"Qu'ils mangent de l'éthanol"
Par Sharon Smith le Jeudi, 22 Mai 2008 PDF Imprimer Envoyer

La révolte contre la hausse des prix des produits alimentaires
Pour les 3 milliards de personnes qui survivent avec moins de 2 dollars par jour, la spirale à la hausse , au niveau mondial, des prix des denrées alimentaires a entraîné une lutte pour le plus élémentaire des droits de l'homme, le droit de manger. Riz, pain, et tortillas constituent des aliments de base pour cette moitié de la population mondiale. En 2007, le prix du grain a augmenté de 42 % et les produits laitiers de 80 %, selon les chiffres des Nations Unies, et l'inflation s'est accélérée ces derniers mois. Rien qu’au cours des douze derniers mois, les prix du blé ont augmenté de 130 %, et le riz de 74 %.

 

Comme l'Observer l'a noté le 6 avril, "Une pénurie mondiale de riz, qui a vu les prix de l'un des plus importants aliments de base à l'échelle mondiale augmenter de 50 % au cours des deux dernières semaines, provoque une crise internationale." En mars et avril, la faim de masse a donné naissance à des émeutes violentes au Burkina Faso, au Cameroun, en Égypte, en Indonésie, en Côte d'Ivoire, en Mauritanie, au Mozambique, au Sénégal et en Haïti.

Haïti: révolte

Six jours consécutifs d'émeutes ont secoué Haïti au début avril. Haïti est la nation la plus pauvre de l'hémisphère nord, où 80 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour et où le régime alimentaire type des adultes est composé de seulement 1640 calories – soit 640 calories de moins que la moyenne des besoins d'un adulte selon le Programme Alimentaire Mondial. Les Haïtiens en ont eu assez de subsister avec ce qui est devenu leur régime alimentaire commun : argile et sel mélangés à une bouillie végétale. "Les manifestants ont comparé la faim à une brûlure d'acide de batterie ou à de l'eau de Javel dans leur estomac», a précisé le Guardian le 9 avril.

Le 4 avril, des milliers d'Haïtiens en colère ont protesté dans la ville du sud de Les Cayes, ils ont tenté de bouter le feu au commissariat de police des Nations Unies tandis que d'autres s'emparaient de sacs de riz stockés dans des camions. Les émeutes se sont rapidement étendues à la capitale de Haïti, Port-au-Prince, où des milliers de manifestants ont tenté de prendre d'assaut le palais présidentiel pour demander la démission du président soutenu par les Nations Unies, René Préval. Heureusement pour Préval, les « gardiens de la paix » des Nations Unies sont finalement parvenus à disperser la foule des manifestants en faisant usage de gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Cette répression brutale a peut-être permis à Préval de ne pas connaître le même sort que celui de Jean-Claude "Baby Doc" Duvalier, dictateur soutenu par les États-Unis et renversé par une révolte populaire en 1986.

Préval n'a rien fait pour contrôler la montée en flèche des prix des denrées alimentaires ou pour aider ceux qui sont au bord de la famine, il a même précisé dans un discours télévisé le 9 avril qu'il n'avait pas l'intention de le faire. Préval en a profité pour faire la leçon aux citoyens haïtiens, "Les manifestations et les destructions ne feront pas descendre les prix et ne résoudront pas les problèmes du pays. Au contraire, elles ne feront qu'augmenter la misère et détourner les investissements du pays. "

Egypte: révolte

En Egypte, où les protestations et les grèves sont illégales, des milliers de travailleurs du textile et de sympathisants ont déclenché, le 6 et le 7 avril, des émeutes à Mahalla el-Kobra[1] contre les prix trop élevés des produits alimentaires et la faiblesse des salaires. Durant la nuit, la police a occupé l'usine de filature et de tissage « Misr », propriété de l'État, pour empêcher les travailleurs de déclencher une grève comme ils l'avaient prévu. Cependant les manifestants ont réagi en incendiant des bâtiments et en lançant des briques à la police qui a riposté en utilisant des gaz lacrymogènes. La répression policière n'a pas réussi à faire reculer les manifestants, mais a renforcé, au contraire, leur colère.

Environ 40 % des Égyptiens survivent avec moins de 2 dollars par jour, alors que le prix du pain non subventionné a décuplé au cours des derniers mois et le coût de riz a doublé en une seule semaine. Le salaire minimum national est resté inchangé depuis 1984 : 115 livres égyptiennes par mois. Les travailleurs de Mahallah ont revendiqué un salaire minimum national de 1200 livres par mois, ce qui laisse encore une famille de quatre personnes sous le seuil de pauvreté de 2 dollars par jour.

