Les deux faces de la crise du travail
Par Maxime Durand le Dimanche, 17 Juillet 1994 PDF Imprimer Envoyer

La lutte contre le chômage n'est pas facile. Parmi les obstacles qui obscurcissent ce nécessaire combat, il y au fond cette interrogation : quelle est la signification du chômage, peut-on sortir de cette crise sans un bouleversement radical de la manière même de penser le travail ? Cet article voudrait indiquer quelques pistes de réflexion et montrer où se situent les basculements possibles.

Il y a un peu plus de dix ans, nous avions déjà cherché à montrer que le chômage était le produit de l'impasse capitaliste. Nous synthétisions ainsi nos principales propositions : « Le chômage est un effet du capitalisme: ce système économique préfère ne pas donner d'emploi à certains travailleurs s'il n'y a plus de production rentable à laquelle les affecter; le chômage est là pour durer: malgré un ralentissement conjoncturel, il va même continuer à se développer en direction des trois millions de chômeurs ; le capitalisme ne peut résoudre à la fois la crise et le chômage : les sorties de crise capitalistes supposent toujours une accélération des gains de productivité qui suscitent de nouvelles suppressions d'emplois ; l'automatisation capitaliste n'est pas la libération du travailleur: elle est porteuse au contraire de nouvelles formes d'exploitation et de dé-qualification et, plus généralement, d'un modèle social régressif; faire croire que l'on peut lutter contre le chômage sans rompre avec la logique capitaliste qui le produit, c'est se tromper sur sa nature et tromper les travailleurs. »

Ce rappel a pour fonction de montrer qu'une analyse marxiste raisonnée pouvait, et depuis longtemps, évaluer les principaux paramètres de cette longue période de crise. Ce qui importe encore plus, c'est de comprendre en quoi cette approche se distingue d'autres discours qui, durant une décennie, ont réussi à retarder le moment où le mouvement social cesserait de considérer que le chômage n'était qu'un mal transitoire nécessaire.

Aujourd'hui, d'une certaine manière, le consensus est établi sur ce point : il n'y a plus d'espoir dans une sortie spontanée de la crise et du chômage, et cela seul explique le retour sur le devant de la scène de la réduction de la durée du travail. Plusieurs thèses erronées ont donc été balayées, qui faisaient référence à trois notions centrales : le déversement, le toyotisme, et le temps choisi.

LA THÉORIE DU « DEVERSEMENT »

Cette théorie se ramenait à un pronostic, formulé notamment par Sauvy (2): certes, l'automatisation et les restructurations de l'appareil productif détruisent des emplois, mais elles les recréent forcément ailleurs. Cette manière de voir les choses conduisait à considérer le chômage comme un inconvénient certes, mais comme le prix à payer d'une mutation technologique fondamentale et d'une adaptation généralisée à un nouveau mode de croissance de l'économie. Dans ce schéma, les chômeurs sont principalement des inadaptés (voire des inadaptables) : ils n'ont pas les qualifications requises pour s'intégrer dans la nouvelle organisation du travail, où l'on postule que les emplois qualifiés occupent une place déterminante. Pour résorber un tel chômage, il faut du temps: du temps pour former les travailleurs, pour les recycler, ou tout simplement du temps pour qu'ils vieillissent. La jubilation imbécile avec laquelle le gouvernement Mauroy s'est mis à fabriquer des préretraités par centaines de milliers s'inscrit tout à fait dans cette vision des choses : en virant les travailleurs âgés, on hâtait cette nécessaire adaptation.

Ce catéchisme sur la compensation a exercé sa domination tout au long des années quatre-vingt, et il est bien résumé par cette publicité de Philips de l'époque : " II faudra toujours des hommes (...) moins qu'avant dans les ateliers sans doute, mais (...) plus qu'avant en amont et en aval (...) C'est l'ensemble de la société industrielle qui doit s'adapter au progrès. Les machines en s'automatisant, les hommes en évoluant et en se requalifiant. »

Cette théorie de la compensation avait d'ailleurs été formulée à l'époque de Marx et celui-ci en dénonçait toute la « frivolité » dans le Capital : « Quand une partie du fonds de salaires vient d'être convertie en machines, les utopistes de l'économie politique prétendent que cette opération, tout en déplaçant, à raison du capital ainsi fixé, des ouvriers jusque-là occupés, dégage en même temps un capital de grandeur égale pour leur emploi futur dans quelque autre branche d'industrie. Nous avons montré qu'il n'en est rien; qu'aucune partie de l'ancien capital ne devient ainsi disponible pour les ouvriers déplacés, mais qu'eux-mêmes deviennent au contraire disponibles pour les capitaux nouveaux, s'il y en a. »

On peut par ailleurs discuter des analyses de Marx sur l'armée industrielle de réserve, en montrant que les liens entre accumulation et emploi sont contradictoires et, à un niveau très général, indéterminés. Notre thèse est que, dans la phase actuelle du capitalisme en tout cas, ces liens sont durablement déséquilibrés, par raréfaction des occasions d'accumulation rentable.

