"Ouvriers, paysans nous sommes…" (air connu)
Par Daniel Tanuro le Vendredi, 14 Janvier 2005 PDF Imprimer Envoyer

A la suite de leur maître à penser éponyme, de très nombreux auteurs marxistes ont analysé la Révolution industrielle des XVIIIe-XIXe siècles, le développement technologique continu auquel elle a donné lieu depuis et les conséquences de celui-ci à divers niveaux. Beaucoup moins nombreuses sont les contributions à l'étude de la Révolution agricole qui commence au XVe siècle dans les Flandres et se prolonge jusqu'au XIXe dans les régions les moins avancées d'Europe (1). Pourtant, cette révolution a précédé l'industrialisation… et l'a rendue possible en créant les surplus agricoles indispensables au ravitaillement de la population urbaine.

 

Ainsi que l'expliquent Mazoyer et Roudart dans leur remarquable "Histoire des agricultures du monde"(2), le principal ingrédient de la Révolution agricole du XVIe-XIXe S a été l'abandon de l'ancien système de la jachère au profit du système où les cultures fourragères alternent presque sans discontinuer avec les céréales. En effet, grâce à la rotation sans jachère, les terres labourables ont produit presque autant de fourrages que les pâturages et les prés de fauche réunis. Du coup, le cheptel a  pu quasi doubler, entraînant le doublement de la force de traction animale, le doublement de la quantité de fumier et le doublement des rendements céréaliers. Telle a été la base matérielle pour "l'explosion démographique" dans nos pays et pour la réduction de moitié - dès avant la fin du XIXe S - de la fraction de la population occupée au travail des champs.

Dans la suite du développement historique, la révolution agricole se combina étroitement avec la révolution industrielle. Le développement industriel permit l'amélioration de l'outillage, la mécanisation, la production d'engrais - sans oublier le désenclavement de l'agriculture par l'extension des transports. En retour, les augmentations de la productivité du travail agricole mirent toujours plus de "bras" à la disposition des mines et des fabriques. Ce mouvement dialectique connut une prodigieuse accélération au XXeS, avec la motorisation et "chimisation" de l'agriculture. Aujourd'hui, dans les pays capitalistes développés, le rendement en céréales (ou équivalent-céréales) dépasse les cent quintaux à l'hectare (voire 200q/ha), et la surface exploitable par un seul agriculteur atteint les deux cents hectares. Le résultat est assez vertigineux puisque l'alimentation de ces sociétés est assurée par moins de 5% de la population active(3)… 

Cette agriculture dominée par les multinationales de l'agrobusiness est-elle "soutenable" ? Non: ultra-intensive et très exigeante en intrants, elle inflige de gros dégâts à l'environnement (empoisonnement par les pesticides et les nitrates, eutrophisation, érosion des sols, pompage des nappes phréatiques, salinisation des terres irriguées, folie des transports, …) et coûte extrêmement cher à la collectivité. D'autre part, elle écrase les systèmes agricoles manuels qui restent dominant dans les pays du Sud, ce qui est la cause principale de la pauvreté, de la faim et de l'exode rural(4).
 

Face à de tels enjeux globaux, où l'environnemental s'imbrique dans le social et dans l'économique, l'issue ne peut découler simplement d'un point de vue "écologique" unilatéral. Les partisans de la "décroissance", par exemple, disent que la population mondiale doit être ajustée à la capacité de charge d'une "agriculture strictement organique". Or, toutes autres choses restant égales,  une "agriculture organique" - sans engrais minéraux ni tracteurs - serait au bas mot 25 fois moins productive que le système actuel… Dès lors, de deux choses l'une: soit il s'agit d'une perspective sur le très, très long terme - et alors elle ne répond pas à la crise écologique présente; soit il s'agit d'une régulation barbare, à la Malthus, et dans ce cas elle est évidemment inacceptable… 

Dans le Livre III du Capital, et plus encore dans ses "Théories sur la Plus-value", Marx a entamé une analyse d'ensemble de la production capitaliste, intégrant industrie, agriculture, démographie, production des déchets et gestion des sols dans la dénonciation de la logique d'accumulation. C'est cette méthode globale qui doit être remise au goût du jour pour aborder les débats actuels sur le développement soutenable d'un point de vue qui soit non seulement anticapitaliste mais aussi, tout simplement, humain. 

Dans tous ces débats, en effet, nous devons partir d'un "impératif moral catégorique": les neuf milliards d'êtres humains qui peupleront le globe en 2050 - chiffre autour duquel la population mondiale se stabilisera avant de décroître doucement - ont tous et toutes droit à une existence digne de ce nom. Cela  implique, en premier lieu, le droit de manger à leur faim, comme les ressources de la terre le permettent !

Voir ci-dessus