Une souffrance impensable
Par Bernard Chardonnay le Dimanche, 20 Août 2000 PDF Imprimer Envoyer

Le débat réunissant des syndicalistes de VW et le psychologue du travail Christophe Dejours à l'école d'été de la Fondation Léon Lesoil en août 2000 s'est révélé particulièrement riche. Il confrontait les analyses de militants syndicaux et d'un chercheur dont les travaux se penchent sur la souffrance au travail et la banalisation de l'injustice sociale. Dans ce dossier, nous reprenons les moments forts de ce débat passionnant.

Les conditions de travail se sont particulièrement dégradé ces 20 dernières années. Des cadences, qui autrefois auraient suscité un mouvement de protestation immédiat, sont aujourd'hui acceptées la tête basse. Des faits particulièrement tragiques (suicides, tentatives de suicide, graves dépressions,...) se produisent sur le lieu de travail de plus en plus fréquemment. Ils viennent tous souligner la gravité de la question de la santé mentale au travail. Mais de tels drames suscitent difficilement des réactions au sein des médias, des responsables politiques et syndicaux plus enclins à débattre des performances de production, plutôt que du contenu du travail et de sa pénibilité.

A ce titre, réunir des délégués de VW-Forest, était l'occasion de revenir sur le suicide d'un camarade sur le lieu de travail en juin '99. En pleine période électorale, le fait était passé complètement inaperçu. Il faut attendre l'émission "Faits Divers" pour que l'affaire soit révélée, analysée et débattue. Malgré tout, le poids du silence reste énorme.

Dégradation des conditions de travail

C'est effectivement la dégradation des conditions de travail qu'a abordé dans un premier temps Sergio Ravicini, délégué syndical FGTB à VW-Forest. "Il y a une augmentation très forte du stress. Ce qui est beaucoup plus dur à supporter, surtout dans le secteur automobile, depuis quelques années, c'est que le travail est devenu beaucoup plus exigeant tant du point de vue des capacités intellectuelles, techniques et pratiques. C'est tout le discours de l'économie mondialisée. Ou on travaille comme ça, ou c'est la porte.

Il y a une pression patronale beaucoup plus forte. Elle se fait ressentir sur le management, sur les travailleurs et, par conséquent aussi sur les délégués. Par exemple, il y a dix ans, sur la chaîne, il était encore possible de boire une tasse de café. Maintenant, si on veut le faire, il faut aller très vite. Il y a pression de vos propres camarades de travail. Ils essaient de travailler encore plus vite que ce qu'on ne leur demande, pour a voir précisément cette petite pause. Quand on est jeu ne, on peut encore tenir. Mais il ne faut surtout pas avoir un problème phsyique, sinon cela devient infernal. C'était justement le cas de la personne qui s'est suicidée en juin '99. Et c'est vrai que par les organisations syndicales, il y a eu une sorte d'étouffement de l'affaire.

Ce qui nous a fortement sensibilisé, c'est la lecture du témoignage de cet ouvrier, puisqu'il avait laissé un témoignage écrit. Que s'est-il passé? Ni la délégation syndicale, ni ses camarades de travail ne sont intervenus. La direction a prétendu qu'il s'agissait d'un problème personnel. Que le travailleur en question était refermé sur lui-même. Ensuite, nous avons essayé de sensibiliser autour de pourquoi un tel drame avait pu se produire. "

Mais quelles responsabilités les organisations syndicales portent-elles? Se sont-elles, comme le soutient Christophe Dejours dans son livre "Souffrance en France", coupé du vécu, du quotidien de leurs affiliés? Pour Sergio Ravicini, "Les organisations syndicales n'ont qu'une seule préoccupation, sauver ce que l'on peut... et encore. Cela veut dire que lorsqu'une entreprise ferme, on ne fait pas trop de bruit, parce que l'on ne sait quand même pas faire autrement et on accepte la situation comme elle se présente. Au sein des syndicats, ce sont surtout les délégués de base qui se préoccupent des conditions de travail. On essaie de les améliorer. Mais la pression est très forte.

Elle vient parfois des autres organisations syndicales. Il y a un an, on a été appelé par IG-Metall. A côté des patrons, ce syndicat "socialiste" allemand nous a dit "vous devez accepter les conditions. Si vous n'acceptez pas les nouvelles méthodes d'organisation du travail qui augmentent la productivité et la compétitivité, c'est la fermeture. Ce sont les organisations syndicales qui nous ont annoncés cela à côté du patron. A la FGTB, dans notre fédération, il y a de graves problèmes. Certains se préoccupent plus des millions que l'on ferait perdre aux patrons en faisant grève que du suicide du camarade. "

La solidarité en voie de disparition

Christophe Dejours a tout d'abord réabordé des questions que posaient le suicide du travailleur à VW. "C'est un problème monstrueux, beaucoup plus grave que ce que semblent suggérer les réactions sur place - sans aucun mot échangé, le travail a repris deux heures après. Il engage une question liée à l'évolution des conditions de travail, mais aussi une question liée à l'évolution de toute la société. Ce qui est ici particulièrement exceptionnel, c'est que la personne a laissé des notes qui permettent de construire des éléments de discussion très importants.