LA THÉORIE DE LA SOCIÉTÉ POST-INDUSTRIELLE

Cette théorie a fleuri sous des formes très diverses. Elle constitue par certains aspects une variante de la thèse du déversement : dans sa version la plus simpliste, l'analyse consiste en effet à dire que l'on assiste à un transfert de l'activité humaine de l'industrie vers les services, analogue à celui qui a réduit la place de l'agriculture au profit de l'industrie. Mais, en même temps, il ne s'agit pas d'un simple transfert, en ce sens que les services apparaissent comme porteurs de qualités particulières, la plus notable étant l'immatérialité. Nous entrerions dans une société où le travail de transformation de la matière serait peu à peu supplanté par des activités de circulation de l'information. La figure du prolétaire serait donc soumise à une double action dissolvante, l'ouvrier d'industrie occupant une place de plus en plus marginale dans l'activité productive humaine, et l'application directe de l'effort physique à la transformation tendant elle-même à disparaître. Les notions de marchandises et de travail deviendraient de plus en plus floues.

Cette approche se combinait le plus souvent avec une extrapolation idyllique des effets de ce que l'on appelait la « révolution du temps choisi ». Dans notre livre collectif (5) paru en 1984, nous nous amusions à livrer un florilège de citations empruntées à différents auteurs. Nous les reproduisons ici, parce que leur ambiguïté fondamentale n'a pas changé : 1) « Entre le travail contraint et le loisir aliénant, la politique du temps vise à ouvrir un nouvel espace social, fait d'expérimentation, d'authenticité, de créativité. 2) Tel est l'enjeu fondamental de la réduction de la durée du travail : ouvrir l'espace, hors du salariat, d'une seconde vie de loisirs et d'activité, créatrice ou non de valeurs sociale-ment utiles, mais ne nécessitant pas de capital, ne s'organisant pas selon les formes de l'entreprise, et qui pourra élargir la qualité de la vie, compensant et au-delà la stagnation de la consommation marchande. 3) La réponse adéquate à la troisième révolution industrielle doit être révolutionnaire. Il s'agit de déclarer un nouveau droit de l'homme : le droit pour tout salarié de fixer son temps de travail comme il l'entend. » 4) Le bond culturel, c'est de s'emparer du temps libre pour inventer une nouvelle société, celle où nous serons plus autonomes. » 5) Les frontières disparaissent entre le temps de travail structuré et les nouvelles formes d'activités et, chez un même individu, entre le travail subi, le travail voulu, le passe-temps.

Il ne s'agit pas d'amalgamer les auteurs de ces déclarations, mais de faire ressortir leur postulat commun, à savoir le caractère quasi automatique d'une sortie harmonieuse de crise, qui fait de nécessité vertu : l'apparition d'un chômage de masse jetant les bases d'un ordre social qui, forcément, conduirait à un dépassement du rapport au travail. Cette perspective nourrit ensuite des théorisations abusives qui peuvent aller de l'ultra-gauche au centre mou. Dans le premier cas, le chômage est encensé comme une procédure pratique d'abolition du salariat. Et il est vrai que, au rythme où vont les choses, on aboutira, pour des couches sociales larges, à la disparition du salariat... faute de salariés. Le versant gestionnaire de ce constat peut être illustré par le nouveau refrain qui encombre dorénavant les commissions et groupes de réflexion : l'idée d'un retour au plein emploi serait le fruit d'une fixation absurde sur un passé révolu. Autrement dit, le droit à l'emploi est nié au nom de notre chute dans la « modernité ». Ainsi, le rapport du groupe « Emploi » du XIe Plan prend acte de ce que cette conjoncture a de résolu-ment nouveau : « La période est révolue pour longtemps d'une économie en pleine croissance qui non seulement assurait le plein emploi de la population active, mais ne pouvait continuer son mouvement qu 'en faisant appel à de nouveaux travailleurs (...) Le plein emploi ne constitue qu'une frontière entre deux types de situations concrètes : le sur-emploi, qui se résout par le recours à de nouveaux actifs, et le sous-emploi, en face duquel il n 'est pas de solution symétrique. »

Ce genre de position ne peut que susciter des réactions contradictoires. D'un côté, ces discours dissimulent mal la réalité du chômage et du travail précaire : peu de choix dans ce temps libre! Peu de dépassement du salariat dans ce non-travail ! C'est faire injure aux vaincus de la société marchande que de vouloir, en plus, faire de leur écrasement le signe qu'une nouvelle société est en train de naître. Mais, d'un autre côté, on sent bien que ces analyses touchent juste, en ce sens qu'elle nous parlent, d'une certaine manière, de ce qui serait effectivement possible et se trouve à portée de main.

