Le "Manifeste" et le dépérissement de l'Etat
Par Isaac Johsua le Lundi, 14 Juillet 2003

La perspective de la "conquête du pouvoir politique par le prolétariat" est au coeur du Manifeste du Parti Communiste. Pourtant, la question de l'Etat n'a fait l'objet, sous les plumes de Marx et d'Engels, que d'une élaboration fragmentaire, certainement incomplète, souvent mouvante. Les formes d'Etat pré-capitalistes ayant été peu évoquées, c'est encore à propos de l'Etat bourgeois que nous trouvons chez les pères fondateurs du marxisme la présentation la plus cohérente. Cet Etat apparaît comme le lieu de l'organisation politique de la bourgeoisie, le lieu où elle se constitue en classe politiquement dominante et règle ses conflits internes. "Le gouvernement moderne, disent Marx et Engels dans Le Manifeste, n'est qu'un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière". Dans le même mouvement, cependant, l'Etat bourgeois se présente (et est perçu) comme celui de la société toute entière. Il est celui des citoyens, multitude d'individus abstraits, réciproquement libres de liens de dépendance (liens de personne à personne ou liens communautaires) et supposés égaux entre eux parce qu'ils le sont face à l'Etat.

La bourgeoisie détient tout naturellement les leviers de commande de cet Etat, parce qu'elle a le pouvoir économique, l'argent, la haute main sur la production d'idéologie et de moyens d'information, l'éducation et la fabrication des élites, en bref la prédominance dans la société civile. Là n'est pourtant pas l'essentiel. L'Etat bourgeois tire sa nature de classe d'une autre source, plus profonde: il organise la bourgeoisie, mais, dans toute la mesure où il est l'Etat des citoyens, il n'admet l'expression des travailleurs qu'en tant qu'individus et non en tant que membres de leur classe. L'Etat structure la bourgeoisie, mais émiette et désorganise au contraire l'expression des exploités. Il s'ouvre aux travailleurs, mais en les pliant à son cadre, celui de l'Etat égal pour tous. C'est pourquoi cet Etat est aussi le lieu où se constituent les alliances de classe de la bourgeoisie, où elle cherche à acheter des classes-appui, à négocier le soutien de classes alliées, à tenter de neutraliser les classes ou catégories sociales qui lui demeurent opposées. 

L'Etat bourgeois appelle les citoyens à participer à la chose publique en tant qu'individus atomisés. Mais il écarte de son champ les travailleurs en tant qu'ils forment une classe sociale. Cette autonomie est cristallisée dans un noyau solide, un appareil d'Etat (armée, police, justice, administration d'Etat...), dont le mode d'existence même (fermé, hiérarchisé, secret) éloigne les exploités de la gestion de leurs propres affaires. Il faudrait donc, après le renversement de la bourgeoisie, instaurer un pouvoir qui soit tel qu'il rapproche au maximum l'Etat et son appareil de la masse des travailleurs, non en tant qu'individus, mais bien en tant que classe organisée. Telle est la leçon de la Commune de Paris, tirée par Marx dans La Guerre Civile en France. Telles sont les leçons des révolutions qui ont suivi, en particulier de celle d'Octobre 1917. 

Il s'agit de rapprocher au maximum les organes de pouvoir des lieux d'existence effectifs (comités de quartier, d'usine, soviets), d'élire des délégués révocables à tout moment et soumis à des mandats impératifs, d'élire aussi les fonctionnaires d'autorité, pour les rendre dépendants des travailleurs. Alors que la bourgeoisie, petite minorité, a besoin pour dominer d'un Etat qui soit celui de tout le monde, les travailleurs, immense majorité, ont besoin d'un Etat qui soit le leur. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que les travailleurs participent activement aux comités de quartier et d'entreprise, au contrôle des délégués, aux élections de fonctionnaires d'autorité, mais aussi qu'ils commencent à prendre eux-mêmes directement en charge la gestion des affaires publiques: l'armée permanente ne pourra être abolie que si elle est remplacée par le peuple en armes, les corps de police ne pourront être dissous que si l'action collective des travailleurs assure l'ordre sur le territoire. On le voit: cet Etat n'est celui des travailleurs que dans la mesure où il rétrécit, dans la mesure où la chose publique commence à être prise directement en charge par les travailleurs eux-mêmes et dans la mesure où ce qui subsiste encore (un "demi-Etat", selon la formule de Lénine dans L'Etat et la Révolution) est soumis de leur part à un étroit contrôle.

