Mérites et limites du Front de Gauche
Par LCR-Web le Jeudi, 22 Mars 2012 PDF Imprimer Envoyer

Le formidable succès de la marche Nation-Bastille du Front de Gauche, le 18 mars à Paris, et les progrès de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages montrent qu’un large courant dans la société française veut à la fois battre Sarkozy et ouvrir la voie à une alternative de gauche digne de ce nom. Des millions de personnes restent traumatisées par la terrible déception de l’Union de la Gauche en 1981-82 et refusent de se faire berner une deuxième fois par le social-libéralisme. La méfiance est d’autant plus vive que Hollande met cartes sur table : non seulement son programme (contrairement à celui de Mitterrand en 1981) ne comporte pas l’ombre d’une rupture avec le néolibéralisme, mais en plus le candidat du PS est allé à Londres le 29 février pour rassurer les financiers de la City. Son attitude est en complète contradiction avec le besoin objectif de réponses anticapitalistes pour faire face à la crise, au chômage, aux fermetures d’entreprises et à la dictature des marchés financiers.

La mayonnaise prend

Dans ce contexte, le Front de Gauche apparaît de plus en plus comme un vote utile au premier tour de l’élection présidentielle, un vote radical qui sera comme un caillou dans le soulier de Hollande au second (et au-delà, s’il gagne l’élection). Cela se marque dans la dynamique de la campagne, l’affluence aux meetings, l’ambiance combative qui y règne, le taux d’écoute des émissions télévisées où passe JL Mélenchon, etc. La mobilisation des membres du Parti Communiste Français y est certainement pour quelque chose : même s’il a mordu la poussière lors des élections  de 2007, le PCF reste un parti de masse. D’abord réticents et divisés face à Jean-Luc Mélenchon, les communistes ont compris que l’ex-ministre de Mitterrand, tout en s’imposant à eux comme leader et porte-parole, leur donnait une possibilité de sortir de l’isolement et du déclin. Dès lors, ils se sont ralliés à sa campagne avec de plus en plus d’enthousiasme. « Avec Mélenchon, la seconde jeunesse des militants communistes » titrait récemment Le Monde (1).

Ce ralliement du PCF n’est bien sûr pas la seule explication de la percée du Front de gauche. Un autre élément est la pression en faveur de l’unité à gauche du PS. Elle est d’autant plus forte que l’emprise du FN sur l’électorat populaire inquiète (à juste titre) et que les rapports de forces sociaux sont mauvais, avec des luttes défensives qui débouchent très rarement sur des (demi) succès.  Or, le Front de Gauche incarne à la fois une ligne radicale contre Marine Le Pen et l’unité à gauche - puisqu’il regroupe le Parti de Gauche, le PCF, la FASE, les Alternatifs et la Gauche unitaire (2). De plus, le FdG bénéficie des qualités de débatteur et de polémiste de son candidat, JL Mélenchon, qui manie à merveille les symboles auxquels le « peuple de gauche » est sensible. Résultat : la mayonnaise est en train de prendre. De plus en plus de simples citoyen-ne-s, notamment des jeunes, rallient la campagne et veulent devenir membres du front ou de ses composantes.

Des accents cocardiers

Tout cela est indiscutablement positif. En même temps, il ne faut pas le cacher : le projet politique et le programme méritent débat. Que veut exactement le Front de Gauche ? La question se pose tout particulièrement aujourd’hui, car le discours de JL Mélenchon à la Bastille était en décalage flagrant avec la crise sociale et les revendications immédiates. D’une part, il a dénoncé les inégalités entre femmes et hommes, promis d’inscrire le droit à l’avortement dans la constitution, « d’éteindre la dette écologique », de donner la nationalité française à tout enfant né en France, annoncé l’interdiction du brevetage du vivant… Bravo! Mais d’autre part il n’a pas dit un mot des retraites, de la dette, de l’emploi, des banques... Incroyable mais vrai : des mots-balises tels que « capitalisme », « crise », « austérité », « néolibéralisme » « gauche », « droite », « finance », « travailleur-euse-s », « classe ouvrière », « socialisme »… n’ont pas été prononcés une seule fois.  Par contre, en vingt minutes, l’orateur a dit onze fois « France », vingt-trois fois « peuple », cinq fois « république », trois fois « patrie »… Il a beaucoup parlé de « révolution » et « d’insurrection », mais il ne faut pas s’y tromper : il s’agit d’une « révolution/insurrection dans les urnes », en faveur d’un changement de régime, pas d’une révolution sociale (3).

