Quelles sont les causes de la famine? Moins de terre, plus de faim
Par Esther Vivas le Mercredi, 24 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

Nous vivons dans un monde d’abondance. Selon les chiffres de l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO), on produit aujourd’hui de la nourriture pour 12 milliards de personnes, alors que la planète compte 7 milliards d’êtres humains. De la nourriture, il y en a. Alors pourquoi dans ce cas une personne sur sept dans le monde souffre de la faim?

La menace alimentaire qui touche plus de 10 millions de personnes dans la Corne de l’Afrique remet en lumière la fatalité d’une catastrophe qui n’a pourtant rien de naturelle. Sécheresses, inondations, conflits armés... tout cela contribue à aggraver une situation d’extrême vulnérabilité alimentaire, mais ce ne ce sont pas les seuls facteurs explicatifs.

La situation de famine dans la Corne de l’Afrique n’est pas une nouveauté. La Somalie vit une situation d’insécurité alimentaire depuis 20 ans. Et, périodiquement, les médias nous remuent de nos confortables divans en nous rappelant l’impact dramatique de la faim dans le monde. En 1984, près d’un million de morts en Ethiopie; en 1992, 300.000 somaliens ont perdu la vie à cause de la faim; en 2005, près de cinq millions de personnes au bord de la mort au Malawi, pour ne citer que quelques cas.

La faim n’est pas une fatalité inévitable qui affecterait seulement certains pays. Les causes de la faim sont politiques. Qui contrôle les ressources naturelles (terres, eau, semences) qui permettent la production de nourriture? A qui profitent les politiques agricoles et alimentaires? Aujourd’hui, les aliments sont devenus une marchandise et leur fonction principale, nous nourrir, est mise à l’arrière plan.

On pointe du doigt la sécheresse, avec les pertes de récoltes et de bétail consécutives, comme l’une des principales explications de la famine dans la Corne de l’Afrique. Mais alors comment expliquer que des pays tels que les Etats-Unis ou l’Australie, qui subissent régulièrement de graves sécheresses, ne souffrent pas de famines extrêmes? Evidement, les phénomènes météorologiques peuvent aggraver les problèmes alimentaires, mais ils ne suffisent pas à expliquer les causes de la faim. En ce qui concerne la production d’aliments, le contrôle des ressources naturelles est la clé pour comprendre pour qui et pourquoi on les produits.

Dans plusieurs pays de la Corne de l’Afrique, l’accès à la terre et un bien rare. L’achat massif de sols fertiles de la part d’investisseurs étrangers (agro-industrie, gouvernements, fonds spéculatifs...) a provoqué l’expulsion de milliers de paysans de leurs terres, diminuant ainsi leur capacité à satisfaire leurs propres besoins alimentaires de manière autonome. Ainsi, tandis que le Programme Mondial Alimentaire tente de nourrir des milliers de réfugiés au Soudan, des gouvernements étrangers (Koweït, Emirats arabes unis, Corée...) y achètent des terres pour produire et exporter des aliments pour leurs propres populations.

Il faut également rappeler que la Somalie, malgré les sécheresses récurrentes, était un pays autosuffisant dans la production d’aliments jusqu’à la fin des années 1970. Sa souveraineté alimentaire a été mise en pièce au cours des trois décennies suivantes. A partir des années 1980, les politiques imposées par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale pour que le pays puisse rembourser sa dette au Club de Paris se sont traduites par l’imposition d’un ensemble de mesures d’ajustement. En ce qui concerne l’agriculture, ces dernières impliquaient une politique de libéralisation commerciale et d’ouverture des marchés, permettant ainsi l’entrée massive de produits subsidiés - comme le riz et le blé - des multinationales agro-industrielles nord-américaines et européennes, qui ont commencé à vendre leurs produits en dessous de leur prix de production, faisant ainsi une concurrence déloyale aux produits autochtones.

Les dévaluations périodiques de la monnaie somalienne ont également provoqué une hausse des prix des intrants agricoles tandis que la politique en faveur des monocultures pour l’exportation a progressivement forcé les paysans à abandonner les campagnes. La même chose s’est produite dans d’autres pays, non seulement en Afrique, mais aussi en Amérique latine et en Asie.

La montée des prix des céréales de base est un autre des éléments désignés comme détonateurs des famines dans la Corne de l’Afrique. En Somalie, les prix du maïs et du sorgho rouge ont respectivement augmenté de 106 et 180% par rapport à l’année dernière. En Ethiopie, le coût du blé a augmenté de 85% par rapport à 2010. Et au Kenya, la valeur du maïs a augmenté de 55% en un an. Des hausses qui ont rendus ces aliments inaccessibles.

