirmer que l'Islam est la pire menace pour la Suède depuis la Seconde guerre mondiale, ou encore que les « Musulmans sont la pire menace pour notre pays aujourd'hui » (4)

La professeure d'histoire des idées de l'Université de Södertörn, Ulla Ekström von Essen, qui étudie ce parti depuis sa naissance, affirme que le DS a opéré une « transformation très rapide. Ils ont compris qu'ils devaient se débarrasser de l'antisémitisme, de cesser de parler des races (...) Mais ils ont toujours le même schéma de pensée. La seule différence, c'est que là où ils disaient « Juifs », maintenant ils disent « Musulmans ». Là où ils disaient « race », c'est devenu « culture », « religion », « civilisation ». Mais, en dessous, il y a toujours la même conviction: une société ne peut fonctionner que si elle est homogène d'un point de vue racial » (5).

Ainsi, le DS a centré sa dernière campagne électorale sur l'islamophobie et le lien supposé entre l'immigration et l'augmentation de la délinquance et des problèmes économiques. Et cela dans un pays qui s'était naguère distingué par ses politiques d'asile et d'immigration, et où 18% de la population est d'origine étrangère d'après les données de l'Institut suédois des statistiques.

L'entrée de la droite extrême dans le parlement n'a pas seulement mis fin à « l'exception suédoise » puisque ce pays ne connaissait pas le même phénomène de montée de la droite radicale comme dans les nations voisines, elle peut également avoir comme conséquence son entrée au gouvernement, vu que l'Alliance pour la Suède n'a pas suffisamment de votes au parlement pour gouverner.

Au cas où cela se produirait, il ne s'agirait pas d'une nouveauté en Europe, depuis l'accession au pouvoir du FPÖ de Jörg Haider en Autriche en 2000. Mais l'exemple danois pourrait, une fois de plus, servir d'exemple en Suède également. Le Parti du Peuple Danois (PPD), tout en ne faisant pas partie du gouvernement, soutient au parlement la coalition au pouvoir formée par le Parti Libéral et le Parti conservateur. Cette formule pourrait fort bien être utilisée par le DS au cas où l'Alliance pour la Suède n'obtient pas le soutien des Verts. Le « modèle danois » est le plus confortable pour la droite radicale, il permet de ne pas se compromettre au gouvernement tout en exercant une influence décisive sur ce dernier afin de prendre des mesures anti-immigrés.

Quoiqu'il en soit pour le cas suédois, cet exemple constitue un nouveau signal d'alarme vis-à-vis de la dangereuse progression de la droite radicale en Europe qui, au-delà de sa représentation institutionnelle ou de sa participation à des gouvernements, a démontré sa capacité à déterminer l'agenda politique, le discours et les décisions prioritaires des partis traditionnels. A tel point qaue ces derniers deviennent purement et simplement les « instruments indirects d'application de leur programme, comme le révèle ce qui se passe en France avec la déportation des Gitans » (7) ou avec les lois et les polémiques sur l'interduction du voile intégral dans l'espace public.

Miguel Urban Crespo est militant de la Gauche anticapitaliste (Izquierda Anticapitalista) dans l'Etat espagnol et fait partie de la rédaction de la revue « Viento Sur ». Traduction de l'espagnol: Ataulfo Riera pour www.lcr-lagauche.be

1/ Par ailleurs comte et membre de plusieurs conseils d'administration, dirigeant d'un institut de recherches lié à la Confédération des entreprises de Suède (SAF).

2/ http://www.proceso.com.mx/

3/ http://www.proceso.com.mx/

4/ http://www.publico.es/

5/ http://www.lavanguardia.es/

6/ http://www.lavozdegalicia.es/


Hongrie, la marche de Jobbik

En Europe centrale, les partis d'extrême droite ne prennent même pas la peine de cacher leur penchant fasciste, raciste, négationniste, homophobe, etc., combiné avec l'antisémitisme, la violence envers les populations Roms et l'exigence de renvoyer « chez eux » les étrangers. Certains partis ne craignent pas de former des milices de rue et de faire le salut nazi en public — choses que les partis du type du British National Party évitent de faire depuis longtemps.

L'ascension du party Jobbik, qui a gagné trois sièges en Hongrie, en est clairement l'exemple le plus effrayant. Et des partis avec des plateformes anti-Roms similaires ont gagné trois sièges en Roumanie et en Bulgarie et un parlementaire européen en Slovaquie.

