Venezuela : L’affaire Becerra et la révolution bolivarienne : péril en la demeure !
Par Ataulfo Riera le Mercredi, 11 Mai 2011 PDF Imprimer Envoyer

Le 25 avril dernier, prétextant une « alerte rouge » lancée par Interpol et suite à une demande personnelle du président colombien Santos, le gouvernement vénézuélien d’Hugo Chavez livrait aux autorités colombiennes le journaliste Joaquin Pérez Becerra, accusé par Bogota d’être un « terroriste », représentant de la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) en Europe (1). Becerra, de nationalité suédoise et d’origine colombienne, avait fui son pays et obtenu l’asile politique en Suède, suite à la répression sanglante, menée par les paramilitaires, qui avait frappé dans les années 80 l’Union Patriotique, dont il était membre (4.000 victimes, dont la propre femme de Becerra).

Depuis lors, il travaille pour le site d’informations alternatives ANNCOL, qui dénonce infatigablement les crimes du régime narco-terroriste colombien, et a toujours été pleinement solidaire avec le processus bolivarien au Venezuela, pays dans lequel il s’est rendu à plusieurs reprises. Mais le 23 avril, il a été immédiatement arrêté par la police « bolivarienne » à sa descente de l’avion et livré deux jours plus tard sans jugement et sans qu’il puisse prendre contact avec un avocat ou l’ambassade de Suède…

Raison d’Etat ?

Outre qu’il est particulièrement indigne qu’un militant internationaliste soit livré à ses bourreaux d’extrême droite par un gouvernement qui se prétend « révolutionnaire et socialiste », l’arrestation et la déportation express de Becerra a également piétiné les conventions internationales et les règles les plus élémentaires du droit des personnes (Becerra est de nationalité suédoise, c'est vers ce pays qu'il aurait pu être renvoyé). Comble du cynisme, et alors que rien ne prouve qu'il soit lié aux FARC, le communiqué officiel souligne que par ce geste le Venezuela « ratifie son engagement inébranlable dans la lutte contre la délinquance et le crime organisé, dans le strict accomplissement de ses engagements et de la coopération internationale ». On est loin du Chavez qui, il y a quelques années à peine, insistait pour que le statut de « force belligérante » soit accordé aux FARC et qu’elles soient retirées de la liste des « organisations terroristes ».

L’affaire fait bien entendu grand bruit au Venezuela et dans toute la gauche latino-américaine et internationale. Les explications tardives et l’attitude du gouvernement bolivarien dans la gestion de ce cas n’ont fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Alors qu’il venait à peine de faire diligence aux désirs du gouvernement réactionnaire de Bogota, Nicolas Maduro, le désastreux ministre vénézuélien des affaires étrangères, montrait par contre une toute autre fermeté aux protestants du camp chaviste qui demandaient une rectification : « Nous ne céderons pas au chantage, qu’il vienne de l’extrême droite ou de l’extrême gauche ».  Le ministre de l’Information, Andrés Izarra a quant à lui tout simplement censuré les protestations vis-à-vis de cette affaire. (2) Ce n’est donc pas un hasard si, dans un rassemblement, des marionnettes à l’effigie de ces deux ministres «  révolutionnaires » ont été brûlées par des manifestants indignés.

La colère et la stupeur sont fortes parmi les secteurs qui soutiennent depuis longtemps (parfois, malheureusement, sans beaucoup d’esprit critique) Hugo Chavez et le processus bolivarien. Ainsi les partis communistes vénézuélien et espagnol ont vertement critiqué Caracas (3). Mais cette lamentable affaire n’est pas une surprise ou un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle traduit une véritable inflexion dans le processus bolivarien où la froide « raison d’Etat » est de plus en plus mise au dessus des principes.