N’en déplaise aux admirateurs de JL Mélenchon, le ton de ce discours était gaullien et son contenu cocardier, voire à la limite du chauvinisme. Il semble que l’internationalisme, pour le porte-parole du FdG, c’est la France éclairée qui montre - dans l’isoloir -  la voie à l’Europe, et même au reste du monde admiratif : « Ouvrez par vos votes la brèche qu’attend toute l’Europe de son volcan français ». « Partout où l’on parle français, où l’on rêve français, on attend de nous ce grand mouvement qui ne libèrera pas que nous ». Au passage, l’orateur ne manque d’ailleurs pas de réaffirmer que la Polynésie, Wallis-et-Futuna ainsi que la Nouvelle Calédonie sont des « terres françaises »… au même titre que l’Alsace et la Lorraine ! Sa dénonciation de la haine contre les immigrés (mais il n’a pas prononcé le mot « racisme ») et son appel à la fraternité avec les personnes d’origine arabo-musulmane sont évidemment positifs… mais pourquoi se croit-il obligé de les emballer dans cette affirmation aux relents nostalgiques que la France et les pays du Maghreb seraient « une seule nation » ?

Mélenchon, ambigu

Curieusement, alors qu’il avait rassemblé sur la place de la Bastille la toute grande foule de celles et ceux qui attendent avant tout une alternative à la crise, JL Mélenchon a choisi de révéler le côté le plus ambigu de son personnage politique. Car ambigu, il l’est, et cela ne date pas d’hier. Mélenchon a été ministre de Mitterrand et de Jospin. En tant que porte-parole du Front de Gauche il dénonce la présence française en Afghanistan… qu’il a approuvée en 2001, en tant que ministre. Tout le monde peut changer, certes. Mais, ces dernières années, JL Mélenchon a soutenu la politique de la Chine au Tibet (4), appuyé une intervention militaire de l’ONU en Libye (5), défendu le chroniqueur misogyne et islamophobe Eric Zemmour, connaissance personnelle qu’il considère comme un « brillant intellectuel » coupable de simples dérapages verbaux (6) et, accessoirement, plaidé pour l’intégration de la Wallonie et de Bruxelles à la grande nation française (7).

Mélenchon dénonce l’impérialisme US, prône le retrait de l’OTAN, mais il n’est ni anti-impérialiste ni antimilitariste. Quand on lui demande ce qu’il pense de l’attitude de Nicolas Sarkozy dans le dossier libyen, il répond : « La politique menée est conforme à l’intérêt de la France - être lié avec le monde maghrébin » (8). Lorsqu’Eva Joly propose de supprimer le défilé militaire du 14 juillet, à l’été 2011, il s’insurge en déclarant que le peuple français « n’a pas à avoir honte  de (son) armée, de (sa) fierté nationale ». Les peuples coloniaux qui ont dû affronter la soldatesque tricolore pour se libérer apprécieront… Il plaide même pour « un défilé militaire et citoyen, pour montrer à la finance internationale qu’ici il y a un peuple qui ne se laissera pas faire », et envoyer « un message aux agences de notation : ici, ce n’est pas la Grèce » (9). Et d’ajouter, sur un ton supérieur : « les Français ne se laisseront pas dépouiller comme des Grecs »!… (10)

Révolution citoyenne ou lutte des classes ?

Est-ce parce que la manifestation du 18 mars était une « marche pour la 6e République » que JL Mélenchon a tenu un discours aussi institutionnel et cocardier ? Peut-être… Mais il y a une conception stratégique derrière ce choix : l’idée que le changement commence dans les urnes et s’amplifiera par « l’implication citoyenne » en faveur d’une autre constitution - ce qui n’est pas la même chose que la lutte sociale. Or, le programme du FdG comporte une série de revendications démocratiques, sociales, économiques et écologiques valables et importantes, dont plusieurs impliquent une rupture nette avec le néolibéralisme (l’eau et l’énergie comme biens communs, par exemple). On n’en fera pas la liste ici, ce serait fastidieux. On peut discuter certaines de ces demandes, pointer des manques ici ou là. Par exemple : le programme ne se prononce pas sur la durée de cotisation pour la retraite à 37,5 annuités et il ne reprend pas les demandes d’audit sur la dette, d’annulation des dettes illégitimes, etc. Mais de nombreuses revendications vont dans le bon sens. La question est : comment les imposer, si ce n’est en s’appuyant sur la lutte sociale, dans les entreprises ?