Jobbik Magyarországért Mozgalom (le Mouvement pour une meilleure Hongrie) a gagné trois sièges avec 14,8 % des votes. Le parti d'extrême droite est arrivé troisième en Hongrie, non loin derrière le Parti Socialiste de centre-droite au pouvoir qui forme actuellement un gouvernement minoritaire.

Jobbik est une organisation effrayante. Sa campagne s'est centrée presque entièrement sur des attaques contre la population Roms sur la prétendue « criminalité gitane » et ils proclament que « la Hongrie appartient aux Hongrois ».

Contrairement aux partis populistes d'extrême droite plus modérés qui ont progressé ailleurs en Europe, Jobbik est un parti clairement néo-nazi. Son dirigeant, Gábor Vona, est aussi le dirigeant d'une milice appelée la Magyar Gárda (la Garde hongroise) qui est ouvertement la branche armée de Jobbik. Elle marche dans les rues en portant des uniformes noirs avec les symboles du gouvernement pro-nazi de l'époque de la Seconde Guerre mondiale (Jobbik dit que c'est seulement un « habit traditionnel hongrois »).

La milice a récemment été déclarée illégale mais elle organise encore ouvertement des marches anti-Roms et négationnistes. Cinq Roms ont été tués ces derniers mois. (Jobbik prétend que les meurtres ont été commis par « d'autres gitans ».) Des groupes gays, féministes et socialistes ont aussi été attaqués.

Jobbik et la Garde hongroise font des entrées dans la police où ils pensent pouvoir recruter. En avril, ils ont pris le contrôle du Syndicat indépendant de la police — un syndicat représentant 5000 membres ou 10 % des forces de police.

Le dirigeant du syndicat, Judit Szima, est un candidat de Jobbik qui a appelé pour une « bataille armée » contre les Juifs et les Roms. « Nous devons nous attendre à une guerre civile Hongro-gitane » a-t-il écrit dans le journal du syndicat Préparé à l'action, « fomentée par les Juifs qui se frottent les mains de plaisir ».

La Garde hongroise a réussi à attirer des centaines de recrues et des milliers de participants à ses meetings et a gagné un certain soutien de sections du parti conservateur d'opposition Fidesz. Des parlementaires de Fidesz ont assisté à des meetings de la Garde hongroise et le parti a refusé de condamner le groupe paramilitaire du parti. Fidesz a même formé des coalitions avec Jobbik dans certains conseils communaux.

La démocratie hongroise est encore relativement jeune et instable — ça ne fait que 20 ans que le régime « communiste » a pris fin et le gouvernement est encore dominé par des anciens staliniens corrompus. Depuis l'élection ils ont commencé à sévir contre la Garde hongroise. Jobbik a juré de riposter. Les choses pourrait rapidement mal tourner.

Jobbik est un proche allié du BNP. Cela devrait être un argument face à ceux qui défendent que le « passé nazi » du BNP n'a pas d'importance.

Tom Walker

Red Pepper, août/septembre 2009, traduction française par Martin Laurent pour le site www.lcr-lagauche.be


Succession de Le Pen : enjeux et perspectives. Entretien avec René Monzat

Observateur des extrêmes droites depuis plus de 20 ans, René Monzat rappelait en 2004 que ce courant, loin d’être une passade de la vie politique française était au contraire une tendance lourde, enracinée, présente au niveau européen, appelée à durer et à progresser si une vraie alternative de gauche ne voyait pas le jour.

Alors que la principale force d’extrême droite française s’apprête à changer de leader, nous avons interrogé René Monzat sur les enjeux et les conséquences de ce congrès historique. Loin de faire l’unanimité sur l’ensemble des points abordés, cette enrichissante interview s’inscrit pleinement dans les débats de la gauche.

Selon toi, quels sont les enjeux du congrès du FN ? Qu’est-ce que le FN aujourd’hui ? Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’incroyable longévité de la formation d’extrême droite, malgré ses crises successives provoquant le départ de nombreux cadres ?

L’enjeu unique est la possibilité d’un rebond et le risque d’une scission/disparition. Autrement dit, le FN peut–il survivre politiquement à (Jean-Marie) Le Pen ? Certes, et malgré les apparences, le FN ne s’est jamais réduit à un fan-club de Jean-Marie Le Pen. Mais celui-ci est resté durant trois décennies la pièce maîtresse de la visibilité politique nationale du FN.

