La prostitution en polémiques
Par Sandra Invernizzi et Richard Poulain le Vendredi, 17 Juillet 2009 PDF Imprimer Envoyer

La prostitution, vaste sujet de controverse, suscite les avis et les tendances politiques de tout bord. Elle est étroitement en lien avec la question du genre et des rapports de domination qui continuent à perdurer entre hommes et femmes (1)dans une société qui garde une bonne part de ses origines phallo-centrées. Il existe trois approches de traitement politique de la question de la prostitution. L’approche prohibitionniste, l’approche réglementariste et l’approche abolitionniste.

L'approche prohibitionniste

La politique prohibitionniste semble devenir, à juste titre, complètement obsolète dans la plupart des états dits progressistes. Ce n'est que dans certains états US, en Afrique du Nord et dans quelques pays d'Europe de l'Est que l’activité est purement et simplement interdite et son organisation entièrement réprimée. Au nom de la protection de l'ordre public et dans la plus pure hypocrisie puritaine - car les interdictions légales n’empêchent pas une tolérance dans les faits - les prostituées, les proxénètes et parfois aussi les clients sont poursuivis et pénalisés.

L'approche réglementariste

La seconde approche, dite réglementariste, représente tout de même une évolution dans les mentalités. Née de la prise de paroles de prostituées aux Etats-Unis qui revendiquaient la reconnaissance de leur activité comme profession et de leur droit à une dignité, les tenants de ce courant ont construit leur raisonnement sur l'existence de la prostitution comme fait de société inévitable et sur la nécessité de sortir les circuits de la clandestinité et des zones de non-droit social.

Or pour une grande partie des prostituées, si la démarche originelle semble louable et souhaitable, il n’en résulte pas moins que lorsque des processus d’encadrement sont mis en place, ceux-ci sont ignorés et contournés. Selon Geneviève Boutsen, auteure d’un mémoire à l’ULB sur la reconnaissance d’un statut social de la prostitution, « la demande de reconnaissance d’un statut social de la prostitution ne provient pas des travailleuses elles-mêmes mais émane de certaines associations et des médias pour lesquels la prostituée est une personne nécessitant un contrôle attentif des classes supérieures ». Cette approche réglementariste semble d’autant plus insensée que les cadre sociaux, juridiques et fiscaux nécessaires existent déjà mais ne sont pratiquement pas utilisés ou appliqués. Soit que l’administration les méconnaisse, soit que les travailleuses préfèrent s’y soustraire pour ne pas en subir les effets pervers.

Suivant en réalité une préoccupation fondamentalement sécuritaire, cette politique consiste dans les faits à canaliser les réseaux de prostitution vers des quartiers réservés (dans le maintien de la vieille idée que la prostitution ne doit pas troubler l'ordre public); à reconnaître les activités des proxénètes, des prostituées et des tenanciers de maison comme des métiers à part entière et à annuler toute idée de répression du client de ce qui sera devenu un "commerce du sexe" tout ce qu'il y a de plus légal et "réglementé". Cette forme de surveillance permettrait à l’Europe forteresse un regard sur les mouvements d’immigration. En organisant une structure légale autour de la prostitution, les arrivées de filles (ou de garçons) dans les pays occidentaux via des circuits de prostitution sont canalisés, contrôlés et étiquetés. On constate d’ailleurs que dans les pays où le réglementarisme est en vigueur, les prostituées autochtones quittent les circuits légaux pour laisser leur place à des filles immigrées qui deviennent totalement dépendantes du « mac » qui est garant, non seulement de leur « métier » mais également de leur possibilité de rester « en ordre » de papiers. Sous couvert du sacro-saint statut social on balaie sous le tapis la réelle liberté des personnes qui obtiendraient un permis de séjour dans ces conditions.

Or, les résultats de cette politique de non répression et de professionnalisation se révèlent bien souvent inutiles. En acceptant la prostitution comme un fait nécessaire et en la banalisant, cette politique met à mal toutes les possibilités de prévention de la prostitution, de réinsertion des anciennes prostituées dans d’autres formules d’autonomie économique.

Ces deux politiques, prohibitionniste et réglementariste, représentent deux orientations opposées. La première nie totalement les réalités des prostituées qui se retrouvent bloquées dans les circuits et aggrave encore leur situation en l’alourdissant d’un dossier pénal. La seconde fait disparaître le débat sur la cohérence que peut avoir l’existence de la prostitution dans une société dite civilisée et égalitaire et annule par la même occasion toute tentative de faire disparaître cette activité à terme.

Le point commun des deux approches est que ni l’une ni l’autre n’envisage de filière de reconversion pour les prostituées qui voudraient en sortir ni de mesures d’accompagnement et de prévention des comportements machistes qui confortent l’utilité de la prostitution comme soupape de sécurité pour les « besoins » masculins.