En fait, dans le programme du FdG, la lutte de classe pour les revendications est éclipsée par les formules ronflantes sur la « révolution citoyenne », « l’insurrection civique » et « l’implication populaire ».  Du coup, la question se pose: dans quelle mesure s’agit-il d’un programme anticapitaliste ? La réponse n’est pas aussi évidente qu’on pourrait le penser à l’aune du nombre de fois où Mélenchon prononce le mot « révolution ». C’est ce que révèle cette petite phrase surprenante dans laquelle il fait comme si les entreprises et les salariés avaient des intérêts communs face à la finance : « Ce ne sont pas les marchés qu’il faut rassurer, ce sont les producteurs, c’est-à-dire les entreprises et les salariés  » (11). Cette citation signe un programme antinéolibéral, pas anticapitaliste. Un programme bâti sur l’illusion d’une muraille de Chine entre le capital financier et le capital industriel.

Finance et énergie : quel contrôle public ?

Pour faire simple, on peut dire qu’un plan pour sortir de la crise sociale sans provoquer une catastrophe environnementale incontrôlable nécessite la double nationalisation du crédit et de l’énergie, sans indemnité ni rachat des gros actionnaires. C’est la condition nécessaire pour disposer des instruments indispensables à la mise en œuvre d’une transition rationnelle vers une économie décentralisée basée exclusivement sur les renouvelables et sur une agriculture organique de proximité. Cette condition n’est cependant pas suffisante : d’une part le plan en question ne peut être pensé et réalisé valablement qu’au niveau européen (au moins); d’autre part il doit s’accompagner d’une diminution du volume global de la production matérielle et des transports, ce qui implique notamment : l’abandon des productions inutiles et nuisibles, une relocalisation des productions et la réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, avec embauche proportionnelle et avec baisse sensible des rythmes de travail.

Le programme du FdG n’évite pas ces questions mais, selon nous, les réponses avancées sont lacunaires et insuffisantes. Un exemple de lacune assez frappant est le silence radio sur l’industrie de l’armement - une production énergivore et nuisible s’il en est, dont la suppression s’impose dans le cadre de la « planification écologique » demandée par le FdG!... Dans le même ordre d’idées, rappelons que la sortie du nucléaire n’est pas au programme du FdG - le PCF n’en veut pas. Plus fondamentalement, le FdG laisse dans le flou la question clé de l’indemnisation ou du rachat, et il ne se prononce que pour une mise sous contrôle public partielle, tant du crédit que de l’énergie.

Qu’on nous comprenne bien: il est évidemment légitime de tenir compte des rapports de forces et la gauche radicale doit être capable dans chaque situation de mettre en avant des revendications intermédiaires qui permettent de développer une dynamique sociale. Mais il faut le faire en disant la vérité, car c’est elle qui donne son sens à la dynamique. Or, la vérité est que le pouvoir des financiers et celui des lobbies de l’énergie doivent impérativement être brisés le plus vite possible. Pas pour des motifs idéologiques abstraits mais pour des raisons sociales et écologiques concrètes (qui, dans le cas de la finance, sont fort bien expliquées par Frédéric Lordon, entre autres). Et que ces pouvoirs ne pourront pas être brisés sans une nationalisation par expropriation touchant toutes les entreprises concernées.

Quo vadis, Front de Gauche ?

Que conclure de tout cela ? Que le FdG est une force intermédiaire entre le social-libéralisme et l’anticapitalisme, qui rompt sur certains points avec la logique du système mais n’est pas internationaliste. Son apparition et son succès expriment la radicalisation de couches importantes de la population et la profondeur de la méfiance vis-à-vis de la social-démocratie. Dans quel sens évoluera-t-il ? En dernière instance, la réponse dépendra de l’évolution de la conscience de classe face à la crise systémique du capitalisme.

Ces derniers mois, une évolution positive s’est produite : non seulement JL Mélenchon dit son refus de participer à un éventuel gouvernement Hollande, mais en plus le PCF – dont la survie parlementaire dépend du PS, comme celle des Verts - est amené à hausser le niveau de ses conditions pour une telle participation. C’est sans aucun doute le produit des développements en Europe depuis 2008, qui ont jeté une lumière crue sur les graves conséquences de l’intégration de la social-démocratie à la gestion néolibérale (en Grèce, en Espagne, au Portugal, et auparavant en Allemagne et en Grande-Bretagne). Mais rien n’est joué, il faudra attendre l’après-deuxième tour pour voir si cette tendance se confirme où si les vieilles habitudes reprennent le dessus.

