Dossier Tunisie: Chroniques et témoignages de la « Révolution du Jasmin »
Par Fathi Chamki, Amin Allal, Alma Allende le Dimanche, 16 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer


Nous publions ci dessous une série de chroniques et de témoignages venant de Tunisie sur les événements qui ont précipités et ont suivis la chute du dictateur Ben Ali. Un authentique processus révolutionnaire est en cours dans ce pays avec le soulèvement des masses populaires, leur auto-organisation dans des embryons de "double pouvoir" chargés, notamment, d'assurer la sécurité dans les quartiers populaires contre les violences des milices de Ben Ali. Le syndicat UGTT, dont la direction était liée au régime est en passe d'être reconquis par sa base ouvrière. L'opposition face au gouvernement transitoire, largement aux mains des politiciens issus de la dictature, l'exigence d'une épuration de l'appareil d'Etat, de la condamnation des criminels du régime et de la dissolution du RCD, parti de Ben Ali, ainsi que les revendications sociales, toujours présentes, gagnent en ampleur. (LCR-Web)

Victoire : Ben Ali dégage !

C’est officiel, notre révolution vient de remporter une victoire décisive ; Bien Ali a ’dégagé’. C’est là notre revendication essentielle que nous venons de satisfaire grâce à notre révolution. Nous sommes très contents, nous pleurons de joie...

C’est vrai que nous ne mesurons pas encore l’ampleur de ce que nous venons d’accomplir.

Par ailleurs, la formule de gouvernement qui vient d’être annoncée à la télévision d’Etat, à savoir que le 1er Ministre assume la fonction de Président de la République, est une formule rafistolée dans une situation d’affolement et de ce fait faible et risque d’être très instable. De plus, cette formule requiert les remarques suivantes :

- Le pouvoir de Ben Ali est tombé, mais son régime est toujours en place. Nous refusons que ce régime, à travers le Parti/Etat au pouvoir et ses partis satellites et la pseudo-opposition indépendante qui s’est démarquée des masses en acceptant que Ben Ali reste au pouvoir, confisque les fruits de notre révolution en tentant de se maintenir en place.

- En 1987, le régime a connu une crise grave. La solution appliquée a été celle du régime lui-même, sous la forme du coup d’Etat de Ben Ali. Aujourd’hui, la solution de la crise de ce même régime vient d’être imposée par la révolution. De ce fait, il sera très difficile au régime d’imposer aux masses sa propre solution. D’autant plus que ces masses ont montré, au cours des 29 derniers jours, une clairvoyance politique et détermination dans la lutte qu’il sera difficile à qui que ce soit de s’approprier ce que les masses ont arraché si durement.

- Il est vrai maintenant que, en l’absence de direction politique de la révolution, ce qui est en soi assez original et en l’absence aussi de structures politiques issues de la révolution et face à la faiblesse de l’opposition indépendante et surtout de son incapacité à pouvoir dépasser l’horizon du pouvoir de Ben Ali, il n’existe pas actuellement d’expression politique organisée qui répercute les revendications des masses.

- Rappelons que quasiment tous les partis politiques existants ne remettent pas en cause la politique économique libérale qui a terriblement fait beaucoup de dégâts en Tunisie, et qui de ce fait explique la révolution actuelle. Ce que demandent les masses populaires c’est justement un changement radical de la politique économique et sociale en cours, c’est ce qu’ils ont exprimé à travers les slogans qu’ils ont scandés.

Ceci étant dit, l’histoire qui s’est arrêtée en Tunisie pendant 23 ans, s’est accélérée au cours des 29 derniers jours, et les choses évoluent très rapidement et beaucoup de choses sont encore floues…

Tunis, 14 janvier 2011

Fathi Chamkhi

RAID-ATTAC/ CADTM TUNISIE


Tunisie : la révolution sociale et démocratique est en marche !

Les masses populaires tunisiennes viennent de faire une irruption spectaculaire sur la scène politique ! Elles ont réussi, au bout de 29 jours, d’une révolution sociale et démocratique, de chasser le dictateur Ben Ali ! C’est une grande victoire ! C’est un grand jour pour nous toutes et nous tous, que nous partageons avec toutes celles et tous ceux qui luttent contre l’ordre capitaliste mondial ! Avant tout, nous avons reconquis notre dignité et notre fierté, longtemps bafouées et trainées dans la boue par la dictature. Maintenant, nous avons une nouvelle Tunisie à construire : libre, démocratique et sociale.