Aujourd’hui le FN reste l’ombre de ce qu’il fut jusqu’en 1999, car il ne s’est pas remis de l’expulsion des partisans de Bruno Mégret, entraînant le départ de la majorité des cadres du parti. Son récent regain d’adhésions ne lui a pas permis de regagner un nombre d’adhérents à la hauteur de ses scores électoraux, la diminution du nombre de ses élus pèse sur ses moyens financiers, il n’a plus de système de presse cohérent depuis l’arrêt de National Hebdo, il a renoncé à ses ambitions de renouvellement intellectuel (fortes dans la décennies 1990), et surtout les militants du Front ne sont nulle part des représentants (associatifs ou syndicaux) de milieux ou de couches sociales plus larges que lui-même. Le Front national ne pèse directement sur aucun débat, aucun enjeu. Il soutient mollement l’opposition à la réforme des retraites, alors qu’une fraction de sa base est partisane d’une radicalisation du mouvement, tandis qu’une autre râle contre les manifestations et les grèves (1).

Le FN a su durer car il a constitué l’expression politique et militante de deux courants en large intersection : d’une part une extrême droite xénophobe et sécuritaire et d’autre part une droite révolutionnaire, deux courants politiques durables et qui continueront d’ailleurs à exister même en cas de disparition du FN.

Marine Le Pen et Bruno Gollnisch prétendant à la succession, comment peut-on interpréter leur positionnement programmatique, stratégique et leurs divergences idéologiques ? Quels sont les courants internes qui les soutiennent et/ou les entourent ?

Il n’existe aucune différence réelle, l’enjeu unique, à ce stade, se limite à la succession ; « qui » de Marine ou Bruno ? Le positionnement politique et idéologique des sensibilités, les stratégies personnelles des cadres, les recompositions d’appareil, les alliances intra courant (internes/externes) vont être complètement redistribuées en fonction du résultat.

Comment comprendre le pacte de non-agression conclu entre Marine Le Pen et le Bloc identitaire, alors que ces derniers prétendent se présenter à la présidentielle de 2012 ? Par ailleurs, comment décrypter les rapports de la Ligue de défense juive (LDJ) avec Marine Le Pen ?

Personne ne croit que les Identitaires puissent présenter un candidat « sérieux » en 2012. Ceux-ci sont fortement influencés par la culture politique de la Nouvelle Droite (Grece), tout comme le sont d’autres réseaux qui apparaissent actuellement pro-Gollnish.

La Ligue de défense juive est un groupuscule d’extrême droite sioniste qui obéit à une logique d’alliance tout azimut contre l’ennemi arabo-islamiste. L’axe d’alliance comporterait les droites et extrêmes droites européenne contre leurs immigrés, l’État d’Israël contre les Palestiniens, la Russie occupée à « buter les Tchetchènes ».

Les crises successives du FN ont débouché sur la création de nombreux groupuscules concurrents Mouvement national républicain (MNR), Nouvelle Droite populaire (NDP), Parti de la France (PDF). Selon toi, quel est l’avenir de la tentative de convergence que constitue le « comité de résistance nationale » ? N’est-ce qu’une nouvelle version de la lutte entre PFN et FN dans les années 1970 ? L’émergence de la mouvance nationaliste-autonome, que S. Ayoub cherche à coordonner, en constitue-t-elle « le bras armé » ?

À son apogée des années 1990, le FN avait tué, neutralisé, ou satellisé la plupart des autres groupes ou groupuscules d’extrême droite. Aucun projet concurrent ne s’est développé depuis les années 1970, pas même le MNR de Bruno Mégret qui à sa création en 1999 emportait (sur le papier) la majorité des cadres et la moitié des militants du FN.

L’agitation groupusculaire, les mini-convergences reflètent les efforts des anciens cadres issus du FN pour redéfinir des thématiques et regagner dans leur famille politique une sorte d’hégémonie intellectuelle. MNR, NDP et PDF représentent autant des générations de départ que des orientations distinctes, sachant que les divergences de culture politique entre eux sont plus faibles aujourd’hui que quand ils étaient réunis dans le FN des années 1990.