Mais quelles sont les raisons de cette escalade des prix? Plusieurs indices pointent la spéculation financière sur les matières premières alimentaires. Les prix des aliments sont déterminés dans les Bourses de valeurs, dont la plus importante, à l’échelle mondiale, est celle de Chicago, tandis qu’en Europe les aliments sont commercialisés dans les marchés à terme de Londres, Paris, Amsterdam et Francfort. Mais, aujourd’hui, la majeure partie de l’achat et de la vente de ces marchandises ne correspond pas à des échanges commerciaux réels.

On estime, d’après Mike Masters, responsable du fonds de pension Masters Capital Management, que 75% des investissements financiers dans le secteur agricole sont de caractère spéculatif. On achète et on vend des matières premières dans le but de spéculer avec elles en faisant un profit qui se répercute finalement dans l’augmentation du prix de la nourriture pour le consommateur final. Les mêmes banques, fonds à hauts risques, compagnies d’assurances, qui ont provoqué la crise des “subprimes” sont celles qui spéculent aujourd’hui avec la nourriture, profitant de marchés globaux profondément dérégulés et hautement rentables.

La crise alimentaire à l’échelle globale et la famine dans la Corne de l’Afrique en particulier sont les fruits de la globalisation alimentaire au service des intérêts privés. La chaîne de production, de distribution et de consommation des aliments est entre les mains d’une poignée de multinationales qui placent leurs intérêts particuliers au dessus des nécessités collectives. Tout au long de ces dernières décennies, elles ont miné, avec le soutien des institutions financières internationales, la capacité des Etats du sud à décider sur leurs politiques agricoles et alimentaires.

Revenons au début. Pourquoi la faim existe-t-elle dans un monde d’abondance? La production d’aliments a été multipliée par trois depuis les années 1970, tandis que la population mondiale n’a fait que doubler depuis lors. Nous ne sommes donc pas face à un problème de production de nourriture, mais bien devant un problème d’accès à la nourriture. Comme le soulignait le rapporteurs de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, dans une interview au journal “El Pais”: “La faim est un problème politique. C’est une question de justice sociale et de politiques de redistribution”.

Si nous voulons en finir avec la faim dans le monde, il est urgent d’opter pour d’autres politiques agricoles et alimentaires qui mettent au centre de leur préoccupation les personnes et leurs besoins, ceux qui travaillent la terre et l’écosystème. Il s’agit de parvenir à ce que le mouvement international Via Campesina appelle la “souveraineté alimentaire”, et de récupérer la capacité de décider sur ce que nous mangeons. En reprenant un des slogans les plus connus du Mouvement du 15-M: “une démocratie réelle, maintenant” dans l’agriculture et l’alimentation est nécessaire.

Cet article a été publié comme opinion dans le journal “El País”, 30/07/2011.


Moins de terre, plus de faim

Si le drame de la faim occupe à nouveau l’actualité avec la crise alimentaire dans la Corne de l’Afrique, la famine est une réalité quotidienne qui est largement passée sous silence. D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO), plus d’un milliard de personnes dans le monde ont des difficultés d’accès à la nourriture.

La malnutrition a des causes et des responsabilités politiques. L’Afrique est une terre spoliée. Ses ressources naturelles ont été arrachées à ses communautés depuis des siècles de domination et de colonisation. Et il ne s’agit pas seulement du vol de l’or, du pétrole, du coltan, du caoutchouc, des diamants... mais, aussi, de l’eau, des terres, des semences qui permettent à ses habitants de se nourrir. Si, comme l’indique la FAO, 80% de la population de la Corne de l’Afrique dépend de l’agriculture comme principale source de revenus et d’alimentation, que faire quand il n’y a pas de terre à cultiver?

Ces dernières années, la vague de privatisation croissante de terres en Afrique (leur achat par des gouvernements étrangers, des multinationales agro-alimentaires ou des fonds d’investissements) a encore plus fragilisé son précaire système agricole et alimentaire. Avec des paysan-nne-s expulsé-e-s de leurs terres, où cultiver un peu de nourriture? En conséquence, après des décennies de politiques de libéralisation commerciale qui ont miné leurs capacités productives, de nombreux pays voient vu leur capacité d’autosuffisance alimentaire s’effondrer.