Mais, d’ores et déjà la contre révolution est en marche ! Le pouvoir de Ben Ali est tombé mais son régime, certes déstabilisé et affaibli, tente de se maintenir en place. Le Parti/Etat Destourien est toujours là, sa politique économique et sociale capitaliste libérale aussi.

Ce régime qui est donné en exemple du ‘bon élève’ par les institutions financières internationales, qui a saigné les masses populaires tunisiennes pendant 23 ans, pour le compte d’un capital mondial avide de profits, tout en engraissant une minorité de familles autour du pouvoir et organisées en clans mafieux, doit dégager. C’est ce que nous voulons !

Nous refusons la tentative en cours, qui vise à confisquer notre révolution. Cette manœuvre se présente sous la formule de ‘gouvernement d’unité nationale’ autour de laquelle ce régime illégitime, tente de se maintenir en place.

Dans le même, le pouvoir abattu a lâché ses milices surarmées, dont la garde personnelle de Ben Ali, qui sont en train de semer la terreur dans les grandes villes du pays, notamment dans Tunis et ses banlieues. Des groupes, issus des masses déshéritées et affamées, profitent elles-aussi du chaos actuel pour se servir dans les grandes surfaces : Carrefour et Géant notamment. Des bandes de pillards se mettent en place le long des axes routiers du pays, rendant toute circulation dangereuse ! Des produits de première nécessité commencent à manquer ou bien sont inexistants : pain, lait, médicaments…

Le régime, qui a démobilisé et la police (villes) et la garde nationale (campagnes) laisse faire, profite du chaos et de la peur qu’il nourrit au sein de la société afin d’imposer ses propres solutions. L’instauration du couvre-feu et le déploiement de l’armée, assez faible en effectifs et qui n’a jamais eu à affronter ce genre de situation auparavant, ne fait qu’aggraver la peur ; puisque c’est au cours de la nuit que les milices armées agissent !

Partout, des citoyennes et des citoyens tentent d’organiser leur propre défense, souvent en coordination avec l’armée, des milliers de ‘comités populaires de défense des citoyens’ se constituent pour défendre la population.

Seule la constitution d’un gouvernement provisoire, sans aucun représentant du régime destourien, qui aura la charge de préparer des élections libres et démocratiques, régies par un nouveau Code électoral, pour une Assemblée constituante pourra permettre aux tunisiennes et aux tunisiens de reprendre leur destinée en main, et de faire régner, dans leur pays, un ordre juste et profitable aux plus grand nombre.

Si le peuple aspire un jour à la vie, le destin ne peut que se plier à sa volonté !

Tunis, le 15 janvier 2011

Fathi Chamkhi

RAID-ATTAC / CADTM TUNISIE



Extraordinnaire!

La Commission administrative du syndicat ouvrier UGTT vient de terminer ses travaux à l’instant. Elle a décidé :

1 - Retrait des 3 ministres de l’UGTT du gouvernement de Ghannouchi

2 - Démission des 5 députés de l’UGTT au Parlement

3 - Démission du 1 sénateur de l’UGTT du Sénat

4 - Exiger la dissolution du parti de Ben Ali, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD)

5 - Restitution de tous ses biens au peuple

6 - dissolution des cellules destouriennes dans les entreprises et la restitution de leurs locaux à l’UGTT

Suite à cela, 2 des 3 partis de l’opposition qui ont rejoint le gouvernement Ghannouchi ont décidé leur retrait de celui-ci

Actuellement, dans toutes les villes de Tunisie des manifestations se mobilisent pour exiger la dissolution du RCD et d’en finir avec tous les représentant de l’ordre ancien !

Vive la révolution sociale et démocratique de Tunisie!

Fathi Chamki

Tunis, le 18 janvier


Journal à chaud de Tunis

En quelques mots et « en temps réel » comme disent les journalistes, l’atmosphère à Tunis avant et après la fuite de Ben Ali.

Jeudi 13 janvier :

A la sortie de l’aéroport de la capitale, on voit l’armée déployée depuis la veille dans les grandes artères. Un calme angoissé règne à Tunis et dans ses banlieues. Les institutions scolaires sont fermées depuis avant hier, peu de tunisois se sont rendus à leur lieu de travail. Les gens se dépêchent de rentrer chez eux, le couvre feu débute à 20h. Tout le monde attend le discours du président à maintes fois annoncé puis repoussé jusqu’à 20h.