L'approche abolitionniste

L’abolitionnisme, troisième courant de pensée, s’oppose aux deux courants précédemment développés et à son origine est étroitement liée aux combats pour l’abolition de l’esclavage. En Belgique, il se matérialise à travers la loi adoptée le 28 août 1948 qui ne permet plus la répression des prostituées, mais étend par contre le champ de répression aux proxénètes, aux souteneurs, aux tenanciers de maisons.

Contrairement aux réglementaristes dont la thèse de départ est que la prostitution représente un mal nécessaire qui perdurera dans notre société, les abolitionnistes partent du principe qu’elle incarne le paroxysme violent et marchand du rapport de domination entre hommes et femmes et qu’une société dite civilisée doit pouvoir mettre un terme à ce type de rapports. Les abolitionnistes ne sont ni des puritain/es, ni des moralisateur/trices de la trempe des prohibitionnistes. Il faut distinguer les libertés sexuelles des hommes et des femmes, de la liberté des hommes de disposer à leur guise du corps des femmes, amenées à vendre ce « service » à cause de leur précarité. Les besoins (physiques) des hommes ne devant pas prédominer sur ceux des femmes, il n’est pas cohérent de permettre qu’un commerce se crée sur ce présupposé.

L’abolitionnisme, tel qu’il existe légalement en Suède, se décline en plusieurs temps:

- la reconnaissance du métier de prostituée pour permettre un encadrement légal et un accès aux droits sociaux élémentaires.

- La prévention et la reconversion. Prévention dans les milieux fragilisés. Campagnes d’éducation émotionnelle et sexuelle exemptes de principes machistes de domination. Immunité fiscale et pénale pour les prostituées afin de leur permettre de réellement repartir à zéro. Milieux d’accueil et d’aides pour quitter la prostitution et se reconvertir.

- La pénalisation des exploitants de la prostitution : proxénètes, souteneurs, tenanciers et clients, pour démanteler les réseaux qui entretiennent son existence.

La question de la pénalisation des clients reste délicate dans une société de contrôle et de répression, où l’Etat « social » cède de plus en plus la place à l’Etat pénal. Mais la politique de répression à cet égard se veut ouvertement dissuasive et table surtout sur l’embarras qui découlerait d’une mise en accusation.

Un courant politique qui se veut féministe doit pouvoir se positionner sur le rôle de la prostitution dans une société dite égalitaire. Nous ne sommes pas pour une libéralisation des services, nous sommes contre les lois de la concurrence qui permettent d’exploiter les travailleurs du métal, nous refusons la mondialisation du marché comme base de société. Pouvons-nous accepter la libre exploitation des corps de personnes précarisées par des personnes privilégiées financièrement sous couvert de la liberté d’échange commercial?

Sandra Invernizzi

1. La prostitution, un droit de l’homme ?, Cahiers Marxistes 216, Juin-juillet 2000, Ed. Pierre Gillis


Le vagin industriel: vers une économie politique du sexe commercial mondialisée

Professeure à l’Université de Melbourne, la féministe radicale Sheila Jeffreys approfondit avec son plus récent essai, « The Industrial Vagina. The Political Economy of the Global Sex Trade» [1], ses analyses sur l’oppression des femmes, plus particulièrement sur l’exploitation sexuelle à une échelle industrielle.

Par Richard Poulain

Avec talent, Sheila Jeffreys examine la croissance des industries du sexe au niveau mondial et rend compte de leurs effets dommageables sur les femmes et les fillettes qui y sont exploitées ainsi que sur les relations entre les sexes. Cet essai universitaire de haute volée a la qualité d’être écrit pour que tous et toutes, spécialistes comme non-spécialistes, puissent comprendre non seulement les raisons de cette croissance importante, mais également les débats qui, depuis les années 1980, divisent les universitaires, y compris celles se réclamant du féminisme, sur ce qu’est la prostitution et sur les politiques à promouvoir pour l’abolir ou pour cautionner son expansion.

Sheila Jeffreys vit et travaille en Australie, pays dont plusieurs États et un territoire ont légalisé le proxénétisme et réglementé la prostitution. Elle est à même de tirer un bilan de cette normalisation de l’exploitation sexuelle des femmes. Elle couvre également une région — les îles du Pacifique Sud — dont on n’est que très peu informé en Amérique, où des transformations majeures dans les mœurs chez les peuples autochtones, notamment en termes d’essor de la violence sexuelle, sont dues, selon des recherches récentes, à l’envahissement pornographique rapide et à la banalisation de la prostitution.

