Il y a 30 ans, la LRT…
Par François Vercammen et Vincent Scheltiens le Mercredi, 29 Août 2007

Entretien avec François Vercammen sur l'histoire de la fondation de la Ligue Révolutionnaire des Travailleurs (LRT), ex-LCR. Entretien réalisé en 2001 pour le journal La Gauche

 

Il y a trente ans, en 1971, était fondée la LRT (Ligue Révolutionnaire des Travaileurs), "l'ancêtre" du POS. Un des architectes de cette fondation était François Vercammen, actuellement membre du Bureau Politique du POS et de la direction de la Quatrième Internationale, où il est responsable de la coordination du travail des sections européennes. De la génération Mai '68 à la Génération Gênes, un retour sur notre histoire... et notre présent

Où la LRT a-t-elle été fondée et en quelles conditions?

F.V.: La LRT a été fondée en juin 1971, à Liège. Le lieu n'était pas un hasard: à Liège se trouvait le bastion le plus important de la classe ouvrière et de la LRT à ce moment. Au cours des 21 années précédentes, il n'y avait pas eu de section publique de la Quatrième Internationale. Dans les années '50, la situation des révolutionnaires était extrêmement défavorable. La domination de la social-démocratie et de la bureaucratie syndicale était totale. Il faut essayer de s'imaginer ce que cela représentait. Pour des révolutionnaires, il était impossible de distribuer un tract aux entreprises ou à une réunion syndicale: la bureaucratie intervenait immédiatement, sans que les travailleurs ne protestent. Il avait été très difficile pendant toute cette période de travailler à visage découvert en tant que révolutionnaires. D'autant que les membres de l'Internationale étaient peu nombreux en Belgique. Il était certes toujours possible d'éditer un petit journal et de le vendre ici ou là, mais sans aucune influence sur le cours réel de la lutte.

En Belgique, à ce moment-là, nous connaissions une situation spécifique qui allait poser un grand problème à la LRT, dès sa création. En effet, le cycle de la lutte des classes dans notre pays ne coïncidait pas avec le cycle de cette lutte dans le reste de l'Europe occidentale. Au début des années soixante, l'Espagne et le Portugal connaissaient encore des régimes fascistes ou semi-fascistes. En France, De Gaulle avait pris le pouvoir par un coup d'Etat, la classe ouvrière était battue. En Italie, la démocratie chrétienne régnait en maître. Or c'est à ce moment que la Belgique fut secouée par la grève de 60-61, un mouvement qui a pris des allures semi-révolutionnaires.

Et en 68, quand la vague retombe en Belgique, elle se soulève ailleurs?

F.V.: Exactement. Un grand changement s'est opéré en profondeur dans la société, des ouvertures se sont faites petit à petit, qui allaient déboucher sur Mai 68. Ce qui ne change pas, c'est la situation de guerre froide. Elle a divisé le monde pendant des décennies: avec l'impérialisme d'un côté et la bureaucratie stalinienne de l'autre, avec les partis communistes de l'Ouest il n'y avait pas beaucoup d'espace pour nous. C'est la radicalisation de la jeunesse qui a mis fin à cette situation.

D'où venait-elle, cette radicalisation de la jeunesse?

F.V; Différents éléments ont joué un rôle. Fondamentalement, ils ont tous à voir avec l'évolution au sein des Etats-Unis. En premier lieu, il y a l'évolution culturelle, la musique: Elvis Presley et John Lennon ont fait vibrer la jeunesse. Cette vibration menaçait tous les mécanismes autoritaires: la famille, l'école, l'armée, l'église. Elle secouait la morale sexuelle de l'époque - on ne peut s'imaginer ce qu'était le contrôle de la jeunesse en ce temps-là. Le rock'n roll a joué un rôle important. La jeunesse s'est emparée de cette culture pour construire sa propre identité et s'opposer à cette morale. Face au conformisme étouffant se levait un mouvement anti-autoritaire.

Un autre élément est l'atmosphère généralisée d'ensablement de la société. Economiquement, on est encore dans la longue vague expansive d'après-guerre, les gens ne vivent pas mal, il y a une démocratie bourgeoise qui semble très tolérante. Le sentiment général est que ça va et, en même temps, on note un sentiment croissant de mécontentement, de questionnement sur le sens de tout cela. La relative démocratisation des universités va alors jouer un rôle non négligeable. Sans exagérer le phénomène, la massification de la jeunesse a amené à l'université des jeunes de toutes les couches sociales. On a vu se former une "masse jeune" qui commence à être critique et autonome. Et enfin, il y a la guerre au Vietnam.