Comme l’a amplement étayé l’organisation internationale GRAIN, la crise alimentaire et financière de 2008 a ouvert un nouveau cycle d’appropriation des terres à l’échelle planétaire. Des gouvernements dépendant de l’importation d’aliments - dans le but de garantir la production de nourriture pour leur population au-delà de leurs frontières - ;  des firmes agro- industrielles ou d’investissement, avides de nouveaux investissements rentables, achètent depuis lors les terres les plus fertiles des pays du Sud. Une dynamique qui menace l’agriculture paysanne et la sécurité alimentaire de ces pays.

Selon les données de la Banque mondiale, on estime que quelques 56 millions d’hectares de terres ont ainsi été achetées dans le monde depuis 2008, dont plus de 30 millions en Afrique, où la terre est bon marché et où sa propriété communale la rend plus vulnérable. D’autres sources, comme le Global Land Project, évoquent entre 51 et 63 millions d’hectares pour l’Afrique seule, soit une étendue similaire à celle de la France. Qu’il s’agisse de fermages, concessions ou d’achat de terres - les formes de transaction sont variées et souvent opaques -, certains auteurs n’hésitent pas à qualifier cette dynamique de “nouveau colonialisme” ou de “colonialisme agraire” car il s’agit d’une re-colonisation indirecte des ressources africaines.

La Banque Mondiale a été l’un des principaux promoteurs de cette dynamique en développant, ensemble avec d’autres institutions internationales comme la FAO, l’Agence pour le Commerce et le Développement des Nations Unies (UNCTAD) et le Fonds International de Développement Agricole (FIDA), ce qu’ils appellent - sans rire - les “Principes pour un Investissement Agricole Responsable” qui légitiment l’appropriation des terres par des investisseurs étrangers. Au travers de l’International Finance Corporation (IFC), institution dépendant de la Banque Mondiale et qui s’occupe du secteur privé, on a impulsé des programmes destinés à éliminer les barrières administratives et à changer les lois et les régimes fiscaux dans des pays du Sud afin de les rendre plus “attractifs” pour ces investissements agricoles.

L’Ethiopie, l’un des pays les plus touchés par la famine actuelle, a offert trois millions d’hectares de terres cultivables aux investisseurs étrangers d’Inde, de Chine, du Pakistan et d’Arabie Saoudite, entre autres. Pour ces derniers, l’affaire est on ne peut plus juteuse: 2.500 Km2 de terres productives à 700 euros par mois, avec un contrat de concession de 50 ans. Tel est, par exemple, l’accord conclu entre le gouvernement éthiopien et l’entreprise indienne Karuturi Global, l’une des 25 principales firmes agro-industrielles mondiales, qui consacrera ces terres à la culture d’huile de palme, de riz, de sucre de canne, de maïs et de coton pour l’exportation. Résultat: des milliers de paysans locaux expulsés de leurs terres, précisément ceux qui souffrent de la faim, ainsi que de vastes étendues de bois rasés et brûlés.

D’autres pays comme le Mozambique, le Ghana, le Soudan, le Mali, la Tanzanie et le Kenya ont bradé des millions d’hectares de leurs territoires. En Tanzanie, le gouvernement saoudien a acheté 500.000 hectares de terres afin de produire du riz et du blé pour l’exportation. Au Congo, 48% des terres agricoles sont aux mains d’investisseurs étrangers. Au Mozambique, plus de dix millions d’hectares ont été bradés.

La conférence académique “Global Land Grabbing”, qui s’est tenue en Grande-Bretagne au mois d’avril 2011, a souligné l’impact négatif de ces achats de terres. Plus d’une centaine d’études de cas documentés démontrent comment ces “investissements agricoles responsables” n’ont aucun effet positif pour les communautés locales puisqu’ils provoquent au contraire des déplacements forcés et une plus grande pauvreté.

Depuis des années, le mouvement international Via Campesina dénonce l’impact dramatique de cette vague massive d’accaparement de terres agricoles sur les populations du Sud. Si nous voulons en finir avec la faim dans le monde, il est fondamental de garantir un accès universel à la terre, ainsi qu’à l’eau et aux semences, et interdire toute forme de spéculation avec ce qui nous permet de nous nourrir.

Article publié dans la revue ARA, 04/08/2011. Traductions françaises par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be

Esther Vivas participe au Centre d’études sur les mouvements sociaux (CEMS) de l’Universitat Pompeu Fabra (UPF) en Catalogne. Elle est porte-parole de la Gauche Anticapitaliste (Izquierda Anticapitalista – Revolta Global, en Catalogne), et rédactrice à la revue « Viento Sur ».  Elle est l’auteur d’un livre sur l’alimentation : « Del campo al plato. Los circuitos de producción y distribución de alimentos » (« Du champ à l’assiette. Les circuits de production et de distribution alimentaires »). http://esthervivas.wordpress.com

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