Pour qu'un tel pouvoir puisse être instauré, il est clair que l'Etat bourgeois ne peut être simplement réformé. Il doit être détruit. Dans la rédaction initiale du Manifeste, Marx et Engels avaient seulement parlé de "la constitution du prolétariat en classe dominante". Dans leur Préface de 1872, le seul point sur lequel ils avaient estimé devoir apporter des éclaircissements était précisément celui-là. La Commune de Paris avait eu lieu entretemps, et elle avait démontré que "la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte". Dans La Critique du Programme de Gotha, Marx ajoutera: "Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l'une en l'autre. A cette période correspond également une phase de transition politique, où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat".

Une extinction de l'Etat? 

Cet Etat, dont l'emprise recule dès sa création, est-il appelé à disparaître? Telle est très nettement la conclusion d'Engels. L'Etat, nous dit-il, découle de l'existence de classes antagoniques: il disparaîtra donc nécessairement quand celles-ci disparaîtront. Dans un passage demeuré célèbre de L'Origine de la Famille... il explique que la présence d'un Etat "est l'aveu que (la) société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables...Pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile", le besoin s'impose d'un Etat, "un pouvoir qui...doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de "l'ordre". "Ces classes, ajoute Engels, tomberont aussi inévitablement qu'elles ont surgi autrefois. L'Etat tombe inévitablement avec elles". 

Il est difficile d'admettre une telle extinction "automatique" de l'Etat, celui-ci disparaissant tout naturellement une fois que disparaissent les causes qui lui ont donné naissance (2). Cette remarque étant faite, d'importantes raisons de fond amènent à contester le point de vue d'Engels. La première est avancée par Marx lui-même. Dans La Critique du Programme de Gotha, celui-ci rappelle que, dans la phase inférieure de la société communiste, la distribution des moyens de consommation est fondée sur le principe: "à chacun selon son travail". L'exploitation de l'homme par l'homme a disparu, chacun ne peut vivre que de l'apport qu'il fait à la société, et, sur ce plan, tous les individus sont traités à égalité. "Le même quantum de travail qu'il (le producteur individuel) a donné à la société sous une forme, il le reçoit en retour sous une autre".

Ce droit égal demeure pourtant, dans son principe, un droit bourgeois. En effet, "il règne ici le même principe que celui qui règle l'échange des marchandises, pour autant qu'il est échange d'équivalents". L'égalité consiste seulement "en ce que le travail fait fonction de mesure commune". Or, égaux de ce point de vue, les individus demeurent inégaux à tous les autres. Ils le sont, soit sous l'angle de ce qu'ils apportent, soit sous l'angle de ce qu'ils reçoivent. C'est-à-dire, soit sous l'angle de leur capacité productive (certains sont capables de travailler plus longtemps ou plus intensément que d'autres, et recevront donc plus), soit sous l'angle de leurs besoins (l'un a plus d'enfants que l'autre, etc). Le droit égal entretient donc l'inégalité, car il fixe une règle égale pour des gens inégaux. Or, un droit n'est rien sans une autorité pour veiller à son application, sans un Etat. Un droit bourgeois maintenu implique l'existence d'un Etat bourgeois qui se survit, malgré la disparition de classes antagoniques (3). 

Valable dans la sphère de la répartition, le raisonnement doit être étendu à celle de la production. A première vue, une telle affirmation peut paraître étrange. N'avons-nous pas supposé la bourgeoisie renversée et la propriété collective des moyens de production instaurée? Or, la propriété coopérative ou étatique, bien que n'étant plus individuelle, demeure une propriété privée dans toute la mesure où les travailleurs ne maîtrisent pas encore directement et collectivement l'ensemble des moyens de production de la société. L'existence d'une telle propriété privée reconstitue en permanence les bases de la valeur (4), et, au-delà, de la monnaie, de la puissance de l'argent. Chaque travailleur, nous l'avons dit, est rémunéré en fonction du travail fourni: s'agit-il simplement d'une règle de répartition que se sont fixés les travailleurs associés? Ou d'une forme salariale maintenue? La deuxième réponse est la bonne dans toute la mesure où l'entreprise, proclamée propriété des travailleurs, est de fait entre les mains de directeurs ou de l'appareil d'Etat. La séparation d'avec les moyens de production, qui fonde l'existence du salariat, est alors reproduite. 