Certains, dans la gauche radicale belge, se découvrent soudain comme des adeptes de Mélenchon. Pour surfer sur la vague ? Pour notre part, nous préférons dire sobrement notre avis. A celles et ceux en Belgique qui regardent avec espoir vers le Front de Gauche d’Outre-Quiévrain, nous conseillons de raison garder. Faire un copier-coller de cette expérience serait faire fi des différences très importantes entre notre pays et l’hexagone, tant du point de vue du système électoral-médiatique (les présidentielles, l’égalité des temps de parole)  que de la formation sociale (le poids du syndicalisme, les piliers) et des références politico-historiques  du « peuple de gauche » (1789 et 1793, la République, la Commune, 1936,…).

Le Front de Gauche prouve qu’il est possible de construire une force politique nouvelle à gauche de la social-démocratie et des Verts, d’y rassembler une série de formations existantes et de créer une dynamique plus large, attirant beaucoup d’autres personnes en quête d’une alternative. C’est une leçon très importante et positive, une expérience à étudier. Pas plus. Pour le reste, il s’agit d’inventer nous-mêmes les voies et les moyens de l’alternative dont nous avons besoin dans notre pays. Sans singer un programme qui, en l’état, ne saurait satisfaire des anticapitalistes conséquents.

Le NPA en difficultés

Le NPA ne fait pas partie du Front de Gauche et présente un autre candidat : Philippe Poutou – le seul ouvrier présent dans cette campagne où tous les candidats se disputent le vote des ouvriers. La politique du NPA vis-à-vis du FdG fait l’objet d’un débat, notamment au sein du Parti. Il est possible que le NPA ait fait une erreur lors des élections européennes de 2009. Peut-être aurait-il dû, à ce moment, conclure un accord électoral et partager les circonscriptions avec le Front de Gauche. Mais ce n’était pas facile. D’abord parce que le NPA lui-même venait de se lancer et était entièrement occupé à se structurer et à se faire connaître : il a été pris à contre-pied. Ensuite parce que  JL Mélenchon, en quittant le PS, a dit dès le premier instant son intention de passer un accord en priorité avec le PCF… contre le NPA (qu’il a méchamment attaqué ensuite lors de « l’affaire » de « la candidate voilée », Ilham Moussaid, au nom d’une conception laïcarde de la République qui fait partie de son profil cocardier).

De toute manière, ce qui est fait est fait. Aujourd’hui, ce n’est un secret pour personne que le NPA traverse une passe difficile. Mais il présente une alternative anticapitaliste et internationaliste, et sa stratégie pour l’après-scrutin est claire : l’unité dans les luttes contre l’austérité qui continuera, que ce soit avec Sarkozy ou avec Hollande ; l’unité par-delà les frontières, pour une autre Europe ; et l’unité pour la construction d’une alternative politique à gauche du PS et des Verts, sur des bases radicales. Cela impliquera inévitablement des débats et des clarifications, autant au sein du NPA qu’avec le front de Gauche. Le score de Philippe Poutou pèsera dans la balance. Nous lui souhaitons bonne chance.


(1) Le Monde, 15/3/2012

(2) Le PG est le parti fondé par JL Mélenchon à sa sortie du PS. Le PCF ne doit plus être présenté. La FASE est la Fédération pour une Alternative Sociale et Ecologique, dont la porte-parole est Clémentine Autain. Les Alternatifs trouvent leur origine dans l’ex-PSU de Michel Rocard. Gauche Unitaire était une tendance de la LCR, qui a quitté le NPA peu après sa création pour rejoindre le FdG.

(3) Le discours intégral sur http://www.lepartidegauche.fr/editos/actualites/5028-dossier-on-a-pris-la-bastille-

(4)  http://www.youtube.com/watch?v=ZMGdoLeJK9g

(5) Interview à Libération http://www.liberation.fr/politiques/01012326704-il-faut-briser-le-tyran-pour-l-empecher-de-briser-la-revolution

(6) http://www.dailymotion.com/video/xcqxwn_melenchon-invite-de-17h-politique-s_news?start=71#from=embed

(7) Dans son livre-programme, « Qu’ils s’en aillent tous ! »

(8) Libération, op.cit.

(9) http://www.dailymotion.com/video/xjyylq_jean-luc-melenchon-autour-du-defile-du-14-juillet_news

(10) Interview sur I-Télé le 18 août 2011

(11) Les Quatre vérités sur France 2, le 11 août 2011.



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