L’auteure fait des liens, à l’occasion inédits, entre les différents secteurs des industries du sexe et certaines pratiques «culturelles» patriarcales. Elle donne des explications éclairantes. Elle polémique avec force avec le courant féministe libéral pro-prostitution ou «pro-travail du sexe». Elle déconstruit avec efficacité son discours manipulateur qui est, dans cette ère néolibérale, à la fois séduisant et mensonger (nous y reviendrons). Enfin, elle propose quelques pistes pour combattre l’industrie mondiale du sexe. Ses analyses s’appuient sur une somme de recherches universitaires impressionnante.

Une hypothèse à fouiller

Avant les années 1980, les féministes analysaient la prostitution comme une institution d’oppression des femmes, de toutes les femmes, et non seulement de celles qui étaient prostituées. Selon Jeffreys, jusqu’à la fin des années 1970, il y avait également un consensus au niveau des gouvernements et des organisations internationales contre la légalisation du proxénétisme et l’organisation (réglementation) par les États de la prostitution. Ces consensus ont pris fin à la suite des «révolutions conservatrices» qui ont permis aux politiques néolibérales de triompher, ce qui évidemment a eu des conséquences majeures dans les sociétés. Le business de la prostitution en bordels était légalisé dans différents pays capitalistes développés, les clubs de danse nue devenaient des industries banales de loisir et de divertissement, et la pornographie était promue par des multinationales comme General Motors, qui y trouvaient une source de profits non négligeable. L’activité proxénète était transformée en un «secteur marchand profitable» tandis que les maquereaux devenaient des hommes d’affaires respectables «pouvant adhérer au Rotary Club» (p. 2). Ces transformations radicales profitaient au crime organisé qui, depuis, fait des affaires d’or.

Jeffreys constate une industrialisation et une mondialisation de la prostitution. La traite à des fins de prostitution et le tourisme de prostitution ne sont que des facettes de l’industrialisation mondialisée de la prostitution. Cette industrialisation a plusieurs racines, dont les guerres. La soumission sexuelle des femmes aux soldats et l’exploitation de leur prostitution par les armées ont créé les infrastructures prostitutionnelles en Asie et en Europe, notamment dans l’ex-Yougoslavie, sur lesquelles ont prospéré l’industrie de la prostitution et ses extensions internationales  : la traite à des fins d’exploitation sexuelle et le tourisme de prostitution (chap. 5). Les politiques néolibérales du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale sont l’autre racine de l’expansion sans précédent de la prostitution. Dans tous les cas, il n’y aurait pas eu une telle expansion si on n’observait pas dans les sociétés un retour en force des pratiques patriarcales, dont la prostitution d’autrui n’est qu’une expression.

Une hypothèse avancée dans cet ouvrage mérite une attention particulière. S’appuyant sur différentes recherches, Jeffreys émet l’idée que le décollage économique capitaliste du Japon (accumulation première du capital) est en partie lié à l’exploitation sexuelle des femmes par un système florissant de prostitution dès le XIXe siècle. Ce qui permet également d’expliquer l’ampleur de la prostitution dans ses colonies (Corée et Taiwan) pour «satisfaire» ses ressortissants, et le phénomène pendant la guerre du Pacifique, dans tous les pays conquis, des «femmes de réconfort» au profit des officiers et des soldats japonais, ainsi que l’organisation massive de la prostitution des Japonaises au profit des troupes états-uniennes d’occupation à partir de 1945. Aujourd’hui encore, la prostitution représente environ 3% de produit national brut (PNB) du Japon.

Dans les années 1970-1980, des économistes tentaient de comprendre l’essor industriel de la Corée du Sud, de Taïwan, de Hongkong et de Singapour (les petits dragons de l’Asie). Ils concluaient que les traits culturels propres à ces pays permettaient seuls de saisir ce décollage singulier, ce qui est une explication fort peu convaincante. En aucun temps, les rapports de sexe n’étaient intégrés à leur analyse. L’industrie de la prostitution, source d’accumulation de capital, y était pourtant très importante — en Corée du Sud, elle a représenté jusqu’à 5% du PNB. L’hypothèse d’une accumulation primitive de capital par l’exploitation sexuelle massive des femmes et des fillettes explique peut-être davantage l’essor industriel de ces pays que des traits culturels plus ou moins bien définis et fort variables.

Or, ce modèle d’accumulation a été reproduit par d’autres pays asiatiques, ceux notamment qui ont servi de bases aux troupes états-uniennes dans la guerre contre le «communisme » vietnamien. C’est notamment le cas de la Thaïlande et des Philippines. Il faut sacrifier une génération de femmes au profit du développement économique, affirmait un Premier ministre thaï. Ce que relayait à leur façon les organismes internationaux comme le FMI et la Banque mondiale, qui étaient à tout le moins complices sinon générateurs de ce type de «développement économique », et d’autres organisations comme l’Organisation internationale du travail qui, dès 1998, recommandait dans un rapport sur les pays du Sud-Est asiatiques la reconnaissance officielle de la prostitution comme une activité lucrative comme une autre. Depuis, l’OIT ne prend en compte la traite des êtres humains que lorsqu’elle implique un « travail forcé», la prostitution «  forcée  » étant une forme de «travail forcé ». Ce sont donc les modalités de la traite qui sont mises en évidence, non ses buts. Ce qui a pour conséquence de minorer l’ampleur de la traite des humains à des fins de prostitution.