La dizaine de proches qui m’entoure rient à gorge déployée (d’un rire nerveux) dès que ce dernier fini sa première phrase. Dans un dialectal incertain, inhabituel, nerveux et parfois bizarrement rigolard le résident de Carthage donne l’impression de supplier de pouvoir terminer son mandat jusqu’en 2014. Il prend des accents Bourguibiens parfois Gaulliens maladroits : « Je vous ai compris », « Plus de censure », « plus de cartouches », « on m’a trompé »... Le dictateur paraît acculé, apeuré.

A la fin du discours, quelques militants du parti au pouvoir organisent et orchestrent leur « joie des changements annoncés par le président » par un concert de Klaxons. Eux peuvent braver le couvre feu, nous sommes sommés par la police de rentrer. Des milliers de blogueurs, twitter etc... réagissent intensément sur la toile toute la nuit pour que ne soit pas « amputé cet élan, notre victoire ».

Vendredi 14 janvier :

Au départ le rassemblement à place Mohamed Ali devant le siège de la Centrale syndicale, dont la direction fut elle même débordée par des syndicalistes et des fédérations opposantes, rassemble quelques 3000 personnes « politisées ». Nous partons à 9h30 et sommes rejoints par de plus en plus de gens, beaucoup de jeunes. Les manifestants, beaucoup plus de 100 000 devant le ministère de l’intérieur, chantent pendant 3 heures des « Ben Ali dégage », « du pain, de l’eau, Ben Ali non »... cela sans aucun débordement. Les tentatives de contre feu, de récupération de la part de groupes du parti au pouvoir sont rares et vaines.

La police après s’être totalement dispersée revient à la charge et envoie des bombes lacrymo sur les gens. En rentrant on apprend que le gouvernement est dissout. L’armée est dans la rue impuissante, la police tire à balles réelles, les morts se succèdent...

A 17h des rumeurs circulent le président essaye de fuir.

A 20h annonce officielle par le premier ministre encadré par les présidents des deux chambres, le président a bien quitté le pouvoir. Le premier ministre va assurer l’intérim.

Samedi 15 janvier :

Le dictateur est parti mais aujourd’hui mauvaise atmosphère, l’armée est partout et nulle part à la fois, des bandes de mafieux du parti encadrent les pillages... J’ai du me réfugier chez un ami car ça tire à nouveau à Bad Jazira.

Les hélicoptères ne cessent de survoler Tunis. La tv annonce un retour à la normale, la réouverture de l’aéroport etc... cela n’est pas le cas ici. Les gens s’organisent en « comité de sécurité » par quartiers.

L’après- midi :

En circulant en voiture dans plusieurs quartiers de la capitale et ses proches banlieues, on constate que les pillages et saccages dont les gens parlent sont très ciblés. Les cibles sont très majoritairement des super marchés appartenant aux belles familles et familles du président ayant prospéré sous sa présidence.

Quelques postes de police brûlent mais surtout des cellules du parti au pouvoir. Au final très peu de destructions des infrastructures, ni de lynchages.

L’armée tient les principales artères et arrête les voleurs et les voitures louées, la circulation est assurée par les soldats et des arrestations de militants du RCD et autres policiers malfrats est faite. Le risque d’un chantage à la sécurité par les militants du parti au pouvoir semble moindre.

Les gens tiennent leur rue les RCDistes font profil bas, c’est toujours l’Etat d’urgence.

Un slogan humoristique qui circule aujourd’hui par ici : الشعب يطالب بكرسي رئاسي من نوع تيفال باش الرئيس الجديد ما يلصقش Le peuple demande un fauteuil présidentiel Tefal afin que le prochain président ne colle pas.

Le soir :

On tient la rue a Bab Jdid :

Des « groupes citoyens », en gros des jeunes hommes du quartier (pas de RCD en tout cas pas ici) sont postés à chaque coin de rue armés de bâtons pour « sécuriser » la rue, avec un drapeau blanc pour montrer patte blanche aux hellico militaires qui survolent intensément la ville.

C’est comme un apprentissage, une nouvelle responsabilité pour ces hommes, bien entendu contrairement aux apparences les femmes ne sont pas loin et tiennent la rue également. Les gens discutent paisiblement politique : « plus jamais ça, on ne se fera plus jamais avoir », « on l’a chassé, il s’est enfuit mais on le jugera »....