LE TOYOTISME

Il en va un peu de même pour ces jolis contes que sont aujourd'hui les discours que tiennent de nombreux spécialistes de l'organisation du travail. La révolution informatique serait en train de nous faire entrer dans l'ère du post-taylorisme ou du post-fordisme. En termes moins savants, ce serait la fin du travail à la chaîne, de l'ultra-spécialisation des postes de travail, la fin aussi de la production de masse et l'avènement du « tout-qualité » et de l'implication des salariés. L'entreprise du futur ferait appel à des valeurs nouvelles, positives, telles la polyvalence et la coopération. Un autre modèle social, fondé sur de nouvelles relations de travail, serait en train de se mettre en place.

On croit rêver quand on rapporte ce discours à la réalité française. Que voyons-nous en effet : licenciements massifs et violents, intensification du travail, individualisation des salaires, précarité des emplois, montée de la sous-traitance, développement du temps partiel contraint pour les femmes, blocage des salaires, passage obligé par l'intermittence pour les jeunes, etc. On retrouve ici, au niveau du poste de travail, le même dispositif idéologique que celui que nous venons de rencontrer en ce qui concerne le rôle du travail : une réalité régressive, mais aussi des éléments objectifs pour fonder un discours optimiste. De la même manière que le chômage remet potentiellement en cause le rapport salarial, les nouvelles technologies portent en elles des schémas d'organisation du travail radicalement neufs. Dans les deux cas, on confond les potentialités et leur mode d'existence social ; dans les deux cas, on postule l'automaticité de la généralisation des bonnes solutions, utilisant de manière optimale l'ensemble de ces potentialités. C'est sur un tel postulat qu'il faut insister, afin de reconnaître les deux faces de la crise du travail.

LES FAUSSES CONTINUITÉS

Dans le domaine des idées, s'est ouvert un débat multiforme, hésitant, contradictoire, sur les moyens de sortir de manière progressiste de l'impasse dans laquelle s'enfonce le capitalisme. Le rapprochement entre les potentialités que comporte la situation objective actuelle et la réalité sociale qui se met en place depuis dix ans est une énorme source d'hésitations, de doutes et d'interrogations. Comment comprendre que les « bonnes nouvelles » se transforment en catastrophes ? La première façon de répondre à cette question consiste à dire que les bonnes nouvelles n'ont pas été suffisamment entendues. Autrement dit, qu'il suffirait d'avoir un regard suffisamment exercé pour discerner sur le fumier actuel les petites pousses nous annonçant les lendemains qui chantent. Il suffirait d'activer leur croissance mais, fondamentalement, il n'y aurait aucune discontinuité entre les maux actuels et le dépasse-ment de la situation.

Cette approche reprend sous des formes renouvelées des thèses de type régulationniste ou harmoniciste. On peut donner de ces vues trois illustrations, qui permettent d'en mesurer l'ambiguïté fondamentale.

Le RMI fournit un premier exemple d'ambivalence. D'un côté, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il ne s'agit que d'un pis-aller, d'un filet de sécurité, qui ne résout en rien le problème de l'exclusion, et se borne à le traiter, au moins en partie. Mais, d'autre part, des propositions très variées fleurissent quant à l'idée de revenu garanti. Si l'on y regarde de plus près, c'est même le socle commun de tous les projets alternatifs. Quand nous définissons le socialisme comme une forme d'organisation sociale répondant aux besoins sociaux, il y a bien l'idée d'une garantie pour chacun des membres d'une telle société à voir ses besoins élémentaires satisfaits. Droit à l'emploi, droit au logement, à la santé, ce sont autant de garanties qui peuvent passer par le versement d'un revenu monétaire, ou plutôt par la mise à disposition gratuite, selon les cas. On peut donc discerner une dimension proprement subversive dans l'idée d'un revenu garanti déconnecté dans une large mesure du travail fourni.

Certains peuvent aller jusqu'à suggérer que le RMI est un premier coin ouvert dans la logique salariale. Mais il faut être cependant aveugle pour ne pas comprendre qu'il existe une rupture qualitative entre le RMI et les garanties qu'une « bonne société » offrirait à ses citoyens. La base matérielle de cette rupture réside dans le fait que le mouvement général des sociétés capitalistes n'est pas d'étendre le champ de la protection sociale et des services publics, mais au contraire de les restreindre autant que faire se peut. Le RMI apparaît dans ce mouvement comme une petite concession, ou une exception, plutôt qu'une extension nouvelle de la logique non marchande.