Comment comprendre la porosité de plus en plus grande de la droite classique aux idées des extrêmes droites et particulièrement, en France, son aile sarkozyste ? Du débat sur l’identité nationale au principe de préférence nationale comme axiome du programme du FN, existe-t-il des passerelles idéologiques durables en cours de solidification ? Selon toi, quel est le rôle des organisations comme Riposte laïque dans ce contexte ?

La porosité n’est pas au départ une question d’affinité, mais résulte de ce que les gouvernements et partis de droite sont prioritairement animés par le souci de se faire réélire et gèrent dans cet objectif les questions à mettre au centre du débat public. Pour forcer le trait, les politiques économiques et sociales de droite nuisent aux couches populaires, à la majorité de l’électorat, il faut donc trouver un soutien au gouvernement sur d’autres sujets. Donc on met le paquet sur la question de l’insécurité, on monte une campagne pour réactiver les représentations ancestrales sur les gitans-manouches-chapardeurs alors même que n’existe pas la moindre « demande » sociale en ce sens et que même l’extrême droite n’utilise pas ce thème.

Les droites, sans majorité suffisante, se retrouvent ensuite en alliance de fait avec le parti local d’extrême droite qui dicte ses conditions sur ses thèmes prioritaires en échange d’un soutien sur les autres questions. Ce stade ultime de porosité concerne le Danemark, la Suède, la Hollande.

Après des années de pratique, un couronnement législatif, une utilisation renouvelée des thématiques à chaque élection (elles resservent à chaque fois parce que les raisons qui ont prévalu pour leur première utilisation perdurent), cela modifie la réalité, renforce les ghettos et discriminations et donne inévitablement lieu à des théorisations. Une pratique d’État raciste et une rhétorique xénophobe renforcent et légitiment comportements et représentations racistes. Il n’y a pas besoin de passerelles, même si celles-ci se multiplient inévitablement en conséquence de ces évolutions de fond.

Dans Voleurs d’avenir, tu conclus que l’espoir d’inverser cette tendance de progression ascendante des extrêmes droites (le plus souvent nationales-libérales s’inscrivant dans « le choc des civilisations ») se pense à une dimension européenne. Quelles seraient, selon toi, les voies de cette inversion de tendance ?

En 2004 j’avais publié un diagnostic pessimiste, pointant la persistance des raisons qui à moyen terme alimentaient les extrêmes droites européennes. Le FN français a sur ces entrefaites connu ses plus faibles résultats depuis 30 ans. Nous avons décidé de dissoudre Ras l’Front qui avait été un instrument efficace pour contenir la croissance du FN, et qui était pertinent face aux thématiques du FN et à son mode d’activités politique et militante dans la période. Nous partagions l’idée qu’une nouvelle période de lutte contre l’extrême droite pouvait survenir, mais que les thématiques et les moyens d’action seraient alors différents de ce que nous avions connu. Il faut comprendre la situation à long terme et à l’échelle européenne si l’on veut agir efficacement dans la situation nouvelle.

D’abord voir à quel point le contexte a changé. La rhétorique sur « les immigrés prennent nos emplois » est abandonnée même par l’extrême droite, la rengaine sur la « submersion démographique » n’a plus de sens alors que le Maghreb et la Turquie achèvent leur transition démographique rejoignant les taux de natalité européens.

Ensuite comprendre que dans la prochaine décennie, les extrêmes droites européennes tenteront de se fédérer en particulier autour d’une reformulation culturaliste (islamophobe) de l’opposition à l’immigration, en conjugaison avec un refus de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Et ce pour deux raisons objectives : au-delà de l’extrême diversité des histoires et situations des immigrations et des différences de cultures politiques et institutionnelles des différents États européens vis-à-vis de leurs populations immigrées, dans les principaux pays européens les populations symboles de l’immigration viennent de pays musulmans (Maghreb en France et en Belgique), Turquie en Allemagne, Pakistan au Royaume-Uni.

L’autre raison est que le projet d’adhésion de la Turquie est mal géré par les instances européennes, comme si cette perspective n’était qu’un des innombrables projets bureaucratiques menés en catimini.

Les conséquences sur la riposte sont lourdes: car quand nous manifestions dans le cadre de Ras l’Front, réseau en intersection organique avec le mouvement ouvrier syndical et les organisations politiques de gauche et d’extrême gauche, nous le faisions aussi sur le socle des valeurs démocratiques issues de la Révolution française et de la Résistance partagées et formellement revendiquées par tout l’éventail politique hors FN.