Quel était l'impact de cette guerre du Vietnam?

F.V.: La contribution des Vietnamiens est incommensurable. On voyait ce petit pays du tiers monde aplati sous les bombes par la plus grande puissance mondiale. En Californie, très vite, les premiers "teach in" sur le Vietnam s'organisent. A partir de là, le mouvement de protestation s'est étendu à l'Europe, où on avait connu auparavant déjà les grandes manifestations contre la bombe atomique.

Il faut noter que ce n'est pas le rock 'n roll qui sera la musique du mouvement, mais bien le folk: Bob Dylan, "The times they are a changing"... Ce sera le "Flower power", les communautés - y compris avec des aberrations religieuses - mais l'idée centrale était en effet que les temps étaient en train de changer, et qu'il fallait construire une autre société.

Un fait intéressant à remarquer sur le plan mondial est que cette vague anglo-saxonne va faire apparaître d'autres vagues qui, dans chaque pays, se heurtent à des spécificités nationales. Chez nous, ce sera la question nationale qui fera la spécificité. Elle avait été posée avec force par la grève de 60-61. A l'université de Louvain éclate alors la contestation nationaliste: "Walen buiten". Des analyses sont produites, la Société Générale est mise en question, une radicalisation s'enclenche dans laquelle l'aile gauche radicale commence à donner le ton, dès 65-66. L'influence de la nouvelle situation mondiale se fait sentir: la crise des partis communistes, le maoïsme… On en débat, dans des cercles petits, certes, mais ces cercles pénètrent dans les universités et l'idée "étudiants, ouvriers: un front" fait son chemin.

La LRT misait donc sur la fusion entre cette radicalisation de la jeunesse et le mouvement ouvrier?

F.V: Oui. La LRT est le résultat d'un processus de fusion entre trois composantes. Un: la vieille section de la Quatrième Internationale. Deux: les organisations socialistes de gauche dont nous étions membres aux côtés d'autres courants (l'Union de la Gauche Socialiste à Bruxelles, le SBV en Flandre et surtout le Parti Wallon des Travailleurs, où se retrouvait une partie de l'avant-garde qui avait "fait" 60-61). Trois: la JGS. Cette troisième composante, exclusivement jeune, voulait se poser beaucoup plus vite comme révolutionnaire, comme trotskiste.

La génération plus âgée, qui avait connu l'entrisme et la construction du PWT, avait plus difficile à franchir le pas. Cette différence reflétait le fait que la radicalisation de la jeunesse coïncidait avec une véritable défaite de la classe ouvrière. Au début, cette défaite n'apparaît pas clairement. La grève de 60-61 semble d'abord déboucher sur une espèce de match nul: le gouvernement Eyskens disparaît, mais le PSB entre au pouvoir avec le CVP et il fera passer la Loi Unique par morceaux et lance une attaque contre le droit de grève. Ces circonstances pèsent de tout leur poids sur l'avant-garde ouvrière de 60-61, y compris sur les militants révolutionnaires les plus chevronnés.

La LRT a donc trois handicaps importants. Premièrement: au moment où la lutte de classe reprend en Europe, elle recule en Belgique. Deuxièmement: montée des jeunes au moment où la classe ouvrière recule. Troisièmement: la radicalisation étudiante est flamande, avec très peu d'écho en Wallonie.

A quoi ressemblait l'implantation de la LRT à l'époque?

F.V.: Nous avions en Wallonie des militants ouvriers très importants dans une dizaine de grandes entreprises. A Cockerill-Liège, par exemple, la vie syndicale était dominée par deux courants: nous (avec notre camarade Louis Goire) et les communistes. Plus notre implantation dans le textile et dans le secteur du verre. A Bruxelles, c'était l'enseignement, avec Pierre Legrève. Nous avions une forte influence à Anvers dans la fonction publique et dans quelques entreprises.

La LRT a eu aussi beaucoup d'impact dans ce qu'on allait appeler plus tard les "nouveaux mouvements sociaux"...

F.V.: Oui, nous étions forts dans le mouvement des femmes. La deuxième vague féministe a été un des mouvements les plus importants sur lesquels la LRT a posé sa marque. Nous avions aussi un fort secteur culturel. Et évidemment, une intervention internationaliste soutenue. Après la victoire de la révolution cubaine, toute l'Amérique latine connut une forte poussée à gauche. L'impulsion donnée par le Che était grande. Nous vivions dans l'idée que la révolution était proche, non seulement dans les pays du Sud de l'Europe, mais aussi chez nous. Le capitalisme était complètement sur la défensive. L'année 68 voit à la fois l'offensive du Têt au Vietnam, le printemps de Prague (et sa répression par les chars soviétiques) et la grève générale en France.