Parfois de l’excitation quand une voiture passe ou lorsque des émissaires viennent raconter d’où les tirs sont partis. Une scène incroyable : une voiture de police passe, elle est arrêtée et on demande les cartes d’identité des policiers en civil qui obtempèrent.

Les coups de feu retentissent au loin parfois plus proche.

Les tractations à Carthage avec les partis de l’opposition légale fixe un gouvernement d’union nationale pour préparer les élections présidentielles dans les 60 jours comme le prévoit la constitution.

Le plus important : c’est un mouvement citoyen pacifique qui a soufflé le régime autoritaire.

Dimanche 16 janvier :

Des coups de feu retentissent encore mais le retour à la normale est le mot d’ordre et il commence à être réel. Petit à petit les cafés rouvrent dans le centre ville de Tunis. Plein d’espoir chez les gens, plus de tabous, on discute à en perdre sa voix.

Les conditions de l’expression politique des islamistes longtemps réprimés mais très peu visibles dans les journées de mobilisation. Les modalités de jugement des torts sous l’ancien régime. La place qu’occuperont les nouvelles générations qui ont fait le gros des bataillons des mobilisés... Le retrait de l’Etat d’urgence, de l’armée, les prochaines élections... Beaucoup de questions fondamentales sont déjà à l’ordre du jour.

Amin Allal

Courriel diffusé sur la liste : listancmsp, publié sur le site Europe Solidaire Sans Frontière


Le troisième jour du peuple tunisien

Au troisième jour du peuple tunisien, le terrible silence, dû à l'absence du bruit de l'hélicoptère qui m'avait empêché de dormir pendant la nuit, me réveille très tôt. De la rue, de fait, ne monte aucun bruit: ni voitures, ni voix, ni oiseaux. C'est un dimanche dans une nouvelle dimension et, après les incertitudes de l'aube, on se surprend à craindre que le monde ait disparu. Tout est terminé? Pour le meilleur? Pour le pire? Pour la même chose? Soudain, le silence est brisé par le bruit strident, quotidien, réconfortant et qu'on ne peut confondre; celui de la devanture de l'épicerie d'en bas. Ils ont ouvert le magasin!

Les premières nouvelles, dans la presse et à travers les amis – qui viennent eux aussi de se réveiller – confirment la trève: les assauts ont cessé et les quartiers s'ébrouent au milieu des restes de la tempête, dans ce chaud mois de janvier au ciel très bleu et aux bruits insoupçonnables.

Lorsque nous sortons pour faire les courses, l'épicerie est à nouveau fermée, car il n'y a rien à vendre. L'épicier espère que lundi l'approvisionnement sera rétabli car, autrement, dit-il, la situation deviendra insoutenable. Notre quartier bourgeois est également rempli de restes de barricades. L'Impasse de l'Aurore a littéralement été fermée par des poutres d'acier. Dans les rues adjacentes au Premier Juin, des branches d'arbres, des pierres, des plaques marquent la volonté des voisins de défendre leur quartier des assaillants. Tous les accès à la Place Mendès France, où se trouve se siège local du RCD (parti de Ben Ali, NdT) ont été coupés ou rendus difficiles, avec des blocs de ciment et des bidons de plastique remplis de sable. Maintenant, en tous les cas, nous savons d'où vient le danger. Les médias le reconnaissent ouvertement et, plus important, les Tunisiens le savent: ce sont les milices armées fidèles à l'ex-dictateur, qui ont instruction d'imposer le chaos et de terroriser la population.

Il y a sans doute plus de gens dans les rues en ce premier dimanche de la nouvelle dimension; certains, encore armés de bâtons, récupèrent après une nuit blanche. Tous les magasins sont fermés.

A 13h30, nous prenons la voiture pour ramener Amin à sa maison, à Al Mourouj, le quartier victorieux de la nuit précédente. Et commence alors un long, tortueux et révélateur parcours à travers la ville. Afin d'éviter le centre, dont les accès ont été bloqués par la police, nous décidons de passer par Bab Saadun, où un puissant tank de l'armée domine la place, encadré sous l'arc de l'énorme porte médiévale. C'est une image que nous avons déjà vue de nombreuses fois avant de la voir réellement pour la première fois. Il y a un premier contrôle militaire au début de l'Avenue du 9 Avril, ensuite un second face à la Quasba, et ensuite un troisième, dans lequel un soldat nous oblige à montrer nos documents, à descendre de la voiture et à ouvrir le coffre.