Les émeutes de Mahalla constituent le dernier épisode de l'intensification de la lutte des classes touchant maintenant plus profondément la classe ouvrière égyptienne. L'éditorialiste du « Middle East Report and Information Project », Joel Beinin, constate l'apparition de plus en plus de mouvements de grève. «C'est peut-être le plus large mouvement de dissidence collective auquel le régime de Moubarak a jamais du faire face. La combinaison de la répression, de l'apathie et de la démobilisation politique qu'a soutenu l'autocratie en Égypte depuis plus d'un demi-siècle sont contestées avec force, ce qui rend de plus en plus difficile pour le régime de Moubarak, et ses copains capitalistes, de faire des affaires comme à l'accoutumée." A titre d'exemple, le Premier ministre Ahmed Nazif s'est rendu d'urgence à Mahallah le 8 avril, pour annoncer qu'il octroyait aux travailleurs un salaire de bonus correspondant à trente jours de travail afin de répondre à leurs demandes portant sur les soins de santé et les salaires.

Irak: révolte

Cinq ans après l'invasion de l'Iraq, les occupants états-uniens n'ont fait aucun effort pour épargner à la population conquise l'augmentation de la faim qui balaie le monde. Au contraire, en décembre, le gouvernement irakien soutenu par les américains a annoncé que les rations alimentaires mensuelles seraient réduites de moitié en raison de "l'insuffisance des fonds et de la spirale de l'inflation". 10 millions d'Irakiens dépendent de ces rations pour leur survie.

Les économistes Joseph Stiglitz et Linda Bilmes ont estimé le coût total de la guerre en Irak à plusieurs milliers de milliards de dollars, il n'y a cependant pas d'argent de réserve pour fournir aux Irakiens occupés un régime alimentaire adéquat. Mohammed Hanoun, chef d'état-major au commerce irakien a dit sur al-Jazira, "En 2007, nous avons demandé 3,2 milliards de dollars pour les denrées alimentaires de base rationnées. Mais depuis que les prix des importations de denrées alimentaires ont doublé au cours de l'année écoulée, nous avons demandé 7,2 milliards de dollars pour cette année. Cette demande a été rejetée. "

Le ministère du commerce a réduit de moitié la liste des aliments subventionnés pour n'inclure que la farine, le sucre, le riz, l'huile et le lait pour les enfants, tandis qu'il abandonnait les anciens produits subventionnés tels que les lentilles, les pois chiches, le savon, le thé et le détergent. Même avant la crise actuelle, le pourcentage d'Irakiens recevant des rations alimentaires avait déjà diminué de 96 % en 2004 à 60 % en 2007, selon un rapport d'Oxfam International de 2007. Le rapport estime que "43 % d'Irakiens souffrent de pauvreté absolue" que plus de la moitié de la population est au chômage, avant d'ajouter: "le taux de malnutrition des enfants est passé de 19 % avant que les États-Unis ne conduisent l'invasion de 2003 à 28 %."

En décembre, les journalistes Ahmed Ali et Dahr Jamail de l' « Inter Press Service News Agency » observaient que "Saddam fournissait plus de nourriture que les États-Unis".

Faim en hausse aux Etats-Unis

La faim est également en hausse aux États-Unis. La cupidité incontrôlée depuis plus de trente années de néolibéralisme, qui a fait tant de ravages dans les pays les plus pauvres, est maintenant en train d'exacerber les divisions de classes dans les pays les plus riches.

L'inflation des prix alimentaires aux États-Unis a atteint un niveau sans précédent depuis des décennies, avec des denrées alimentaires de base comme le lait, en hausse de 17% au cours de la dernière année; le riz, les pâtes et le pain ont augmenté de plus de 12%, les œufs de 25%. Alors que le nombre de pertes d'emplois est en augmentation avec la récession actuelle, un total sans précédent de 28 millions d'américains devraient recevoir des coupons alimentaires pour survivre cette année. Une personne sur six en Virginie-Occidentale, et une sur dix en Ohio et à New York n'ont pas d'autres solutions que d’avoir recours aux bons d'alimentation pour survivre. Un enfant sur trois dans l'Oklahoma était nourri grâce à ces bons au cours de la dernière année.

Le droit à bénéficier des bons d'alimentation n'est pas accordé généreusement dans la société la plus riche du monde et il est évident que tous les gens qui souffrent de la hausse des prix alimentaires n'ont pas accès à cette aide. Selon les directives affichées sur le site Web de l'USDA, une famille de quatre personnes est admissible pour recevoir les tickets d'alimentation uniquement si son revenu mensuel net est égal ou inférieur à 1721 $. Cette même famille de quatre personnes a ensuite droit à un maximum mensuel d'allocation alimentaire de 542 $ - le même montant qu'en 1996. La subvention moyenne s'élève à environ 1 $ par repas par personne. La plupart des 800.000 personnes âgées ainsi que les handicapés qui bénéficient des coupons alimentaires reçoivent actuellement la prestation minimale de seulement 10 $ par mois, selon le New York Times.