Les forces productives héritées du capitalisme portent le sceau des rapports de production sous l'égide desquels elles se sont développées. Leur mise en oeuvre est une matrice, qui implique reproduction des anciens rapports sociaux. Bien qu'elles ouvrent la possibilité d'une prise en charge sociale de la production, elles le font sur le mode de la division et de l'ordonnancement hiérarchisé. En attendant d'être elles-mêmes transformées, elles reproduisent une société scindée (5). Quant à la division du travail social, elle se perpétue et renouvelle la séparation entre manuels et intellectuels, entre professions, entre qualifications. En deux mots: la société est toujours traversée de profondes contradictions, malgré la disparition de classes antagoniques. La disparition de telles classes ne signifie d'ailleurs pas la disparition des classes tout court (par exemple, classe ouvrière et paysannerie), lesquelles peuvent avoir des intérêts divergents. Enfin, nous ne pouvons pas écarter totalement l'hypothèse selon laquelle des contradictions sociales, comprimées aujourd'hui par la domination bourgoise (et donc réduites de ce fait à de faibles proportions) puissent se déployer et gagner en ampleur une fois la bourgeoisie renversée, donnant naissance à de nouvelles oppositions de classes. 

Or, une société traversée par d'importantes contradictions devra toujours créer des instances pour assurer sa survie malgré les conflits qui la travaillent. Des lieux de médiation, qui l'aideront à surmonter ses divisions, mais qui la rendront inévitablement plus opaque. Des instances issues d'elle, et lui échappant pourtant, parce que, pour pouvoir remplir leur fonction, ces instances doivent nécessairement être dotées d'une certaine autonomie, d'une certaine épaisseur, d'une certaine pérennité. Il faut une instance qui dise la loi, compromis entre besoins divergents et exigences opposées, à laquelle tous doivent obéir. Il faut une instance qui traduise cette loi en actes et en assure le suivi et l'application. Il faut une instance qui juge des manquements à la loi. Législatif, exécutif, judiciaire: il faut, en somme, un Etat (6). S'agit-il d'un Etat armé de pied en cap ou simplement d'une forme étatique? Le débat a certainement une importance pratique, mais ne change pas les choses sur le fond.

La nécessité du maintien d'un Etat pendant une longue période avait bien été ressentie par les fondateurs du marxisme, mais traitée par eux sur le mode du dédoublement: d'un côté, une disparition (quasi-automatique) de l'Etat comme "pouvoir politique"; de l'autre, le maintien d'une pouvoir "public", ramené au rang d'une soit-disant "gestion technique", elle-même dépouillée d'une portée sociale pourtant inévitable dès qu'il y a Etat. "Les antagonismes de classes une fois disparus, disent ainsi Marx et Engels dans Le Manifeste...alors le pouvoir public perd son caractère politique". Propos qui sont aussi ceux de Marx dans

Misère de la Philosophie, quand il indique que: "la classe laborieuse substituera...à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit..." ou encore ceux d'Engels qui pense que "le gouvernement des personnes (fera) place à l'administration des choses" (Anti-Dühring). 