Le même type de raisonnement vaut pour l'idée de secteur d'utilité sociale. Là encore, il s'agit de répondre à des besoins dont la liste est assez précisément dressée : soins aux personnes âgées, rénovation de l'habitat, protection de l'environnement, garde des enfants, etc. On peut penser que des formes d'organisation coopérative, échappant à la fois à la lourdeur bureaucratique des grosses machines du service public et à la logique marchande de l'entreprise classique, seraient les plus appropriées pour rendre ce type de services dits de proximité. C'est un thème récurrent chez les nouveaux théoriciens du socialisme (9) qui nous semble fondamentalement juste. Mais cela ne doit en aucun cas nous conduire à franchir le pas et à voir dans les projets de « petits boulots » la préfiguration de ce tiers secteur. La caractéristique commune de toutes ces propositions, si l'on gratte un peu sous les bonnes intentions affichées, est en pratique de créer une sorte de sous-salariat dispensé d'un certain nombre de charges sociales, bref un tiers statut (entre salarié et chômeur) plutôt qu'un tiers secteur.

Enfin, malgré le label de révolution du temps choisi, il n'est pas possible d'analyser la montée du temps partiel comme le levier qui va révolutionner le rapport au temps de travail. Ce processus est en effet parfaitement discriminé par sexe, et cela devrait suffire à refuser le terme même de choix. A partir du moment où la majorité des embauches se fait sur contrat à durée déterminée et/ou à temps partiel, il s'agit de tout autre chose qu'une modulation positive du temps de travail.

LE CONCEPT DE RAPPORT SOCIAL DE PRODUCTION

Seul le marxisme peut éclairer cette contradiction fondamentale entre la bonne nouvelle des gains de productivité et les tragédies sociales qu'elle engendre. Le seul moyen, à notre sens, est en effet ici de mobiliser un concept essentiel du matérialisme, celui de rapport social. Toute société est dominée par un mode de production qui détermine le mode de satisfaction des besoins sociaux, la division et la répartition du travail. Cette structure fonctionne avec des règles relativement rigides : les éléments de transformation sociale, qu'il s'agisse d'innovations technologiques ou de l'émergence d'aspirations nouvelles, ne peuvent s'objectiver qu'en venant s'inscrire dans le moule que vont leur donner les rapports sociaux de production. En termes plus simples, la crise que nous traversons aujourd'hui est un cas d'école qui illustre à merveille la validité d'une analyse marxiste parfaitement classique. Comment peut-on ignorer aujourd'hui que le développement des forces productives tend à entrer en contradiction avec les rapports de production capitalistes ? Comment mieux exprimer ce sentiment que tout est possible (travailler moins et travailler tous, répondre aux besoins élémentaires) et qu'en même temps les lois inexorables du système capitaliste nous éloignent de ce possible-là ?

Il suffit pour s'en convaincre de relire encore une fois ces passages lumineux des Grundrisse où Marx décrit le capital comme étant, " malgré lui, l'instrument qui crée les moyens du temps social disponible, qui réduit sans cesse à un minimum le temps de travail pour toute la société et libère donc le temps de tous en vue du développement propre de chacun ". Mais cet essor du temps libre est contradictoire, puisqu'il tend à rétrécir la base de fonctionnement du capitalisme. Ce dernier, en un sens, réussit trop bien, et c'est précisément la formule de Marx : " S'il réussit trop bien à créer du temps de travail disponible, il souffrira de surproduction, et le travail nécessaire sera interrompu, parce que le capital ne peut plus mettre en valeur aucun surtravail. Plus cette contradiction se développe, plus il se révèle que la croissance des forces productives ne saurait être freinée davantage par l'appropriation du surtravail d'autrui. "

On peut énoncer cela autrement : c'est la forme et la direction imposées au développement des forces productives par les rapports sociaux capitalistes qui empêchent toutes les potentialités des mutations technologiques de se traduire en progrès sociaux pour l'ensemble de l'humanité, et qui en font au contraire autant de leviers pour un vaste mouvement de régression. Ce phénomène est aujourd'hui perçu de manière intuitive par une fraction croissante des travailleurs, tant est béant le fossé qui se creuse entre l'ultra-sophistication des techniques et la dégradation des conditions de vie pour la majorité. On peut aller sur la Lune mais on n'arrive plus à loger tout le monde ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.