Des suicides comme celui-là, il y en a d'autres. Malheureusement, pour les chercheurs, mais aussi pour le mouvement social, aucune de ces enquêtes ne va jusqu'au bout. Il y a comme une malédiction, comme si les suicides sur les lieux de travail n'existaient pas. C'est un phénomène nouveau. Par le passé, le travail a pu être en cause dans des suicides. Mais ils se faisaient hors des lieux de travail. Il était alors difficile de le mettre en rapport avec le travail. A tous les coups les médecins, psychologues et managers rassemblaient des éléments qui expliquaient le suicide par des problèmes personnels.

Quand quelqu'un est soumis à une telle dégradation des relations sur le lieu de travail, et qu'ils commencent à présenter des troubles psychologiques, il y a des répercussions dans sa vie privée. Mais quand les gens se suicident sur leurs lieux de travail, il ne peut plus y avoir d'ambiguïtés. C'est qu'il veut dire quelque chose a ses collègues, à son entreprise. Ces suicides ne représentent que la partie visible de la dégradation des rapports entre le travail et les travailleurs. Pour un suicide, combien y a-t-il de souffrances non visibles?

Un autre exemple de suicide: dans une entreprise située en région parisienne, un homme, plutôt connu comme un bon vivant, sympathique, ai me de ses copain s... Un matin, on le retrouve pendu dans son atelier. On évacue le corps et tout le monde se remet à travailler! Il est incompréhensible qu'un type se pende et qu'ensuite on reprenne le travail comme si de rien n 'était. Un suicide peut alors faire partie du monde ordinaire du travail. Ce n 'est plus un événement extraordinaire qui nécessite un arrêt de travail. Auparavant, lorsqu'il y avait un accident, tout le monde s'arrêtait. Pour des raisons affectives, mais aussi de justice, de morale. Fondamentalement, les suicides et les questions de harcèlement témoignent d'un changement assez profond des rapports de travail que je mettrai du côté de la pathologie de la solitude. Ce dont on souffre dans le monde du travail, c'est de la solitude, même si les gens travaillent les uns à côté des autres. Les liens de convivialité s'effacent tout comme la solidarité. "

Organisation du travail et souffrance

Comment en est-on arrivé là? Car l'évolution s'est faite très rapidement. C'est là que Christophe Dejours s'intéresse aux nouvelles formes d'organisation du travail et de management. "Quelque chose a changé qui fait que des gens peuvent se suicider et peuvent aussi être maltraités (harcèlement...) sans que personne ne réagisse. Car le problème du harcèlement, vous le prenez soit sous un angle individuel en cherchant un coupable, soit on se demande comment c'est possible qu'on puisse persécuter quelqu'un jusqu 'à ce qu 'il puisse perdre son identité et devenir fou sans que personne ne réagisse.

Il y a des gens qui se trouvent dans des situations dramatiques, les autres évitent de les rencontrer, pour ne pas avoir à se trouver face à eux et répondre. On évite de réagir à la souffrance des autres et c'est un drame. C'est ça qui démolit les gens. On subit le harcèlement et en plus, quand on se tourne vers les autres, vous avez le silence et vous êtes seul. A ce moment, les gens craquent. Il n'y a personne qui résisterait dans une situation pareille. Le problème est qu'un jour, c'est un collègue et que cela peut ensuite arriver à chacun.

En quoi les modalités d'organisation du travail ont-elles changé? On a encore augmenté la contrainte du temps, les cadences. Mais comment a-t-on pu faire? Elles étaient déjà au point maximum. Des réactions s'ensuivaient: expression de colère, crise de nerfs,... Les nouvelles méthodes d'organisation du travail ont été inventées. Leur élément décisif est l'évaluation individuelle des performances et de la production. On peut suivre d'heure en heure et de seconde en seconde tout ce qu'un travailleur fait. On vous demande d'introduire dans l'appareil informatique les données nécessaires pour qu'on vous surveille. Il y a même dans l'industrie automobile l'autocontrôle et fournir des informations par lesquelles le travailleur indique ce qu'il a bien fait, ce qu'il a raté... Il est responsable de tout jusqu'à la fin de la chaîne."

"L'évaluation individualisée est couplée à toute une série d'autres systèmes comme les contrats d'objectifs. On fait signer aux gens des objectifs à atteindre dans les 6 mois sur les ventes, l'approvisionnement, sur la diminution du nombre d'erreurs, sur la qualité... Le travailleur n 'a pas le choix, il signe sinon il est licencié. Cette évaluation est complètement arbitraire. Il ne peut pas en être autrement. Car on ne sait pas à l'heure actuelle évaluer le travail. C'est facile, sur la chaîne, de comptabiliser, par exemple, le nombre de pièces placées, etc... Mais on n 'évalue pas ce qui est mis en oeuvre pour aboutir à ce résultat. L'évaluation est totalement arbitraire, on en vient à dire également que l'atelier d'à côté ou que dans une autre entreprise on fait beaucoup mieux. On menace de passer à la sous-traitance. L'évaluation fonctionne en fait comme un système de menace. Elle isole les travailleurs les uns des autres. Elle fait croire à une concurrence perpétuelle entre eux. On l'encourage jusqu'à ce qu'elle devienne déloyale. On a le droit de mettre des bâtons dans les roues de son copain (fausses informations, chantage au licenciement...), puisque tout ce qui compte, c'est le résultat.