Une  « raison d’Etat » qui détermine l’attitude du gouvernement vénézuélien face aux révolutions dans le monde arabe et a poussé Chavez à soutenir Kadhafi et Al-Assad contre leurs peuples en révolte, en relayant les pires théories du complot sur les « groupes terroristes violents » qui déstabilisent des chefs d’Etat « légitimes » et « humanistes » (4). Le gouvernement vénézuélien a beau dénoncer avec virulence la guerre impérialiste en Libye, il n’en continue pas moins à vendre son pétrole aux Etats-Unis.

Une raison d’état pour laquelle, depuis un certain temps, des dizaines de membres des guérillas des FARC et de l’ELN - ou supposés tels -, y compris des blessés et des malades, sont systématiquement livrés à la Colombie.

Tout aussi interpellante, la décision de Chavez de reconnaître le gouvernement illégitime de Profirio Lobo au Honduras, issu d’un régime installé par un coup d’Etat pourtant dénoncé avec force à l’époque. Caracas soutient ainsi désormais la réadmission du Honduras dans l’Organisation des Etats Américains (OEA), dont il avait été exclu en 2009 (5). Aux yeux de beaucoup, à côté de ces faits concrets, les discours « anti-impérialistes » enflammés n’apparaissent plus que pour ce qu’ils sont : des discours.

Le cancer de la bureaucratie ronge la révolution bolivarienne

Cette évolution droitière de la politique étrangère bolivarienne traduit évidement une évolution interne, avec le poids de plus en plus prépondérant joué par une bureaucratie d’Etat qui reproduit, avec un mince verni « révolutionnaire » et « socialiste », les mêmes maux de toujours : népotisme, clientélisme, inefficacité et corruption (6). Cette bureaucratie veut garantir à tout prix la « paix sociale » en passant des compromis avec la bourgeoisie « nationale » et avec l’impérialisme afin de stabiliser son pouvoir et les avantages matériels qu’elle en retire. Elle n’est donc nullement intéressée à approfondir ou radicaliser la révolution bolivarienne.

Il y a peu de temps encore, Chavez avait lucidement mis en garde contre les dangers de bureaucratisation, en faisant y compris référence à la dégénérescence de la Révolution russe de 1917. Mais il semble désormais clair qu’il a fait le choix de s’appuyer sur cette même bureaucratie qui ronge le processus populaire de l’intérieur. Evoquant et assumant personnellement l’affaire Becerra, Chavez a ainsi déclaré « Si je l’extrade, je suis le mauvais, si je ne l’extrade pas, je suis le mauvais aussi. ». Le « mauvais » pour « qui ? », toute la question est là ! L’extradition de Becerra est un choix conscient et assumé de complaire au président réactionnaire Santos (et à travers lui, à Washington) en s’aliénant les secteurs révolutionnaires.

Mais cette politique à courte vue sera doublement perdante; loin de calmer son appétit, l’impérialisme ne se gênera plus pour exiger de nouvelles capitulations, tandis que la base sociale et militante du chavisme se retrouve de plus en plus désorientée, démoralisée et divisée. Sans parler du soutien et de la solidarité internationale avec le processus bolivarien auxquels l’affaire Becerra porte un coup très sérieux.

Les résultats des dernières élections législatives de 2010, qui ont vu une bonne partie de la base électorale chaviste s’éroder (7), témoignaient déjà d’une lassitude et d’une indifférence croissantes face à un processus qui peine à construire réellement le « socialisme du XXIe siècle » en s’attaquant frontalement (et non plus partiellement ou verbalement) au capitalisme et à l’impérialisme. La question clé pour la survie du processus populaire au Venezuela (et dans le court terme avec les élections présidentielles de 2012), sera la capacité des mouvements sociaux et populaires au Venezuela à combattre l'orientation actuelle de la direction chaviste et à imposer un changement de cap radical.