Quand devient-on conscient du fait que la vague révolutionnaire reflue et que les perspectives changent pour les révolutionnaires à court terme?

F.V.:  La conscience du fait qu'un point d'inflexion avait été franchi de façon irréversible s'est produite avec retard. Et pour cause: en France, la révolution échoue mais les organisations révolutionnaires connaissent une croissance spectaculaire en nombre d'adhérents et en rayonnement social. Dans cette période 74-75, nos camarades français lancent un quotidien et il y a trois quotidiens d'extrême gauche en Italie. Le pouvoir bourgeois reste instable. De Gaulle doit s'en aller et, à partir de la victoire de Mitterrand en 1981, nos camarades espèrent une nouvelle ouverture, partant de l'idée que Mitterrand ne pourra pas réaliser ses promesses et qu'il sera dépassé. Les espoirs vont commencer à se dissiper quand la mort de Franco en Espagne ne débouchera pas sur la révolution mais sur le pacte de La Moncloa, signé par les communistes. Mais, d'un autre côté, la révolution frappe encore à la porte en 1979, au Nicaragua.

Par ailleurs, le chômage massif réapparaît dans les années 70. Toute une génération militante qui s'était investie dans le mouvement de la jeunesse fait son entrée tardive dans le monde du travail. Puis arrive la grande récession de 1981-82 et on s'aperçoit que la population étudiante n'a plus rien à voir avec la génération précédente.

Une fois de plus, on note une désynchronisation avec le mouvement ouvrier: en effet, à partir de 1976 (attaque contre l'index) Georges Debunne organise la résistance contre la politique d'austérité. Cela se traduira par une vague de luttes de classes importante: une sorte de 60-61, mais étalé sur plusieurs années. Cette vague se terminera en 1986-87. Cette fois-ci, nous étions préparés.

Cela a conduit à de nouveaux changements?

F.V.: Dans la LRT nous avions compris qu'il y avait un certain découragement et que certains commençaient à théoriser ce découragement, en en attribuant la responsabilité à la classe ouvrière. D'autre part, nous constations un décalage avec les préoccupations quotidiennes, plus importantes pour la classe ouvrière que les vastes perspectives révolutionnaires. Il fallait être concrets: conditions de travail, salaires, réactions dans les syndicats. Au niveau de l'Internationale, la réponse apportée fut le "tournant vers l'industrie" qui allait être appliqué diversement selon les sections nationales.

Comment cela s'est-il fait dans la LRT?

F.V.: Au moins il y a de lutte de classe dans un pays, au moins il y a de syndicats, au plus le tournant risquait d'être vu comme la solution-miracle, passe-partout. Ce ne fut pas le cas dans la LRT. Pour nous, ce tournant était un élément parmi d'autres, à côté du maintien de nos acquis dans le secteur public, par exemple. Nous avons élaboré un vrai plan d'implantation pour renforcer notre contact avec la base dans les entreprises, mais notre analyse du syndicat a joué un rôle important également: nous savions que nous étions confrontés à un mouvement syndical bureaucratique, certes, mais massif et actif. Un certain nombre de camarades sont allés travailler dans des usines à cette époque. Dans un certain sens nous avons eu la chance que cela coïncidait avec une remontée de la lutte des classes.

Mais beaucoup de camarades ont quitté le parti?

F.V.: Oui, à la fin des années 70, cela a provoqué une crise dans la LRT. Il faut voir la dimension objective de l'affaire: une période se terminait. Cela se combinait avec un fait subjectif: beaucoup de camarades devaient s'intégrer pour la première fois sur le marché du travail. Un certain nombre de camarades ont interprété le tournant vers l'industrie comme de l'ouvriérisme, nous ont reproché de faire des concessions au niveau de conscience moyen des travailleurs. Avec le patriarcat par exemple. Il faut savoir que non seulement nous jouions un rôle important dans le mouvement des femmes à l'époque, mais aussi que nous avions un fort secteur homosexuel.

II fallait que la direction et les cadres apprennent à parler autrement. Pas de façon moins politique - le travailleur moyen n'est pas moins politique que l'étudiant moyen - mais autrement. Des militants étudiants ne peuvent pas donner le ton dans une organisation qui veut accueillir des militants ouvriers. Il fallait apprendre à utiliser un discours basé davantage sur l’expérience.