Ces procédés sont encouragés par le management lui-même. Les gens voient bien que l'autre, c'est un salaud, et qu'on est soi-même un salaud aux yeux des autres. Les relations qu'on a les uns avec les autres sont en train de se dégrader complètement. C'est finalement la peur et la solitude qui ont permis d'obtenir des cadences encore plus importantes. "

Stress et cadences

Sergio Ravicini livre également son avis sur l'analyse de Christophe Dejours. "Un exemple illustre quel genre d'exigences a la direction. Une fois, un travailleur qui ne s'en sortait pas a lancé un objet qui s'est fracassé au sol. Pour la direction des "ressources humaines" et pour le contremaître, c'était le licenciement direct. On lui reprochait de ne pas avoir su maîtriser son stress. L'emploi a finalement été sauvé par des menaces d'arrêt de travail. Le lendemain, je lis dans le journal d'infos les annonces des postes libres dans l'entreprise. Ils mettent le nom du poste et le profil. J'y trouve comme critère "pouvoir maîtriser son stress". Cela renvoyait à tout le stress que chacun endure, y compris le management car il ne faut pas oublier toute la pression qui existe sur eux.

D'autre part, on connaît effectivement l'évaluation et tout le stress qu'elle entraîne. Chacun se retrouve préoccupé par ce que son "animateur de groupe" va penser de lui. On est évalué sur son travail, sur son comportement, sur l'attitude que l'on a avec les autres, cela va très loin. La solidarité que la direction réclame, c'est en leur faveur, il s'agit de contrôler la qualité du travail de ses camarades. Et si l'un constate un problème au milieu de la chaîne, il doit pouvoir le maîtriser. Il n'y a donc pas que l'augmentation des cadences qui alourdissent le travail. A propos des cadences, je me demande aussi comment c'est possible encore de les augmenter.

Les gens n 'ont même plus le temps de se dire bonjour. Le peu de temps libre dont ils disposaient à leur travail n'existe plus. Les patrons l'ont récupéré. Et que fait-on comme délégués syndicaux? On rame parce que les gens ont peur. On devrait tenter de les sensibiliser sur ce qu'on est en train de débattre. Mais on ne peut pas le faire. On ne peut pas le faire seul. Et là, il y a un problème avec l'appareil syndical. Là où il devrait se préoccuper d'un grave problème, il ne le fait pas. Nous essayons pour le moment de mener un important travail au niveau des formation syndicales."

D'autres témoignages sur les conditions de travail et leur pénibilité sont données par différents participants au débat. Des interventions questionnent les dommages causés par les nouvelles formes d'organisation du travail, sur l'identité psychique, sur les capacités d'action collective dans un contexte de "pathologie de la peur et de la solitude". Un autre débat est lancé sur l'opportunité actuelle de la revendication de réduction du temps de travail alors que l'enjeu central concernerait sa qualité et sa viabilité.

Sens commun

Chacun au sein de son travail fait l'expérience de sa possible lâcheté mais aussi de celle de chacun de ses collègues. La méfiance règne et toute résistance collective devient impossible. Car la méthode de déstabilisation qui sera mise en oeuvre (voir encadré) pourra un jour s'adresser à soi tout comme à n'importe quel autre travailleur. Un processus est mis en oeuvre qui concerne des milliers de personnes qui les poussent à commettre des actes qu'ils réprouvent et par rapport auxquels apparaît un sentiment de perte de dignité. Cette capacité à "faire le sale boulot" est fortement encouragée par le management.

Pour Christophe Dejours, le mouvement social, et plus particulièrement le mouvement des travailleurs, a subi là une défaite historique, qui n'autorise plus du tout les mêmes possibilités d'action qu'auparavant. De nouvelles fondations sont nécessaires pour reconstruire une capacité à agir ensemble. Cela passe par la refondation d'un sens commun, d'une reconnaissance de la souffrance subie. "On ne peut escompter de réaction individuelle et collective à l'injustice infligée à autrui - à type de solidarité ou d'action politique - que si la souffrance et le sens de cette souffrance sont accessibles aux témoins. En d'autres termes, la mobilisation dépend d'abord de la nature et de l'intelligibilité du drame que vit la victime de l'injustice, de la violence et du mal. Mais le sens du mal est encore insuffisant pour mobiliser une action collective contre la souffrance, l'injustice et la violence. "

"Pour la déclencher, il faut non seulement que le drame et l'intrigue soient compréhensibles, il faut encore qu'ils rencontrent la souffrance du témoin, qu'ils suscitent sa compassion. Alors seulement la souffrance génère une souffrance chez le sujet qui perçoit. C'est un élément essentiel à l'implication et à la formation d'une volonté d'agir contre l'injustice et la souffrance infligée à autrui".

La Gauche n°17, 16 septembre 2000

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