La constitution d’un cadre d’alliance pour riposter à l’extrême droite sera difficile. Aujourd’hui la gauche est divisée devant les questions posées par la visibilité religieuse des citoyens européens musulmans, l’acceptation d’éléments de mode de vie (dont le voile) et sur les rapports à entretenir avec les associations religieuses/communautaires musulmanes.

Les attitudes vis-à-vis de l’adhésion de la Turquie à l’UE ne sont pas unanimes à gauche ni dans le reste du champ politique (hors ED).

Quelles seront selon toi les problèmes auxquels la gauche sera confrontée dans un avenir proche concernant la définition des nouvelles tendances des extrêmes droites européennes ?

Nous serons confrontés à plusieurs problèmes complexes. Le discours que nous entendrons ne sera pas forcément une caricature de droite extrême plus libérale, plus conservatrice, plus inégalitaire. Penser sur un axe unidimensionnel droite/gauche n’aurait pas grand sens, face à une droite révolutionnaire qui retrouverait ses bases dans des couches populaires. C’était la tonalité du dernier discours de Le Pen le 1ermai : un discours alliant défense des valeurs populaires ouvrières face aux capitalisme, mondialisme, libéralisme, ultra. Et par un FN prétendant reprendre le flambeau contestataire d’une gauche amollie. Les syndicats sont aujourd’hui plus outillés que les partis pour y répondre.

La question d’une islamophobie instrumentalisant des thèmes progressistes : je pense ainsi à la question du statut des femmes en islam. La gauche a intellectuellement et politiquement implosé sur cette question.

Or de même que le centre de gravité économique passe en Asie, le centre de gravité du mouvement féministe de ce siècle risque de se déplacer vers la zone arabo-musulmane où le contraste est explosif entre la situation d’oppression que des centaines de millions de femmes subissent au nom de l’islam et le développement économique, social et éducationnel de ces pays. Ce mouvement des femmes ne se fera pas contre la religion, mais en large partie au nom des potentialités libératrices du message de Mahomet. Une bonne partie du mouvement féministe français a adopté des positions qui lui font ignorer cette réalité aujourd’hui émergente. La caricature de cette attitude pousse des courants comme Riposte laïque, obnubilés par l’islamisme, à organiser des initiatives communes avec l’extrême droite.

L’adhésion de la Turquie, c’est construire une Europe politique et sociale avec une puissance musulmane de près de 80 millions d’habitants. Cela aurait beaucoup de conséquences pour l’Europe, cela affaiblirait dans le monde entier la thématique de la guerre de civilisation, cela aurait de grandes conséquences pour la République laïque et la société de Turquie, cela faciliterait l’évolution de l’islam européen. Mais il est impossible de faire d’une attitude ou position politique concernant cette adhésion un pré-requis de la lutte contre la nouvelle extrême droite.

Personne ne peut aujourd’hui proposer de réponses à la fois pertinentes, cohérentes et capables de rassembler. Pour sortir des apories intellectuelles et des impasses politiques nous devrons d’emblée raisonner à l’échelle européenne et internationale.

Le mouvement ouvrier et la gauche ont des responsabilités particulières pour opposer à la mondialisation libérale comme au repli nationaliste, une altermondialisation politique et sociale.

La généralisation de la reconnaissance des droits indépendamment des appartenances, jusqu’à la reconnaissance du principe de droits politiques inhérents à la personne, est la riposte la plus radicale aux politiques et pratiques administratives xénophobes du racisme d’État.

Lutter contre les assignations communautaires et la communautarisation des espaces nationaux implique à mon sens de reconnaître que le droit de s’habiller comme on l’entend a la même valeur à Paris, Londres, Ryad ou Téhéran. Faute de quoi une partie de la gauche jouera le rôle de caution « laïque » d’un communautarisme euro-chrétien.

Rien n’est joué, ni gagné ni perdu, mais de là dépendra en bonne partie de ce que nous serons capables de faire dans les quelques années qui viennent !

1. Selon l’enquête Ipsos/Europe 1, les Français et les grèves reconductibles du 12 octobre 2010, 48 % des sympathisants FN souhaitent que les grèves s’arrêtent très vite, mais 42 % souhaitent qu’elles durent plus longtemps, proportion supérieure à celle des l’ensemble des sympathisant de gauche (40%) !

Publié dans la Revue Tout est à nous ! du NPA, n° 15, novembre 2010

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