Témoignage au Tribunal de Termonde
Par Isabelle Stengers le Mardi, 11 Juin 2013 PDF Imprimer Envoyer

Je voudrais d’abord me présenter. Je suis philosophe des sciences et mes cours à l’université de Bruxelles essaient d’expliquer aux étudiants pourquoi la recherche scientifique est une activité très spéciale, pourquoi elle permet aux scientifiques de prétendre qu’un résultat scientifique est fiable.  

Je leur explique que lorsque les scientifiques affirment qu’ils ont réussi à démontrer une hypothèse – par exemple, récemment, au CERN, que le boson de Higgs existe, ou bien que le réchauffement climatique est une réalité – c’est parce que cette réussite a été discutée, mise à l’épreuve et finalement acceptée par une communauté d’un genre très spécial. C’est une communauté qui réunit des collègues pour qui la fiabilité du résultat est cruciale parce que eux-mêmes devront en tenir compte dans leur recherche. La recherche scientifique est en effet un processus cumulatif. Un résultat nouveau est important pour les collègues qui travaillent dans le même champ, car ils vont chercher ses conséquences, pouvoir poser de nouvelles questions, appuyer sur lui de nouvelles orientations de recherche. C’est pourquoi ils ont intérêt à objecter, à chercher une faiblesse, à mettre à l’épreuve un résultat qui les intéresse. Cette communauté est spéciale parce que objecter n’y est pas un acte hostile, c’est une manière de coopérer. La proposition d’un scientifique ne peut être acceptée que si elle a surmonté les objections de collègues.

C’est pourquoi, depuis qu’il y a des communautés scientifiques elles ont défendu leur autonomie. Elles ont demandé qu’on leur donne la possibilité de déterminer si un résultat scientifique était fiable. Cela ne veut pas dire que ces communautés étaient coupées du monde des intérêts sociaux et économiques, mais que ces intérêts ne pouvaient pas court-circuiter la question de la fiabilité qui est la préoccupation des scientifiques, la condition du processus de recherche qui les rassemble.

Cependant, depuis dix ans je dois également expliquer à mes étudiants que ce processus de recherche est en grande danger d’être détruit. C’est le résultat de la politique scientifique développée à partir des années quatre-vingt, que l’on appelle « économie de la connaissance », qui a mis fin à l’autonomie des communautés scientifiques. Désormais une recherche, pour être financée par l’argent public, doit aussi être soutenue par le privé. Cela signifie que les scientifiques ont beaucoup moins besoin que leurs résultats soient mis à l’épreuve par leurs collègues. Il y a désormais bien d’autres moyens de réussir « scientifiquement », et ce sont des moyens beaucoup moins exigeants car la fiabilité des résultats d’une recherche, sa capacité à répondre aux objections n’est pas ce qui intéresse l’industrie. Elle n’est pas nécessaire pour prendre un brevet ou inventer un procédé. Il se pourrait bien que la fiabilité des résultats scientifiques se perde parce que chaque chercheur ne dépendra plus de sa communauté mais de l’intérêt qu’il peut susciter chez des partenaires industriels.

De ce point de vue il est fatal que les conflits d’intérêt se multiplient, lorsqu’un scientifique appelé à donner un avis expert est lié aux intérêts industriels qui sont en jeu dans l’expertise. Il y a tout simplement de moins en moins de scientifiques indépendants. D’autre part, on entend de plus en plus parler de fraudes scientifiques et d’articles retirés après publication, ce qui implique que les referees n’ont pas fait leur travail. Cela pourrait bien signifier que les scientifiques ne sont plus intéressés à objecter, plutôt à maintenir l’attractivité de leur champ, ses promesses, sa compétitivité. Dans ces conditions, nul n’a vraiment intérêt à remettre en question les résultats d’un collègue, à objecter, surtout si les objections devaient remettre en question les promesses associées à un champ de recherche. On ne scie pas la branche sur laquelle tous sont assis. Les voix dissidentes sont désormais ignorées comme un « point de vue minoritaire », dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Leurs objections sont passées sous silence. A la limite, et cela s’est déjà vu dans le champ de recherche portant sur les organismes génétiquement modifiées, ils seront privés de crédit de recherche, isolés et disqualifiés.

C’est donc avec une grande inquiétude que je vois des expérimentations comme celles de Wetteren être qualifiées de scientifiques alors qu’elles ne produisent aucune connaissance contribuant à l’avancement des connaissances mais relèvent seulement d’une stratégie industrielle. Je suis inquiète parce que dans l’avenir nous auront besoin de sciences fiables pour répondre aux terribles problèmes écologiques qui nous attendent. Je voudrais donc souligner que l’opposition aux Plantes génétiquement modifiées n’est pas d’abord une position anti-scientifique. Beaucoup de scientifiques encore attachés à la fiabilité des sciences partagent cette opposition parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus se fier aux arguments des scientifiques qui travaillent dans ce domaine, parce qu’ils savent que les recherches qui seraient nécessaires pour évaluer les effets des plantes génétiquement modifiées ne sont pas subventionnées, faute de partenaires industriels, et donc ne sont pas menées.