Si l'Etat subsiste, c'est en réalité parce que les contradictions sociales ne disparaissent pas avec la disparition de classes antagoniques. Mais c'est aussi parce que le dépérissement de l'Etat ne peut qu'être proportionnel à la prise en charge de la chose publique par les travailleurs. Or, l'expérience des révolutions passées montre que l'engagement des masses peut connaître en la matière d'importantes fluctuations, même en l'absence de répression ou d'empêchements particuliers. Sans cet engagement, les formes d'auto-organisation, bases du nouveau pouvoir politique, peuvent très rapidement se vider de leur contenu. Si c'est le cas, les fonctions publiques ont tendance à se cristalliser dans des institutions et des organes permanents, soit parce que les délégués ne sont plus contrôlés ou renouvelés, soit parce que certaines tâches, à l'abandon, doivent de toutes façons être assumées (maintien de l'ordre, par exemple). C'est ce que nous voyons aujourd'hui même, où l'Etat gonfle à proportion des divisions et de l'impuissance de la société. 

La question des droits démocratiques 

Une forme d'Etat est donc appelée à subsister pour une longue période après le renversement de la bourgeoisie et la destruction de l'Etat bourgeois. Un tel constat nous ramène inévitablement à une réflexion sur les conditions d'exercice du nouveau pouvoir des travailleurs. Une réflexion à peine ébauchée par Marx et Engels, guère prolongée depuis. Dans L'Etat et la Révolution, Lénine disqualifie cet aspect des choses, en invoquant le caractère de classe de tout Etat. "Les formes d'Etat bourgeois sont extrêmement variées, dit-il, mais leur essence est une: en dernière analyse, tous ces Etats sont...une dictature de la bourgeoisie. Le passage du capitalisme au communisme ne peut évidemment manquer de fournir une grande abondance et une large diversité de formes politiques, mais leur essence sera nécessairement une: la dictature du prolétariat". Au nom de "l'essence" de l'Etat, la question des "formes" est écartée, et il en est ainsi dans tout le reste de l'ouvrage. 

Or, la question des formes d'exercice du pouvoir est tout simplement décisive dans le cas du pouvoir des travailleurs: c'est de la capacité de ces formes à s'ouvrir aux exploités, aux opprimés, de leur capacité à permettre une large alliance autour des travailleurs que dépend la pérennité de ce pouvoir. Plus on met l'accent sur la répression, moins on rend possible cet indispensable regroupement. La symétrie entre "dictatures" du prolétariat et de la bourgeoisie apparaîtra d'autant plus fallacieuse quand on rappellera que les travailleurs ont avec l'Etat un problème que n'a pas la bourgeoisie. Il ne s'agit pas simplement de substituer une domination de classe à une autre, donc un Etat à un autre, mais d'exercer le nouveau pouvoir d'une façon telle que soit tout de suite entamé le dépérissement de certaines des grandes fonctions étatiques. Il tombe sous le sens qu'une telle démarche est contradictoire avec l'obsession dictatoriale. 

La critique que nous faisons des positions de Lénine remet au premier plan les droits démocratiques et les conditions dans lesquelles ils s'exercent après la prise du pouvoir (liberté d'expression, de réunion, d'organisation, de presse, de manifestation...). Marx et Engels sont totalement silencieux à ce sujet. Ce qui n'a rien d'étonnant: si la disparition des classes antagoniques entraîne disparition de l'Etat, elle entraîne aussi disparition du droit. D'ailleurs, ainsi que le rappelle Marx dans La Critique du Programme de Gotha, "de par sa nature, le droit ne peut consister que dans l'emploi d'une mesure égale pour tous". Or, cette mesure égale s'applique à des individus qui sont non seulement inégaux, mais aussi différents les uns des autres. Là encore, nous ne sortons pas "de l'horizon étroit du droit bourgeois". Ainsi, le droit actuel de la presse permet à tout citoyen de publier un journal, mais cette règle, "égale pour tous" est inégale, car elle favorise les plus riches. Après la prise du pouvoir, on pourra décréter que tout groupe de tant de travailleurs a droit a tant de papier, à telle fraction des moyens de presse disponibles, etc. Ce seront alors les travailleurs intellectuels et non les manuels, ceux de l'aristocratie ouvrière et non les OS, qui seront les mieux à même de profiter de cette mesure, de s'approprier ce droit. Il en est de même pour la grève: ce droit, valable pour tous les travailleurs, favorise les plus organisés, les mieux placés dans le processus de production, les moins opprimés, etc. Le droit démocratique demeure un droit égal: en tant que tel, il entretient l'inégalité. 