Ce sentiment s'accompagne cependant de nombreuses hésitations. Car sa traduction positive consiste à dire qu'il faut en finir avec le capitalisme, si l'on veut libérer les potentialités qu'il a accumulées tout en en pervertissant leurs effets sociaux. La lenteur avec laquelle s'effectuent les prises de conscience renvoie à la difficulté de franchir ce pas et de tirer toutes les conséquences du fait qu'il n'existe pas d'alternative à une sortie radicale de crise. Bien sûr, rien n'est jamais impossible, et il s'agit toujours d'appréciation relative. Disons-le donc autrement : jamais, dans toute son histoire, le capitalisme ne s'est autant qu'aujourd'hui montré incapable de répondre aux besoins sociaux.

LA SATISFACTION DES BESOINS SOCIAUX

Il n'y a qu'une seule explication qui permette de comprendre l'enfoncement dans la crise, et elle renvoie au principe qui fait fonctionner le capitalisme. Il s'agit d'un système fondé sur la confrontation entre capitaux guidés par une stratégie privée, même dans le cas où il s'agit de grands groupes. Par conséquent, une demande ne sera satisfaite que si elle donne lieu à un profit que l'on espère durablement supérieur à celui de ses concurrents. Ce mode de fonctionnement entraîne des phénomènes de déni de production : mieux vaut produire moins que produire de manière insuffisamment rentable. Cette règle, qui admet un certain domaine d'efficacité, est arrivée au point où elle débouche sur des phénomènes massifs d'éviction : éviction de travailleurs, éviction de secteurs, éviction de régions, éviction de pays. Le capitalisme tend à aligner la norme sur le plus performant et les autres sont mis hors jeu. C'est pourquoi nous insistons sur cette idée que la marginalisation de la majorité du tiers monde est de même nature que la montée du chômage, et que le tiers monde est désormais parmi nous.

Ce phénomène acquiert dans la situation actuelle une ampleur nouvelle qui résulte de la saturation d'un certain nombre de contraintes de la part du capitalisme. La première est géographique: on peut dire que le capitalisme a unifié le monde sous son égide, et la mondialisation a fait peu à peu sauter les obstacles à la circulation des marchandises et des capitaux. Des différentiels vertigineux de productivité sociale ont ainsi déclenché une réaction en chaîne où la mauvaise société chasse la bonne, de la même manière que les économistes disent que la mauvaise monnaie chasse la bonne. Les Etats-nations subsistent mais leur enveloppe est de plus en plus poreuse, et cette absence de protection démultiplie les mécanismes d'éviction.

Mais la limite est aussi en profondeur : les marchés sont saturés en ce qui concerne les marchandises assorties de gains de productivité réguliers. On ne peut refaire le coup du fordisme: les capacités d'absorption du marché et l'intensité relative des besoins déséquilibrent durablement la confrontation entre demande sociale et offre productive rentable. Là encore, il faut parler de déni de production, de besoins récusés par le capitalisme, parce qu'ils ne sont pas en accord avec ses critères internes.

Le capitalisme ne s'est pas effondré et nous avons cherché à comprendre comment il tournait depuis l'entrée en crise. Mais ce schéma d'accumulation avait d'emblée été présenté comme fondamentalement instable, puisqu'il supposait une inégalité croissante dans la répartition des revenus dont on peut penser aujourd'hui qu'elle atteint les limites compatibles avec le rapport de forces social. En présentant ce modèle tendant à la dualisation, nous n'inventions d'ailleurs pas grand-chose, puisque Marx décrivait déjà dans le Capital le rôle de la consommation des riches, sous une forme très moderne: « A mesure que croît la substance matérielle dont la classe capitaliste et ses parasites s'engraissent, ces espèces sociales croissent et multiplient. L'augmentation de leur richesse, accompagnée comme elle l'est d'une diminution relative des travailleurs engagés dans la production des marchandises de première nécessité, fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire (...) Enfin l'accroissement extraordinaire de la productivité dans les sphères de la grande industrie, accompagnée comme il l'est d'une exploitation plus intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères de la production, permet d'employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques. » On retrouve ici l'intuition de Gorz sur la montée d'une « société de serviteurs » accompagnant le creusement des inégalités sociales.

RETOUR SUR LA SORTIE DE CRISE

Quand on examine les projections économiques, on s'aperçoit que le maintien du taux de chômage d'ici à l'an 2000 apparaît comme un objectif optimiste. Pourtant, ce maintien ne signifierait en rien le statu quo, puisqu'il impliquerait en réalité l'aggravation et non pas le maintien de tous les phénomènes de désagrégation sociale que nous connaissons depuis quinze ans. Dans le meilleur des cas, le capitalisme ne pourra réaliser qu'une croissance moyenne, dégageant de faibles créations d'emploi tout juste suffisantes pour absorber les augmentations de population active. On resterait donc durablement avec le « stock » de chômage et de sous-emploi que l'on connaît aujourd'hui.

