Étendre les droits face à la précarité
Par Louis-Marie Barnier le Mercredi, 19 Juin 2013 PDF Imprimer Envoyer

En Belgique, les négociations sur le statut ouvrier/employé sont à l'agenda. Ce texte de Louis-Marie Barnier (extrait d'une intervention à l’école anticapitaliste de printemps de la Formation Lesoil), militant et formateur CGT, tombe donc à pic. Car ces négociations concernent surtout les travailleurs en CDI (ex : la durée du préavis) et beaucoup moins les travailleurs précaires dont le nombre ne cesse d'augmenter.


La précarité n’est pas nouvelle pour le mouvement ouvrier. On peut dire qu’elle a été longtemps la norme pour les ouvriers. En France, deux régimes se sont longtemps côtoyés, celui des ouvriers payés à l’heure et celui des salariés mensualisés. Les premiers pouvaient donner leur préavis facilement, c’est sans doute la rareté de la main-d’œuvre qualifiée qui formait la base de leur statut. Les seconds tiraient leur statut de leur stabilité dans l’entreprise, et d’abord de la confiance de leur employeur. Les années d’expansion d’après 1945 s’appuient sur l’aspiration à la stabilité de l’emploi. C’est dans les années 1960 que s’opère le basculement. La mensualisation des ouvriers (acquise en France en Mai 68) facilite le rapprochement entre ouvriers et employés: la stabilité devient la norme.

La crise économique de 1973 bouleverse tout. Le syndicalisme est confronté à son mode de construction, autour des secteurs les plus organisés de la classe ouvrière. La précarité augmente,des pans de la classe ouvrières sont relégués dans des emplois précaires, ses noyaux les plus combatifs sont attaqués voire même disparaissent (privatisation, restructurations industrielles). La précarité envahit le paysage social :12,3% des 25,8 millions d'emplois en France sont aujourd'hui précaires.

Nous utilisons le terme de précaire au sens large : salariés en CDD ou en intérim, salariés des petites boîtes de sous-traitance, sans-papiers, jeunes sous contrat dérogatoire. Nous refusons le terme de « précariat », qui supposerait qu’une partie du salariat deviendrait un groupe de référence où la précarité serait la norme. Nous considérons au contraire qu’une partie du salariat reste stable et organisée, et que ce segment même attaqué de toutes parts est à même de construire des formes de solidarité s’il en fait un de ses objectifs.

Un mode de construction concentrique remis en cause

Le salariat s’est historiquement construit autour de grandes différenciations: grandes entreprises ou petites, insertion en zones urbaines ou péri-urbaines, salariés plus ou moins stables dans une même entreprise, différenciation des rôles au sein de l’organisation du travail. Le patronat joue de ces différences, pour déqualifier une partie de la main d’œuvre, la surexploiter.

Le syndicalisme s’est historiquement appuyé sur les groupes «emblématiques», porteurs d’un modèle masculin d’ouvriers qualifiés de la grande entreprise, qui ont construit un rapport de force et leur a permis d’acquérir une position salariale, une capacité d’évolution professionnelle à travers un bagage de connaissances reconnues, une capacité d’autonomie dans le travail. Les autres secteurs de l’entreprise bénéficiaient, par un travail syndical d’extension, de ces acquis. Les acquis sociaux les plus symboliques (réduction du temps de travail, allongement de la durée des congés payés) étaient d’abord gagnés par les secteurs plus combatifs puis étendus au reste du salariat. Un processus d’intégration progressive dans ce noyau de certains précaires complétait le dispositif (embauche des salariés précaires en CDI après un certain temps, embauche des sous-traitants dans la plus grande entreprise). Même la précarité des jeunes constituait un «sas» vers les emplois en CDI.

La surreprésentation des ouvriers qualifiés dans le mouvement syndical était donc rendue légitime: ils étaient les ouvriers les plus écoutés par la direction, ceux qui savaient le mieux s’exprimer. Ces syndicalistes avaient la légitimité car ils savaient faire bénéficier de leurs acquis les couches périphériques. La crise remet en cause cette situation. La progression des droits sociaux s’est muée en une régression, à commencer pour les salariés les plus précaires, dont les groupes auparavant «emblématiques» ne peuvent plus prendre en charge la défense. Pourtant des pistes de mobilisation existent.

Réglementer le travail face à la déréglementation de l’emploi

La santé au travail des salariés précaires est une question encore peu étudiée. Le taux d’accident des salariés en contrat précaire est largement supérieur à la moyenne. Les salariés en sous-traitance se voient affectés aux travaux les plus sales, les plus dangereux. Ils sont aussi les plus exposés aux accidents du travail et maladies professionnelles. Les immigrés se voient affecter au travail pénible, bénéficient d’une couverture médicale moindre et ont des itinéraires de vie plus chaotiques. Ces salariés sont moins en capacité de refuser les situations dangereuses. Ils ne reçoivent pas les formations ou les équipements de sécurité adéquats.