Pénurie aggravée par le libre marché

Les économistes les plus en vue ont généralement décrit la crise alimentaire mondiale sous l'angle du manque de nourriture, cependant la pénurie a été considérablement aggravée par les lois impitoyables du libre marché. Dans de nombreux cas, le problème n'est pas une pénurie immédiate de nourriture, mais simplement un manque d'argent pour la payer. La directrice générale du Programme Alimentaire Mondial, Josette Sheeran, remarquait récemment à propos de l'Afrique subsaharienne, «Nous voyons plus de famine en milieu urbain qu'auparavant. Souvent, il y a de la nourriture sur les étals, mais les gens ne peuvent pas se l'offrir ".

L'agriculture et l'industrie alimentaire sont désormais le deuxième secteur le plus rentable au monde, juste derrière l'industrie pharmaceutique. En effet, le constructeur automobile Mitsubishi, qui contrôle également la deuxième plus grande banque au monde, est devenu l'un des plus grands transformateurs de viande bovine, ce qui montre à quelle échelle le capital a afflué vers le secteur agro-alimentaire. Le rapport de la Banque mondiale sur le développement mondial en 2008 approuvant largement le rôle de l'agro-industrie, comporte le commentaire suivant, "Le secteur agro-industriel privé est devenu plus dynamique. Fait nouveau, de puissants acteurs sont entrés dans les chaînes de valeur agricole et ont un intérêt économique dans un secteur agricole dynamique et prospère et une voix dans les affaires politiques. "

De la même manière que l'agro-industrie a balayé les petits agriculteurs américains dans les années 1980, elle a répété ce modèle partout à travers le monde depuis lors. Comme l'activiste pour la justice mondiale, Vandana Shiva, l'a écrit en 2006, en Inde, "sans la réglementation des marchés, les sociétés de l'agro-industrie feront des bénéfices sur la vente des semences coûteuses et sur l'achat à bon marché des produits agricoles ce qui laissera les agriculteurs endettés. Ce fut le processus par lequel les petits agriculteurs familiaux ont disparu aux États-Unis, en Argentine, en Europe."

Actuellement, la loi de l'offre et la demande entraîne que le nouveau marché des biocarburants devrait réduire la production de maïs alimentaire de 25 % provoquant une pénurie et une hausse des prix du maïs. Les spéculateurs ont fait des réserves de maïs avec l'espoir que les prix allaient augmenter. Pendant ce temps, les investisseurs du monde entier ont délaissé un dollar en chute et acheté des produits de base comme le riz et le blé, ce qui ajoute à l'élan spéculatif et renforce l'augmentation des prix pour les populations les plus pauvres.

L'agenda néo-libéral a perdu de son éclat depuis longtemps pour la grande majorité de la population mondiale, bien que ses partisans les plus acharnés ont été les derniers à le reconnaître. Le plus récent « World Economic Outlook », publié par le Fonds Monétaire International (FMI) à l'automne dernier, a noté une augmentation des inégalités dans les pays les plus riches: "Parmi les plus grands pays avancés, l'inégalité semble avoir diminué seulement en France.… L'expérience récente (de l'accroissement des inégalités) semble être un changement brutal dans la baisse générale des inégalités depuis la première moitié du 20e siècle."

Pourtant, le FMI reste optimiste sur l'avenir du néolibéralisme: "De 2002 à nos jours, l'économie mondiale a connu sa plus forte période de croissance depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970, tandis que l'inflation est restée à des niveaux faibles. Non seulement la croissance mondiale récente est élevée mais l'expansion a également été largement partagée entre les pays. La volatilité de la croissance a diminué."

Une menace pour l'ordre dominant?

Au cours des dernières semaines, les décideurs politiques néolibéraux semblent avoir enfin compris que la faim généralisée pourrait engendrer un niveau de protestation menaçant l'ordre dominant mondial. Le président de la Banque Mondiale, Robert Zoellick, s'inquiétait récemment sur le site Web de son organisation, "Trente-trois pays dans le monde font face à des troubles sociaux potentiels en raison de la hausse aiguë des prix des denrées alimentaires et de l'énergie."

Peut-être que les responsables politiques incontrôlables, conformément à une longue tradition bourgeoise, devraient proposer que tous les pauvres du monde commencent à manger de l'éthanol.

Cet article est paru initialement dans la revue « International Socialist Review » n° 58, sous le titre « the global food revolt". www.isreview.org



[1] Cité industrielle située dans le delta du Nil (NdT).

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