Ce point est bien établi : même les exercices optimistes, comme la note de Drèze et Malinvaud, montrent qu'en l'absence de réduction de la durée on n'arriverait dans le meilleur des cas qu'à baisser le chômage d'un demi-point par an, ce qui veut dire qu'il faudrait au bas mot vingt ans pour le faire disparaître. Le seul moyen de résorber à la fois les chômeurs d'aujourd'hui et d'accueillir les candidats à l'emploi de demain, c'est une réduction massive et immédiate de la durée du travail. Répétons une fois de plus que ce n'est pas incompatible avec une relance et des créations d'emploi, comme le sou-ligne par exemple l'appel du mouvement « Agir ensemble contre le chômage ». Mais les ordres de grandeur sont très clairs : la réduction est la mesure la plus décisive.

Cette affirmation ne convainc pas tout le monde. Pourquoi, après tout, ne pas viser à une croissance plus soutenue et se résigner à un faible potentiel d'emplois ? Les éléments de réponse sont doubles. Il s'agit en premier lieu de comprendre pourquoi les poli-tiques économiques menées ne vont pas dans ce sens, malgré les appels à une initiative européenne significative. La première raison est l'endettement public qui fait apparaître une contra-diction simple à comprendre : on ne peut en même temps vouloir réduire le déficit budgétaire et créer des emplois par la relance budgétaire. Cet obstacle est la contrepartie des cadeaux fiscaux faits aux riches depuis dix ans : les dettes publiques sont portées principalement par les couches sociales qui ont bénéficié de ces véritables contre-réformes fiscales. Elles y ont doublement gagné puisqu'elles ont payé moins d'impôts et se sont vus offrir des possibilités de placements très rentables. Mais, du coup, les marges de manœuvre budgétaires ont été réduites à bien peu de choses, et c'est un facteur important qui, tout autant que la mondialisation, explique l'incapacité des Etats européens d'engager des politiques un tant soit peu autonomes.

La seconde raison est plus fondamentale. Distribuer du pouvoir d'achat n'a de sens que si ce pouvoir d'achat se dépense là où il faudrait. Or, rien ne garantit qu'il ne va pas se porter sur des produits importés ou, ce qui revient un peu au même pour le capitalisme, sur des biens ou des services extérieurs au noyau dur où sa logique s'affirme dominante, c'est-à-dire sur des consommations qui ne se portent pas sur des marchandises produites avec de forts gains de productivité. Cette thèse ne pourrait être invalidée que si les partisans de la relance européenne nous expliquaient pourquoi serait aujourd'hui possible ce qui ne l'a pas été durant les dix dernières années.

On pourrait décider de s'affranchir de ces contraintes et penser qu'une politique volontariste menée dans un cadre national protégé permettrait de renouer avec des taux de croissance suffisamment élevés pour représenter une alternative à la réduction de la durée du travail. C'est malheureusement une vue de l'esprit : compte tenu du degré d'ouverture de l'économie française, une telle politique consisterait à exporter notre chômage en cherchant à exporter plus et à importer moins. On peut dire que cette politique est une politique d'agression puisque l'on ne terrasse son chômage qu'en passant le cadeau empoisonné à ses voisins. Soit on échoue, soit on réussit, mais cet échec est autodestructeur puisqu'on exportant le chômage on exporte la récession, qui finit par se traduire par de moindres achats des concurrents.

Quant au type d'alliances sociales qu'il faudrait nouer sur le plan intérieur pour mettre en œuvre une telle politique, inutile de souligner son caractère éminemment dangereux. Bref, au protectionnisme qui cherche à gagner contre les autres, il faut opposer le droit à protéger l'innovation sociale, cette protection ayant vocation à disparaître si les autres s'alignent, par exemple sur les trente-cinq heures. Il s'agit cette fois de tout autre chose : de gagner avec les autres.