En réalité, la liberté la plus grande pour les travailleurs, c'est quand ils sont capables de prendre en charge eux-mêmes l'organisation de leur liberté, quand ils sont capables de surmonter eux-mêmes leurs contradictions sans faire appel à ce régulateur qu'est l'Etat. Au lieu d'appliquer la même règle générale, abstraite et venue d'en haut, il s'agit de rejeter le droit et de discuter, à chaque fois, au cas par cas, des problèmes concrets. Ainsi, s'il n'y a pas suffisamment de papier pour la presse, pas suffisamment de salles pour se réunir, etc.., il s'agira de débattre au sein des organes de base du pouvoir des travailleurs de la répartition à opérer, des priorités à observer, etc. Les travailleurs conquièrent leur propre liberté à la mesure du dépérissement de l'Etat. 

Une telle conquête doit être constatée: elle ne peut être décrétée. Les droits démocratiques doivent "s'éteindre", ils ne doivent pas être abolis. Toute avancée dans ce domaine dépendra, non d'une quelconque interdiction gouvernementale, mais de la capacité effective des travailleurs à organiser leurs droits à leur manière. Or, nous l'avons vu, cette capacité est menacée par l'ampleur des divisions sociales qui subsistent et par les fluctuations du degré d'engagement dans la chose publique. Si cette capacité est faible, alors le recul de la sphère des droits démocratiques peut favoriser l'instauration d'une nouvelle domination de classe, et désarmer, a contrario, les plus défavorisés d'entre les travailleurs. L'absence de droits démocratiques, sous pretexte qu'ils sont "formels" ou "inutiles", devient la couverture de l'arbitraire le plus total. Le droit de s'organiser (dans le parti unique), de s'exprimer (dans la seule presse officielle), de se réunir, etc, deviennent l'apanage d'une minorité privilégiée. 

Des développements qui précèdent, il résulte que le seul horizon qui semble aujourd'hui concevable est celui qui, après le renversement de la bourgeoisie et la destruction de l'Etat bourgeois, combine, d'une part, la prise en charge par les travailleurs eux-mêmes de leurs libertés, et, d'autre part, la garantie des droits démocratiques par un Etat allégé. L'auto-organisation des masses occuperait le maximum d'espace possible, repoussant d'autant la sphère de l'Etat; mais, de son côté, l'Etat maintenu assurerait la permanence des droits et pourrait éventuellement remplacer des comités de base paralysés ou désertés. Une combinaison qui n'est pas sans risques. La permanence de l'Etat, celle de la bureaucratie qui l'accompagne inévitablement, risquent d'étouffer les formes d'auto-organisation ou de décourager les bonnes volontés en ce qui concerne la prise en charge des affaires publiques. Un Etat maintenu peut aussi aider à cristalliser (et ainsi à renforcer) des différenciations sociales existantes. Mais c'est probablement un risque à prendre, qui peut en tous les cas paraître moins grand que celui de soviets défaillants auxquels se substitueraient le pouvoir d'un seul parti, d'un seul Comité Central et enfin d'un seul homme. 

La phase supérieure de la société communiste 

Il est vrai que nous n'avons traité jusqu'ici que de la phase inférieure du communisme. Dans La Critique du Programme de Gotha, Marx soutient qu'on "pourra s'évader une bonne fois de l'étroit horizon du droit bourgeois" quand la phase supérieure aura été atteinte, c'est-à-dire lorsque "la société pourra écrire sur ses bannières: "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Cette formule est habituellement comprise comme signifiant que chacun prélèvera dans le fonds commun selon ce qu'il estimera être ses besoins. Telle est l'interprétation de Lénine dans L'Etat et la Révolution ("chacun puisera librement selon ses besoins"). Pourtant, ainsi énoncée, la formule est dénuée de sens. A un moment donné, les besoins sont par nature infinis, alors qu'il ne saurait en être de même de la production, qui est nécessairement bornée. 

D'ailleurs une production courant après des besoins à satisfaire peut entrer en contradiction avec l'objectif communiste, qu'il s'agisse des rapport de l'homme à la nature (une nature d'abord dégradée, puis épuisée) ou des rapports des hommes entre eux (les forces productives ne sont pas socialement neutres).