Déconstruction

Au-delà de l’analyse des différents secteurs exploitant sexuellement les femmes et les fillettes, Jeffreys échafaude ses thèses en déconstruisant systématiquement les arguments des organisations et de leurs alliées universitaires qui sont favorables à la prostitution d’autrui et qui la réduisent à un travail choisi rationnellement et librement, dont les seules conséquences nuisibles seraient les infections sexuellement transmissibles (IST) et l’usage de la force. La reconnaissance de la prostitution au titre de travail comme un autre permettrait de façon magique d’éliminer de pareilles conséquences. Ne sont pas prises en compte, chez les avocat·e·s de la prostitution d’autrui, les multiples conséquences pour la santé physique et mentale de l’activité prostitutionnelle. Pourtant, ces conséquences sont fort bien documentées. Tout comme est passé sous silence le fait que le recrutement dans la prostitution s’effectue très majoritairement à un âge mineur, ce qui met à mal l’idée d’un choix libre et rationnel.

Jeffreys connaît de façon approfondie la littérature produite en langue anglaise par les avocat·e·s de la prostitution d’autrui. Elle discute de façon intelligente leurs propos et montre les faiblesses de leurs analyses, si ce n’est leur négation de la réalité des dommages intrinsèques causés par l’exploitation sexuelle quotidienne. Elle discute de façon éclairante des euphémismes qui sont devenus des pivots centraux de ce courant, dont le concept de «stigmatisation » (stigma en anglais). Elle explique que cette idée suggère que les dommages causés dans la prostitution sont le fait non pas de sa pratique quotidienne, mais des attitudes négatives qui stigmatisent l’activité et les femmes prostituées. Autrement dit, les dommages pour la santé des femmes prostituées ne sont pas dus aux proxénètes et aux prostitueurs [clients des prostituées ; on trouve aussi prostituteurs, ndlr] qui les exploitent en tant que marchandises, mais seraient le résultat de la stigmatisation sociale (p. 167-169). Une normalisation de la prostitution en tant que travail résoudrait ces problèmes. Cette normalisation légaliserait le proxénétisme et conférerait aux prostitueurs une impunité totale, ce qui leur donnerait un pouvoir légitime accru. En réduisant la question des dommages pour la santé des personnes prostituées à la stigmatisation, on met de côté les rapports de domination en faveur des hommes, qu’ils soient proxénètes ou prostitueurs, qui s’exercent dans la prostitution au profit — ce qui est très grave — d’un renforcement de leur pouvoir. D’où la négation par les féministes libérales de ce courant de la prostitution en tant qu’institution d’oppression des femmes. […]

Droits humains

Jeffreys propose de comprendre l’exploitation sexuelle comme une atteinte aux droits humains fondamentaux. Elle montre que ces pratiques vont à l’encontre desdits droits. Elle met en évidence le modèle suédois qui, depuis son adoption, essaime un peu partout dans le monde, de la Norvège à l’Afrique du Sud. Ce modèle analyse la prostitution comme une violence faite aux femmes. Conséquemment, les femmes prostituées ont accès à tous les services existants pour les femmes victimes de violence. Elles ont accès également à des services pour quitter la prostitution, ce qui est pratiquement inexistant dans les autres pays, notamment dans ceux qui considèrent cette activité comme un travail comme un autre. L’autre originalité de ce modèle est la pénalisation des prostitueurs. Ils sont considérés responsables de la prostitution d’autrui et donc coupables de violence prostitutionnelle. Enfin, des moyens importants d’information publique en général et dans les écoles en particulier ont été mis en œuvre. Ils ont eu pour effet non seulement un appui généralisé de la population suédoise à la loi, mais surtout un frein substantiel du recrutement des jeunes filles comme prostituées et des jeunes hommes comme prostitueurs.

Pour Sheila Jeffreys, la prostitution est une pratique culturelle dommageable et nuisible (cultural harmful practice). Elle doit donc être abolie et non pas être aménagée au profit des prostitueurs et des proxénètes. C’est, en effet, la seule voie possible d’émancipation.

[1] Sheila Jeffreys, The Industrial Vagina. The Political Economy of the Global Sex Trade, Routledge, 2009.

Richard Poulin est sociologue. Paru dans le périodique suisse « solidaritéS » n°144 (19/03/2009), p. 9-10.

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