FRANCHIR LE PAS

Le retournement fulgurant qui a fait passer le thème des trente-cinq heures du musée des bonnes idées au premier plan du débat social est le produit d'une prise de conscience nouvelle. Après la reprise des années Rocard, l'enfoncement dans la récession sonne le glas des illusions d'un retour durable à une croissance forte. Même si l'on sortait du marasme actuel, et il est tout à fait possible que l'on assiste à une modeste reprise au second semestre 1994, la leçon aura été entendue : au-delà des aléas de la conjoncture, le mirage d'un nouveau sentier de croissance s'est pour longtemps éloigné. La montée tous azimuts d'un chômage qui n'épargne dorénavant ni les diplômés ni les qualifiés a fait sauter également une vision pure-ment adaptationniste du chômage, qui pouvait encore avoir cours tant que le fléau touchait principalement des travailleurs peu qualifiés. Peu à peu l'idée d'une nécessaire rupture prend ainsi forme. Mais il faut bien s'entendre : nous ne sommes pas encore, et de loin, dans une situation où une alternative sociale claire s'opposerait aux pro-grammes de la bourgeoisie.

Nous en sommes au point où une fraction de plus en plus large des salariés comprend qu'il n'y a pas de troisième terme entre la poursuite dans l'enlisement et l'imposition au système économique de nouvelles règles. Ainsi, l'idée d'une loi sur les trente-cinq heures refait son apparition, après avoir été diabolisée pendant dix ans comme une hérésie étatique. L'idée flotte sur le débat social, et le débat parlementaire sur la loi quinquennale pour l'emploi, avec ses célèbres amendements, lui a implicitement donné une légitimité : on peut donc légiférer sur la durée du travail.

De la même façon, la méfiance des travailleurs à l'égard de tout ce qui pourrait vider de son sens la revendication des trente-cinq heures réactive en creux l'idée de contrôle sur les cadences, les embauches, les licenciements, l'organisation du travail en général. C'est le produit à la fois de l'expérience du passage aux trente-neuf heures en 1982, mais aussi l'enseignement de dix ans d'intensification du travail, de licenciements à la hache, de développement de la flexibilité sous toutes ses formes (contrats précaires, sous-traitance, etc.).

Il s'agit donc d'une prise de conscience négative forte sur ce que l'on ne peut plus attendre du patronat et du gouvernement. Reste à organiser la mutation de cette conscience négative en conscience positive. C'est là que l'on rencontre les résistances les plus importantes, et l'on pourrait parler ici d'une réticence sociale généralisée à tirer toutes les conséquences d'un constat pourtant largement partagé. Ce sentiment explique sans doute en partie le surprenant succès de Balladur dans les sondages ; c'est qu'il incarne, avec ses apparences de bourgeois louis-philippard convenable, la mesure et les espoirs que, après tout, une droite civilisée pourrait dessiner une voie épargnant les catastrophes sociales et les affrontements. Il y a quelque chose de munichois dans les succès du balladurisme, avec cette contradiction qui fait qu'à terme Balladur ne peut en même temps conserver ce capital de confiance et mettre pleinement en œuvre son programme.

La situation est donc ouverte, et l'enjeu de grande envergure. Car se profile en face un programme apparemment cohérent dans sa simplicité même, qui part du constat d'échec des politiques libérales pour avancer une alternative national-populiste. Il s'agit d'un discours s'appuyant sur les réflexes habituels de repli sur soi face à un avenir incertain et qui, malheureusement, dispose de relais dans une certaine culture de gauche qui, du PCF à Chevènement, considère qu'il existe un espace pour une sortie de crise fondée sur la seule rupture avec le marché mondial. Le champ politique français est loin d'être le seul concerné, comme le montrent les dernières élections italiennes.

Face à ce qui doit être considéré comme une menace d'une extrême gravité, les projets articulés autour de la revendication des trente-cinq heures doivent viser à définir une alternative en rupture avec la dérive capitaliste. La notion de rupture est ici décisive. Encore une fois, il n'est pas possible d'imaginer une sortie de crise fondée uniquement sur le goutte-à-goutte, transfusant dans le corps capitaliste malade des éléments de transformation. Il n'y a pas de continuité entre la situation actuelle et un mode d'organisation différent de l'économie.

La nécessité de la rupture découle également du caractère global de l'aspiration de la réduction de la durée du travail. Au niveau macro-économique, elle s'accompagne de deux remises en cause fondamentales, d'une part de la répartition des richesses et des revenus - par récupération des revenus financiers - et, d'autre part, d'une réorientation de la production en fonction des besoins sociaux. Au niveau de l'entreprise, elle pose des exigences de contrôle sur la gestion du patronat, notamment en ce qui concerne l'organisation du travail et les effectifs.