A partir de là, en France, des mesures sont proposées pour encadrer le travail à travers une  réglementation renouvelée. Le contrôle collectif opéré auparavant par les militants syndicaux n’étant plus efficace de par l’éclatement du salariat en entreprises ou statuts différents, la loi peut s’immiscer dans l’organisation du travail. Les règlements en matière de santé au travail représentent des milliers de pages. Les règlements s’accumulent quand il s’agit de sous-traiter une activité dangereuse: les modalités d’information de l’entreprise intervenante, les protections pour le salarié sont décrites. D’un certain point de vue, le contrôle opéré par la loi se substitue au contrôle opéré par le collectif de travail. A la déréglementation de l’emploi répond la réglementation du travail.

Un constat s'impose toutefois : la non-application de toutes ces procédures. Des lois se surajoutent à des règlements, alors que les motifs de recours aux contrats précaires sont contournés en permanence. Si l’on reconnaît un travail dangereux pourquoi ne pas simplement interdire le recours à des salariés précaires pour toute travail dangereux nécessitant des protections, une formation et un suivi médical particuliers, toutes choses dont sont exclus les salariés précaires? Une liste de ces activités interdites existe en France, mais reste très largement limitée.

La prise en charge par le mouvement syndical de la protection de ces salariés précaires passe par une démarche de contrôle permettant d'interdire l’emploi de précaires dans des activités reconnues comme dangereuses (en imposant le passage en CDI des salariés affectés à ces tâches). Tout droit acquis par ces groupes précaires contribue à briser le mécanisme de surexploitation et réduit d’autant l’intérêt pour les employeurs d’y recourir. Encore faut-il que l’État joue son rôle… et que le mouvement ouvrier accepte son immixtion dans l’entreprise et la relation de travail.

Des droits attachés à la personne ?

Un autre volet de revendications vise à attacher des droits à la personne. Les droits traditionnels sont liés à une situation d’emploi, système dont sont exclus les salariés précaires. Le mouvement syndical commence à réfléchir autrement et dès 2000 la CGT ouvre des pistes pour un nouveau statut du travail salarié. Elle propose de lier l'organisation de nouveaux droits (mobilité, permanence de la rémunération, accès à la formation, couverture sociale…) et de partager les coûts correspondants entre les employeurs. Il s’agit donc de reconstruire le salariat autour d’une « sécurité sociale professionnelle », comme la sécurité sociale avait pu le faire dans la période précédente. Il s’agit de lier les droits non à un statut d’emploi dégradé, mais à un statut salarial généralisé.

Une telle ambition se heurte évidemment à la dégradation du rapport de force. Comment imposer de nouveaux droits recouvrant aussi les millions de chômeurs et précaires, quand les luttes sont majoritairement sur la défensive? Ce projet doit bien entendu se différencier des tentatives libérales où la déconnexion entre le revenu et l’emploi permettrait une liberté totale du licenciement.

Une approche complémentaire de ce projet de sécurité sociale professionnelle s’appuie sur les rapports de force existant pour étendre les droits. La lutte des salariés sous-traitants de Roissy pour la reprise à 100% des salariés en cas de passation des marchés s’inscrit dans ce projet. La mise en place d’institutions communes de représentation, notamment des Comité de Sécurité et Hygiène de site, relève de la même démarche. La notion d'employeur (en tant que donneur d’ordre, direction de groupe, employeur de l’entreprise utilisatrice, etc.) devient une nécessité pour intégrer les précaires dans un statut commun. Cette autre démarche repose sur une vérité, le travail collectif rassemble les salariés, au-delà des statuts divers. Le syndicalisme est fondamentalement une émanation du travail, il constitue une des expressions de son organisation. La construction de droits collectifs, au niveau de l’ensemble du salariat, relève d’une démarche politique.

Unifier la classe ouvrière

Il faut noter l'absence, dans ce débat sur la précarité, des précaires eux-mêmes. Pour les plus précaires, pour les sans-papiers, la grève, à travers le blocage du système, signifie la reconnaissance de leur rôle dans le système productif. Mais on peut mesurer la difficulté de telles luttes, car elles ont rarement un cadre de dialogue social pour s’exprimer et les positions les plus marginales au travail s’accompagnent d’une idéologie de mépris, une domination symbolique qui retire le droit même de se mobiliser.

Une approche de la relation entre syndicalisme et précarité pourrait justement bâtir cette solidarité, transgressant les frontières de l’entreprise et des statuts différents, à travers des formes de mobilisation nouvelles. Une campagne nationale pour le droit de toutes et tous à la santé au travail est nécessaire. L’unification de la classe ouvrière pour, au-delà de ses contradictions, la transformer en « sujet historique », reste donc un enjeu commun du mouvement syndical et des partis politiques.

 

Note :

(1) En 2012, 378 730 travailleurs ont été engagés sous contrat d'intérim en Belgique. Ils ont totalisé 165 millions d'heures de travail, ce qui équivaut aux nombres d'heures prestées par 94 000 personnes qui travailleraient à plein temps pendant toute l'année. (Chiffres issus du rapport Federgon, 4e trimestre 2012).

Cet article a été publié dans La Gauche n° 62 du mai-juin 2013

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