Par cette réforme, à travers cette crise, nous sommes arrivés à former une bonne direction du parti, préoccupée aussi des aspects matériels et financiers concrets. L'intervention dans la classe ouvrière était bien menée, avec une participation organisée aux élections sociales, par exemple.

De plus, nous avons commencé à participer aux élections, ce qui nous a obligés à parler bref et de façon percutante. Ce fut une révolution culturelle pour la direction et de là est née une nouvelle équipe de direction, qui allait transformer la LRT en POS.

Le changement de nom était donc la concrétisation d'un processus plus long?

F.V.: Oui, et du fait que la Belgique a connu alors une longue vague de luttes - au lieu d'une explosion brève - nous avons pu déployer notre parti. Dans les luttes ouvrières mais aussi dans les grandes manifestations de masse contre l'installation des missiles, dans les mobilisations "Femmes contre la crise", les "Marches des Jeunes pour l'Emploi"... C'est sans doute au cours des années '80 que le plus grand nombre de militants sont devenus actifs.

La lute électorale n'a-t-elle pas renforcé aussi la concurrence entre organisations de la gauche radicale?

F.V.: Nous avons toujours plaidé pour l'unité à gauche de la social-démocratie, pour une recomposition politique. A l'époque, nous appelions ça la lutte pour un Front uni anticapitaliste. Mais le sectarisme a toujours torpillé l'unité.

Le néolibéralisme triomphe. Le Mur de Berlin s'effondre, la Guerre du Golfe éclate. En Belgique le POS met plus que jamais l'accent sur la recomposition de la gauche.

F.V.: En la matière, nous avons une grande continuité. Il s'agit d'une tactique, ce qui signifie qu'elle se base sur une analyse changeante. L'extrême gauche se caractérise depuis des années par son sectarisme. Pour l'essentiel, nous ne sommes pas en cause. S'affirmer, oui, mais nous n'avons jamais essayé de nous construire en cassant les autres. Etant donné que la recomposition est une tactique, il faut pouvoir dire précisément pourquoi on fait quoi. Dans les années 70, le but était de déboucher directement sur un grand parti révolutionnaire. Un facteur constant est l'idée que, sitôt qu'une radicalisation interviendrait cela détacherait des parties de la social-démocratie et du mouvement ouvrier chrétien, avec lesquelles nous pourrions collaborer.

Qu'est-ce qui a changé?

F.V.: Le changement de consistance de la social-démocratie, du MOC et aussi des écologistes. Le regroupement "Regenboog" en 1989 était basé sur l'idée qu'il fallait résister au reflux. La même chose peut être dite de Gauches Unies. Le PTB n'en était pas exclu, mais il était absolument contre.

Pourtant, à la fin des années '80, nous défendions les mêmes mots d'ordre dans les luttes. Il manquait donc de partenaires cohérents?

F.V.; Oui, surtout dans la société flamande. Dans la deuxième moitié des années quatre-vingts, les appels à l'unité de la gauche radicale avaient un écho assez important. Par après, on a assisté à une recomposition politique d'un autre type.

Nous avons pris la mesure de la dégénérescence de la social-démocratie, de l'affaiblissement de la gauche syndicale. Un potentiel électoral est apparu qui n'allait pas de pair avec des luttes sociales importantes. Il y avait encore des luttes importantes, mais plus de processus cumulatif sur le plan des expériences et de la conscience. Dans les années nonante, on a donc un grand mécontentement, parfois avec des luttes fortes (le Plan Global en '93, le mouvement blanc, Clabecq), mais sans processus cumulatif. Dans ce contexte, la recomposition politique à gauche devient plus une affaire électorale, pour donner un signe aux gens.

Le nouveau mouvement contre la mondialisation capitaliste exprime une nouvelle radicalisation, surtout dans la jeunesse.

F.V.: J'y vois un mécanisme analogue à ce que nous avons connu à travers la radicalisation de la jeunesse dans les années 65-66. Un mouvement ouvrier abattu, sans vitalité, sans perspectives. L'élément culturel, aujourd'hui, ce sont les nouvelles technologies. Le mouvement se focalise contre les instances les plus repoussantes, les plus barbares, du capitalisme mondialisé. Des regroupements sont en cours à l'échelle mondiale. Dans les couches politisées et engagées, une perspective politique renaît.

Mais surtout il y a un nouvel engagement dans la lutte, pour gagner. Tout un chemin a été parcouru, de Seattle à Gênes. Une fois de plus, comme il y a trente-cinq ans, la mèche est allumée.

Propos recueillis par Vincent Scheltiens, La Gauche n°15, 07 septembre 2001

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