Cette nécessaire rupture est ce qui en fait hésiter plus d'un. On le constate dans les débats ; beaucoup des objections et des réserves exprimées renvoient à ces interrogations: n'y a-t-il vraiment aucune voie à explorer qui nous permettrait d'obtenir un résultat semblable à moindres frais ? En voulant tout bouleverser, ne risquons nous pas de jouer aux apprentis sorciers ? Mais la manière dont sont posées ces questions montre qu'une proportion croissante de travailleurs est prête à basculer vers une position dépassant ces ultimes objections. Cela ne dépend pas seulement de démonstrations théoriques ou de propositions parfaitement léchées, mais plutôt de la mise en rapport de ces discours avec la pratique. Or, l'expérience concrète que sont en train de réaliser des millions de travailleurs, c'est bien que la machine économique n'est tout simplement plus contrôlée, qu'elle fonce dans le décor et qu'il va falloir y mettre le holà, même si on préférerait voyager tranquillement en regardant le paysage défiler.

ESQUISSE D'UNE STRATÉGIE RÉVOLUTIONNAIRE

Notre courant peut se flatter d'avoir porté contre vents et marées une revendication qui, depuis longtemps, fait partie de notre capital de réflexion. Ainsi, en 1981, quelques mois avant l'élection présidentielle, nous sortions un « Dossier Rouge » intitulé Travailler moins, travailler tous, qui n'a malheureusement à peu près rien perdu de son actualité. Y étaient clairement réaffirmés des principes qui sont au centre des débats d'aujourd'hui : ne pas accepter d'étaler dans le temps la réduction du temps de travail, ne pas accepter des négociations « branche par branche », étendre la revendication au niveau européen, sans perte de salaire, etc.

Il faut rattraper le temps perdu, qui aura au moins servi aux travailleurs à faire leur expérience et à mesurer la vacuité des autres issues au chômage. En même temps, la revendication a également changé de consistance : elle est devenue l'expression d'une aspiration massive à un autre fonctionnement de l'économie et de la société. Il ne s'agit déjà plus d'une mesure d'ordre technique et économique, mais de l'esquisse d'une société alter-native. Sur un champ politique déporté à droite, mais débarrassé de la parodie de " gauche » au pouvoir trahissant et salissant toute espérance sociale, la thématique de la réduction dessine une nouvelle coalition anticapitaliste. Celle-ci ne se constitue plus autour d'un projet plus ou moins précis de dépassement du capitalisme, tous les modèles et références ayant été pulvérisés, mais autour de la défense d'aspirations immédiates.

Nous sommes rentrés dans une phase où le combat élémentaire pour le droit à un emploi et à des conditions d'existence civilisées acquiert un contenu anticapitaliste de fait, compte tenu de l'incapacité croissante du capitalisme à satisfaire ces besoins essentiels. La convergence d'interventions sociales jusque-là disparates pourrait donner lieu à l'émergence d'un mouvement politico-social relativement inédit. Il ne s'agit encore que d'une perspective à peine ébauchée, mais une chose est de plus en plus évidente : pour jeter les bases d'un anticapitalisme contemporain, il suffit sans doute aujourd'hui de lui demander le possible qu'il est dorénavant incapable d'assurer. Demander le possible, mais avec obstination et sans illusion sur d'éventuels raccourcis.

Critique Communiste, n°136, Hiver 1993-1994

Notes.

3. Karl Marx, le Capital, livre 1, chapitre XXV.

4. Voir le chapitre VI de Pierre Salama et Tran Hai Hac, « Introduction à l'économie de Marx », La Découverte, 1992.

5. Christian Barsoc, les Lendemains de la crise, La Brèche, 1984.

6. Les cinq citations sont tirées dans l'ordre de : 1. Club Echange et projets, la Révolution du temps choisi, Albin Michel, 1980 ; 2. Alain Lipietz, l'Audace ou l'Enlisement, La Découverte, 1984 ; 3. Michel Albert, le Pari français, Le Seuil, 1982 ;  4. Guy Aznar, « Tous à mi-temps », in Libération, numéro spécial « Vive la crise ! », février 1984 ; 5. Alain Minc, L'après-crise est commencée, Gallimard, 1982.

7. Pour reprendre le titre d'un livre d'Adolfo Gilly sur le Mexique, « Notre Chute dans la modernité », Syllepse, 1992.

8. « Choisir l'emploi », rapport du groupe Emploi - du XIe Plan, La Documentation française, 1993.

9. Diane Elson, « Pour la socialisation du marché », in Critique communiste n° 106-107, avril-mai 1991, reproduit en partie dans Actuel Marx n°14,1993.

10. Karl Marx, Fondements de la Critique de l'économie politique, Anthropos, 1968

11. Christian Barsoc, « Fin de crise », in Critique communiste n° 93, février 1990.

12. Karl Marx, le Capital, livre 1, chapitre XV.

13. André Gorz, Métamorphoses du travail, Galilée, 1988.

14. Jacques H. Drèze et Edmond Malinvaud, “Growth and employment. The Scope of an European Initiative », juillet 1993.

Voir ci-dessus