Notes:

(1) Voir l’article détaillé de Maurice Lemoine : « Le président Hugo Chávez dans le labyrinthe colombien » : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2011-05-03-Le-president-Hugo-Chavez-dans-le

(2) Ce ministre « oublie » que lorsqu’il était directeur de TeleSur (la chaîne de l’alliance bolivarienne, ALBA) en 2006, il avait protesté avec force contre l’arrestation de l’un de ses journalistes en Colombie, Fredy Munoz, accusé par Bogota d’être un « agent des FARC », estimant avec raison que sa vie était « en danger » dans ce pays. (Voir:http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127502&titular=la-censura-de-estado-de-telesur-sobre-el-caso-de-joaqu%EDn-p%E9rez-becerra-) Ce ministre vient par ailleurs de démettre de ses fonctions, sans justificatif, la présidente de Radio Del Sur, l’un des rares médias a avoir rendu compte des protestations contre l’extradition de Becerra (http://www.rebelion.org/noticia.php?id=128093&titular=comunicado-del-colectivo-de-trabajadores-de-la-radio-del-sur-)

(3) Il existe une énorme quantité de prises de positions critiques de partis, d’organisations et de mouvements sociaux, de médias alternatifs et communautaires, d’intellectuels vénézuéliens et internationaux. La plupart oscillent entre la dénonciation d’une « grave erreur » encore corrigeable jusqu’à la qualification de « trahison » définitive de la révolution. Parmi les plus significatives (en espagnol) :

Déclaration du Parti Communiste du Venezuela :

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127685&titular=caso-p%E9rez-becerra:-el-pcv-dio-a-conocer-la-declaraci%F3n-de-su-bur%F3-pol%EDtico-

Communiqué du Parti Communiste espagnol:

http://www.kaosenlared.net/noticia/pce-rechaza-entrega-ilegal-joaquin-perez-estado-colombiano-denuncia-vi

Appel d’une campagne de solidarité pour la libération de Joaquin Becerra :

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127724&titular=campa%F1a-de-solidaridad-por-la-libertad-del-periodista-joaqu%EDn-p%E9rez-becerra-

Communiqué du syndicat UNETE :

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127172&titular=la-uni%F3n-nacional-de-trabajadores-exige-libertad-para-joaqu%EDn-p%E9rez-becerra-

Appels d’intellectuels :

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127340&titular=comunicado-para-hugo-ch%E1vez-fr%EDas-sobre-joaqu%EDn-p%E9rez-becerra-

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127260&titular=%22esperamos-que-su-gobierno-rectifique-ese-rumbo-nada-decoroso-para-el-proceso-bolivariano-que-tanto-

Aram Aharonian:

http://www.aporrea.org/tiburon/a122694.html

Luis Britto Garcia :

http://www.aporrea.org/venezuelaexterior/a122955.html

Ingrid Storgen (ANNCOL, Suède) :

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127639&titular=del-error-al-horror-hay-un-solo-paso-

Nestor Kohan :

http://www.rebelion.org/noticia.php?id=127303&titular=la-raz%F3n-de-estado-un-%22pragmatismo%22-absolutamente-equivocado-

(4) La manie paranoïaque de voir des complots partout est bien utile puisqu’elle sert y compris de justificatif pour expliquer le choix d’arrêter et de déporter le journaliste Becerra.

(5) http://blog.lefigaro.fr/amerique-latine/2011/04/le-honduras-bientot-de-retour-a-lorganisation-des-etats-americains.html?xtor=RSS-48

(6) Selon les sources officielles, il y a eu 2.443 cas de corruption dans l’administration publique en 2010. Chavez l’a reconnu sans détour : « Nous sommes bouffés par la vieille politique, par la corruption politique… ces vieilles valeurs capitalistes, petites-bourgeoises, bourgeoises, qui se sont infiltrées par tous les côtés et continuent à s’infiltrer dans notre parti… Si nous oublions ce que nous devons au peuple, alors nous sommes en présence de la plus grande des corruptions ».

(7) Voir: http://www.lcr-lagauche.be/cm/index.php?view=article&id=1785:venezuela-chavez-gagne-les-legislatives-sur-le-fil&option=com_content&Itemid=53

Voir ci-dessus