Une autre interprétation de la formule, plus cohérente avec l'ensemble de la démarche de Marx, est que les formes politiques seront désormais telles qu'elles permettront à la société de tenir compte des besoins des individus en tant qu'individus différenciés. La norme de répartition ne sera plus celle de: "à travail égal, salaire égal", mais elle ne sera pas non plus: "chacun puise selon ses besoins". Elle sera celle de la prise en charge collective de la diversité concrète des individus: on attribuera à chacun selon ce que sont ses besoins évalués collectivement après débat. Pourquoi ceci est-il possible seulement dans la phase supérieure de la société communiste? Sans doute parce qu'un certain nombre de divisions sociales, encore présentes dans la phase inférieure, auront disparu, permettant un traitement directement politique de questions jusque-là renvoyées à la sphère du droit égal. 

C'est ce que Marx laisse entendre dans ses propos de La Critique du Programme de Gotha: "à chacun selon ses besoins" deviendra possible, nous dit-il, "quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail", "quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie", quand "toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance". Autant d'allusions à une société débarassée d'anciennes contradictions et capable de ce fait d'assumer elle-même directement la diversité des individus qui la composent. Les commentaires mettent souvent l'accent sur l'accroissement des forces productives, dont Marx parle dans le même texte: mais, à lire Marx, on devine que tel n'est pas le fond de l'affaire, et que (de la même façon que pour le travail), les forces productives ici évoquées ont changé tout à la fois de nature et de contenu.

Une telle société est-elle concevable? Penser la disparition de l'Etat, n'est-ce pas s'illusionner? N'est-ce pas penser la fin des contradictions sociales, l'harmonie universelle d'une société totalement transparente et directement présente à elle-même? L'échéance est ici suffisamment lointaine pour que nous laissions à l'avenir le soin de répondre. En attendant, la seule visée raisonnable est , une fois l'Etat bourgeois détruit, l'instauration d'un Etat à voilure réduite. Cet objectif, bien que restreint par rapport aux ambitions initiales, n'est lui-même nullement acquis d'avance: il est, et ne peut être, que l'enjeu d'une bataille permanente. 

Même ainsi redessinés, les espoirs des révolutionnaires seront jugés utopiques par beaucoup. Mais sommes-nous prêts à accepter la survie du système actuel, sans fin et sans limite? Voulons-nous, au contraire, vraiment changer les choses? La lutte pour l'émancipation sociale a alors ses exigences: elle implique l'exploration minutieuse de tous les chemins qui font l'univers du possible. L'option réaliste nous aménerait à passer et repasser sans cesse sur les mêmes vieux sentiers, ignorant ceux qui mènent au sommet. La recherche des voies du futur ne peut se faire qu'à la lumière de l'utopie.

Notes 1. Maître de conférences en sciences économiques à l'Université Paris-Sud (Orsay). 2. Tel est aussi le point de vue de H. Maler dans Convoiter l'impossible. Maler souligne, pour s'en étonner, que "le dépérissement de l'Etat ne requiert, dans cette optique, aucune pratique politique et aucune forme politique spécifiques" (p258). 3. Lénine parle à ce sujet dans L'Etat et la Révolution du maintien pendant un certain temps d'un Etat bourgeois, sans bourgeoisie. "La disparition des classes, dit A. Artous, n'est plus synonyme de celle de l'Etat" (Antoine Artous, Marx, L'Etat et la politique, Thèse, Université de Montpellier, 1996). 4. "Des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres", dit Marx, dans Le Capital, L1, T1, p85 (ES). 5. Dans sa thèse, A. Artous insiste sur le rôle du "despotisme d'usine" comme facteur spécifique de production/reproduction des formes étatiques durant la transition. 6. "En critiquant, à travers Hegel, l'Etat moderne, Marx souligne, dit H. Maler dans Convoiter l'impossible, que c'est dans le déchirement de la société civile que s'enracine la séparation de la société civile et de l'Etat, et que toutes les tentatives de résorber cette séparation sans abolir ce déchirement sont vouées à l'échec" (p259).

Voir ci-dessus