Ensuite, 19 autres contrôles nous attendent. Mais ces 19 contrôles sont tout autre chose, c'est un autre monde. Nous avons laissé derrière nous la Quasba et nous passons par les quartiers les plus populaires de la ville: Al-Malassin, Al-Manoubia, Al-Kabaria, Al-Mourouj. Il n'y a plus de militaires ni de policiers. C'est comme si nous parcourons spatialement, d'une rue à l'autre, dans un ordre croissant, toutes les étapes des événements de ces derniers jours en Tunisie; d'une révolte à une guerre civile; dun coup d'Etat jusqu'à la révolution. Car les jeunes ont pris la ville. Littéralement, elle est à eux. Ils empoignent des bâtons, des couteaux, des haches et des marteaux. Mais en les voyant, au contraire de notre réaction face au tank, nous ressentons une énorme tranquilité. Une étrange joie. Ils sont très nombreux, certains sont à peine adolescents. Ils ont défendus leurs quartiers pendant toute la nuit et maintenant ils poursuivent la lutte contre la dictature au travers de barrages très ordonnés qui, tous les 800 mètres, stoppent les voitures et les fouillent, spécialement les taxis, parce que l'on sait que les sbires de Ben Ali les utilisent pour assaillir les quartiers et transporter des armes. Il y a quelque chose de festif dans l'air et quelque chose de solennel dans leurs gestes et c'est complètement logique: ils sont libre d'être ensemble et nombreux et de plus ils ont une mission à accomplir.

La première chose qui frappe, c'est la solidarité et l'ordre. Il faut exercer beaucoup de violence et beaucoup de mépris sur un être humain pour qu'il ne soit pas poussé à être sérieux, bon, responsable, solidaire, attentionné et protecteur. Il faut exercer une énorme pression sur une société pour qu'elle préfère le mensonge, l'obscurité, le chaos. Rousseau avait raison. Mais comme nous avons perdu la nature depuis longtemps, il faut recourir à l'éducation. Mais comme l'éducation dans notre monde est associée à l'argent qui corrompt, il faut créer – ou espérer – une "situtation". Ces jeunes ont créé cette "situation" dans laquelle il sont en train de s'éduquer. Il y a un mois, ils languissaient dans les cafés, donnaient des coups de pieds aux chiens errants, se saoûlaient et rêvaient peut être d'atteindre Lampedusa (île italienne au large de la Tunisie, NdT) à la nage. Personne ne croyait en eux, personne n'espérait rien d'eux, personne n'aurait écouté leur opinion. Il n'y avait qu'à attendre que, les freins brisés, maîtres de la rue, ils se mettent à casser des vitres, commes les étatsuniens quand il y a des pannes de courants, pour voler des téléviseurs. Mais voici que les freins sont brisés et qu'ils sont maîtres de la rue, et ils pensent au contraire à protéger leurs familles, au bien-être de leurs voisins, au destin de leur pays. Ceux qui assaillent et qui pillent, maintenant qu'ils n'ont plus le pouvoir, ce sont les policiers de Ben Ali; et les jeunes, leurs anciennes victimes, maintenant qu'ils ont le choix, choisissent la générosité et l'organisation.

Quelle émotion de les voir surveiller les rues, tellement alertes, tellement nombreux, prudents, aussi consciencieux de leur importance et pour cela tellement respectueux et tranquilisateurs, avec leurs couteaux et leurs bâtons dans les mains, au point qu'on a presque envie de tomber à nouveau et encore sur un barrage pour qu'ils stoppent la voiture, pour les laisser fouiller le véhicule, les remercier pour ce qu'ils font et leur souhaiter à nouveau beaucoup de succès dans leur mission.