Pour moi, le fait que des citoyens interviennent comme ils l’ont fait à Wetteren n’est pas donc du tout une menace contre la liberté de la recherche scientifique. C’est plutôt un signal d’alarme que les communautés scientifiques devraient entendre si elles veulent que la relation de confiance des citoyens envers la science ait une chance de se prolonger. La confiance, cela se mérite et le fait de confondre recherche scientifique et stratégie industrielle est en train de favoriser l’idée que les sciences sont des entreprises intéressées comme les autres, pas plus fiables que les autres : il n’y a pas plus de raison d’écouter un scientifique que d’écouter le chargé de communication d’une entreprise.

Je voudrais aussi souligner que l’action de Wetteren appartient à la tradition de désobéissance civile non violente. C’est une action politique, annoncée publiquement, menée au grand jour, motivée par des raisons d’intérêt commun. Son premier objet est d’attirer l’attention du public sur la manière dont l’agriculture est aujourd’hui redéfinie par les stratégies industrielles et sur les dangers de cette redéfinition. Il est impossible de parler à son sujet de violence, car la violence a pour but de faire taire les gens, de les forcer à se soumettre. Ici, il s’agit de leur demander de réfléchir, de s’informer, de ne pas faire confiance à ceux qui affirment que l’avenir de l’agriculture ce sont les plantes génétiquement modifiées.

De telles actions visant les plantes génétiquement modifiées ont eu lieu dans la plupart des pays européens, et c’est grâce à elles que le débat reste ouvert en Europe. Sans de telles actions, les voix critiques auraient été étouffées. Les autorités publiques auraient refermé le dossier avec quelques mesures destinées à rassurer une population jugée frileuse, inquiète pour sa santé ou refusant l’innovation. C’est parce que le débat est resté ouvert que des problèmes qui intéressent l’avenir commun ont pu être envisagés avec un sérieux que l’on ne retrouve pas du tout dans les textes écrits par les scientifiques qui travaillent en biotechnologie et se bornent souvent à montrer les avantages des plantes génétiquement modifiées et à rassurer quant aux risques.

La documentation qui a été diffusée à l’occasion de l’action de Wetteren est hautement informative. Ceux qui l’ont produite ne sont pas le moins du monde des fanatiques excités. Je dirais même que certains sont de véritables chercheurs parce qu’ils ont participé à l’apprentissage des raisons nombreuses pour lesquelles les stratégies industrielles de redéfinition de l’agriculture sont un danger pour l’avenir de l’humanité et une menace de désastre écologique. Ils analysent les effets de la mise sous brevet des semences, les dangers de la monoculture du fait de sa vulnérabilité aux épidémies, l’impossibilité d’empêcher des transferts génétiques disséminant les gènes intégrés à une plante à d’autres plantes ou d’éviter l’apparition de champignons ou d’insectes qui résistent aux pesticides que produisent par exemple les pommes de terre expérimentées à Wetteren.

Et les faits leur donnent raison. Aux Etats Unis et au Canada, les agriculteurs doivent désormais lutter contre ce qu’on appelle des super-mauvaises herbes, devenues résistantes au Round Up l’herbicide que tolère le soja génétiquement modifié de Monsanto. Ils doivent les arracher à la main ou multiplier les doses de Round up ou abandonner leurs terres devenues incultivables. Depuis des années, des biologistes inquiets avaient prévu ce transfert génétique de la plante génétiquement modifiée vers certaines mauvaises herbes, un transfert que Monsanto et ses allés scientifiques avaient jugé tout à fait improbable.

Il existe encore des scientifiques qui luttent sur le front de la recherche scientifique, en toxicologie par exemple, pour faire reconnaître aux autorités publiques que les tests garantissant le caractère sans danger pour la santé des pesticides et autres molécules librement diffusées dans l’environnement sont inadéquats. Ou qui mettent en cause le secret industriel qui fait que les garanties offertes par les industries à propos des conséquences des OGMs sur la santé et l’environnement sont invérifiables. Mais ces scientifiques, minoritaires, ont besoin des activistes parce que sans eux leurs travaux n’auraient aucun écho. C’est ce qu’on a vu avec la récente affaire Seralini, lorsque l’EFSA, Agence Européenne pour la Sécurité des Aliments, a non seulement rejeté des travaux qui, affirmait-elle, ne suffisaient pas à prouver le danger du Round up pour la santé, mais a aussi a déclaré inutile que d’autres travaux soient menés à ce sujet. Si un jour les autorités sanitaires devaient être forcées de prendre au sérieux la possibilité d’un empoisonnement silencieux des populations, malgré les intérêts industriels qui seraient alors mis en cause, ce sera en raison d’une pression publique, et une telle pression est précisément ce que les actions de désobéissance civile ont pour but de susciter.

Nous vivons, dit-on, en démocratie, mais il n’y a pas de démocratie si le droit de penser l’avenir, c’est-à-dire aussi de penser les menaces qui pèsent sur cet avenir n’est pas reconnu comme crucial. Or, ce droit ne se heurte pas seulement aujourd’hui à un sentiment d’impuissance général, mais aussi à un véritable refus. On nous demande de faire confiance là où nous n’avons vraiment aucune raison d’avoir confiance. On nous dit « circulez, il n’y a rien à voir, rien à penser ». L’action de désobéissance civile de Wetteren est un appel à résister à cette situation. Les activistes sont les premiers défenseurs d’une démocratie qui a besoin que tout un chacun nous devenions capables de poser des questions qui nous concernent, qui concernent l’avenir commun.

Isabelle Stengers, 28 mai 2013

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