Dans l'après midi, la tension revient. Avant le couvre-feu, nous dressons avec les voisins trois barricades dans notre rue tandis qu'arrivent les nouvelles des affrontements à l'arme lourde dans le Palais présidentiel, des chocs à la Porte de France, de la terrible situation qui règne à Bizerte, isolée du monde, à la merci des milices de l'ex-dictateur. Et je pense, en effet, qu'ensemble avec le coup d'Etat tyranicide, la guerre entre les appareils d'Etat et les pactes pour la formation d'un nouveau gouvernement, en Tunisie il y a une révolution. Je pense à ces jeunes, maîtres de la rue, éduqués, dignes, importants, conscients de leur valeur, à qui on confie à nouveau cette nuit la défense de notre ville mais qui, je le crains, n'entrent pas dans les plans programmés par certains – à l'intérieur et à l'extérieur - pour la Tunisie.

Mais prenez garde! Parce que maintenant, ils sont éduqués et ils savent qu'ils ne pourront continuer à être les maîtres de leur rue et de leur quartier que s'ils sont également les maîtres de leur pays.

Alma Allende, Tunis, 16 janvier 2011


Le quatrième jour du peuple tunisien: Réforme ou rupture?

Le quatrième, jour du peuple tunisien a quelque chose de « déjà vu ». Parce nous l'avons vécu hier? Ou parce que nous l'avions rêvé un jour? Les états d'exception – les guerres ou les vacances de pouvoir – imposent une ombre familière, l'écho d'une ritournelle. On vit pour la première fois les choses les plus banales. La terreur et l'enthousiasme nous apportent toujours de vieux souvenirs parce qu'ils sont partagés par une multitude.

Il y a une intensification qui homogénéise l'expérience, ou une homogénéisation qui l'intensifie. Cela explique, en partie, l'ambiance qui règne dans les queues pour acheter le pain, la facilité avec laquelle s'établit les conversations entre inconnus, la tranquilité suprenante avec laquelle les gens prennent le café après un échange de tirs ou la routine apparente avec laquelle on dresse une barricade. Ou, ce qui est le plus étonnant; qu'un peuple réduit au silence pendant 23 ans parle soudainement de politique avec un tel naturel et une telle maturité qu'il semble qu'il l'a fait toute sa vie. Quelle fantastique transformation qui fait que ce nous n'avons jamais vécu et que nous avons conquis avec une centaine de mort nous paraisse aujourd'hui quelque chose de normal!

Hemda, une journaliste tunisienne renvoyée de la radio, a immédiatement trouvé du travail dans une nouvelle émission: par téléphone, sans connaître ses patrons, elle est devenue reporter et doit envoyer des chroniques depuis les différents points de la ville. Le but est d'émettre en direct sur le retour à la normalité de la population de la capitale. Mais la première chose que nous voyons dans le centre ville c'est une manifestation de deux cent personnes qui avance par l'Avenue de Paris vers Le Passage. Les manifestants crient des slogans contre le premier ministre, Mohamed Ghanouchi et exigent la dissolution immédiate du RCD, le parti de Ben Ali. Les peu de magasins ouverts se disposent à fermer tandis que les policiers se préparent à intervenir sous le regard vigilant des militaires. Il reste quelques heures avant l'annonce du nouveau gouvernement de coalition, mais cette image donne déjà la mesure du conflit qui peut s'aggraver au cours des prochains jours.

Les personnes qui sont sorties acheter le pain discutent à voix haute, comme dans tous les quartiers de Tunis. Les uns soutiennent qu'il faut être patient, attendre les élections et retourner complètement la chaussette sale du régime de l'intérieur. D'autres, au contraire, n'ont aucune confiance dans cette option et assurent qu'il est nécessaire de continuer la pression pour que cette opportunnité historique, qui ne se représentera pas de sitôt, ne soit pas gâchée.

Nous poursuivons les dicussions dans le quartier du Bardo, où au cours de la nuit de dimanche il y eut de durs affrontements armés et dont les rues sont surveillées par l'armée, ce qui, curieusement, donne une impression de normalité paradoxale. Tandis que des dizaines de personnes font la queue devant le Monoprix sur le point d'ouvrir ses portes, les cafés du quartier sont remplis de clients qui boivent et fument sur les terrasses au côté des soldats qui montent la garde. Dans un de ces cafés nous rencontrons Mehdi, diplômé en histoire, qui soutient que les manifestations sont dangereuses, mais qu'elles constituent également une démonstration de normalité démocratique qu'il faut respecter. Il est en tout les cas préoccupé par la continuité prévisible du nouveau gouvernement. Hemda insiste sur le retour à la normalité comme priorité, de convoquer des élections et de permettre à tous les partis de s'y présenter et que, pour cela, il est nécessaire d'éviter les provocations et accepter la gestion provisoire du RCD.

Je me demande par contre ce qu'en pensent les jeunes armés de couteaux qui défendent les quartiers populaires et je propose à Hemda de visiter Al Malasin ou Al Murouj le lendemain. En tous les cas, c'est avec émotion que je les écoute prononcer le mot « démocratie »; elle résonne de manière limpide sur leurs lèvres, de manière puissante. A mes objections sur le travail mené dans l'ombre par les Etats-Unis et la France afin d'imposer des limites aux processus, ils répondent de manière têtue: élections, élections... Ils ont une telle confiance dans la maturité de ce peuple qui a démontré ces jours ci tant de courage, de discipline et de dignité, qu'ils ne voient les choses que par un oeil. Mais cet oeil est rempli de lumière.

De retour au centre ville, sur l'Avenue Mohamed V, nous voyons une petite scène symbolique. Au milieu de la rue il y a deux voitures qui nous bloquent le passage. Les conducteurs se parlent de vitre à vitre. Ils conspirent? Ils discutent? Ils se passent une arme? Non, l'un d'eux allonge la main et donne à l'autre une demi baguette de pain. C'est la première baguette que nous voyons depuis cinq jours.

Nous passons ensuites par les abords de l'Avenue Bourguiba, où l'on respire une énorme tension – et le reste des gaz lacrymogènes. Il n'y a que des soldats et des policiers et nous marchons, sans le vouloir, en regardant les toits, nous souvenant des francs-tireurs de l'ex-dictateur qui, hier, avaient provoqué la terreur.

Nous arrivons enfin à la Quasba. Là se trouve le Palais de Justice, la Mairie de Tunis, le Ministère des Finances. On peut imaginer la surveillance; des tanks, des soldats, des policiers partout. Et malgré tout- par l'une de ces mystérieuses extravagances de ce pays – nous parvenons sans que personne ne nous arrête, ni ne nous demande quoi que ce soit, jusqu'à la porte du siège du Premier ministre, où une conférence de presse doit commencer à 15h. Nous discutons avec un policier qui garde le ministère, très sympathique, très familier, qui veut nous convaincre qu'eux aussi ce sont les bons;

- En réalité, nous sommes des prolétaires et nous sommes disposés à donner notre vie pour le peuple. C'est une minorité qui a tiré sur nos frères et on ne peut pas nous juger pour ce qu'ils ont fait et ce que font encore certains d'entre eux. On a besoin de nous et nous devrons trouver la manière pour que les citoyens aient confiance en nous.

De retour à la maison, deux heures avant le couvre-feu – qui a été retardé jusqu'à 19h – je m'informe de la composition du nouveau gouvernement: le RCD conserve tout l'appareil d'Etat - Intérieur, Défense et Justice – et laisse aux trois partis d'opposition qui étaient déjà légaux la Santé, le Développement et l'Enseignement. Si c'est cela toute la rupture que peut offrir Ghanouchi, il y a de quoi se préoccuper! L'opposition réelle - Marzouki ou Nasraoui, par exemple – dénoncent immédiatement la continuité avec la dictature et appellent les tunisiens à poursuivre leur mobilisation.

La situation, ainsi, se complique. L'armée, indépendante mais faible, ne peut à peine faire autre chose que contenir les milices assassines de l'ex-dictateur. Le gouvernement a clairement fait savoir quelle voie il allait suivre. Et les citoyens sont divisés entre deux alternatives périlleuses: céder, c'est en finir pour toujours avec l'espoir d'une véritable démocratie en Tunisie et continuer à lutter peut conduire à une guerre civile ouverte dans laquelle, sans leaders reconnus ni organisations rassembleuses, les rebelles seront massacrés de tous côtés. La sensation est que tout redevient fragile et dangereux.

A 21h nous entendons trois proches rafales de mitrailleuses. Ensuite, la nuit est tranquile.

En Algérie, en Egypte, en Mauritanie, trois jeunes ont suivi l'exemple de Mohamed Bouazizi et se sont immolés en signe de protestation. La Tunisie a complètement changé sa position dans l'histoire pour devenir l'avant-garde inespérée du monde arabe. Nous avons tous désormais les yeux fixés sur ce pays.

Alma Allende

Tunis, 17 janvier 2011

Publié sur www.rebelion.org , traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

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