Crise du marxisme ou crise du capital ?
Par Maxime Durand le Dimanche, 09 Juillet 2000

Il est devenu courant d'entendre parler de crise du marxisme, et la théorie économique marxiste est souvent présentée comme une « doctrine » dépassée. Cet article propose quelques points de repère qui cherchent à montrer qu'il n'en est rien et que les outils de l'analyse économique marxiste conservent au contraire toute leur cohérence théorique et leur utilité pour comprendre le monde qui nous entoure.

LA THÉORIE DE LA VALEUR

 

Le problème de la valeur était pour les économistes classiques le point de départ de tout traité d'économie politique. La question qu'il s'agissait de résoudre avant toute chose était au fond celle de la nature du profit. Ces premiers théoriciens avaient assisté au développement de la marchandise capitaliste et à l'émergence du profit industriel. Jusque-là, le surplus revêtait principalement la forme d'un excédent agricole, que l'on pouvait interpréter comme un don de la nature, tandis que le commerce pouvait être analysé comme un simple dispositif intermédiaire ou, s'agissant du commerce international, comme simple troc ou pure rapine.

 

Avec l'industrie, les choses se présentent autrement : le patron de la manufacture achète des matières premières et de la main-d'œuvre - c'est son coût de revient - et il revend plus cher, en faisant du profit. Comment comprendre l'existence durable de ce profit, qui ne renvoie ni aux propriétés de la nature, ni à un « vol » systématique et continu ?

 

Il n'y a que deux grandes manières de répondre à cette interrogation. La première, qui est présente dès l'origine, consiste à naturaliser le capital et à présenter la production et la répartition de manière parfaitement symétrique : la production combine trois facteurs - terre, capital et travail - et chacun est rémunéré - en fonction de sa « productivité », dira-t-on plus tard - sous forme de rente, de profit et de salaire. Cette théorie de la valeur, très ancienne, est celle que l'on enseigne aujourd'hui comme allant de soi aux étudiants en économie. Elle est donc tout aussi « archaïque », sinon plus, que la théorie marxiste, malgré l'apparence "moderne" que lui confère un appareil mathématique pesant et obscur.

 

La théorie marxiste de la valeur s'inscrit quant à elle dans une lignée d'économistes classiques qui avait abouti à une formulation précise mais contradictoire. La théorie marxiste part de Ricardo, mais reformule de fond en comble son approche et déplace sa problématique de manière à montrer que la plus-value est une forme d'appropriation sociale du surplus. L'idée est extrêmement simple : le surplus désigne le volume de richesse qui est produit par une société en excédent par rapport à ce que cette production lui a coûté. La plus-value est la forme d'appropriation de ce surplus dans une société où dominent les rapports sociaux capitalistes. La théorie de l'exploitation permet de traduire cette approche générale sous forme d'une comptabilité en temps de travail : les travailleurs dépensent une somme globale de travail égale à « H » heures de travail. Leur subsistance correspond à une consommation qui a elle-même nécessité une dépense de travail « h » inférieure à leur dépense totale de travail. Le surplus « H-h » va aux patrons sous forme de plus-value, qu'ils choisissent ensuite de consommer ou d'investir.

 

Cette théorie est-elle dépassée ? C'est dans l'air du temps de le dire. La première raison est relativement contingente, mais a son importance : la théorie alternative, dite néo-classique, est dominante et, malgré de très vigoureux débats critiques au début des années soixante-dix, leurs opposants néo-marxistes ou néo-ricardiens ont perdu leurs positions institutionnelles. C'est une première leçon qu'il faut souligner : la science économique est une science sociale non unifiée où s'affrontent depuis longtemps des paradigmes opposés entre lesquels les critères scientifiques purs ne peuvent trancher.

 

La théorie est également « dépassée » en raison d'un déplacement des problématiques : la théorie économique dominante n'a pas à proprement parler de théorie du profit, en ce sens qu'elle prend comme acquis, comme élément naturel, l'existence du profit. Ce dernier est défini comme la différence entre prix et coût, sans que ne soit posée à aucun moment la question de savoir pourquoi existe une telle différence. Dans ces conditions, la théorie marxiste est dépassée en ce sens qu'elle apporte des réponses à des questions que l'on ne se pose plus.

 

LA TRANSFORMATION DES VALEURS EN PRIX : REMARQUES DE MÉTHODES

 

Le dernier argument, qui relève cette fois du débat scientifique à proprement parler, consiste à dire que la théorie marxiste de la valeur est dépassée parce qu'elle contient une contradiction interne portant sur la transformation des valeurs en prix. Ce débat aux ramifications complexes nous renvoie au débat entre Ricardo et Marx. Le calcul en temps de travail conduit à une difficulté que voit bien Ricardo: si les prix des produits étaient strictement proportionnels au travail direct incorporé, les branches qui utilisent le plus de machines auraient un taux de profit inférieur aux autres. Or, ceci est contradictoire avec l'idée commune à tous les classiques selon laquelle la concurrence conduit à la formation d'un taux de profit uniforme.

 

Marx règle cette difficulté en proposant son analyse de la formation d'un taux moyen de profit: les valeurs calculées directement en temps de travail sont dans l'opération transformées en prix de production. C'est sur ce point qu'ont porté les critiques que l'on peut qualifier de néo-ricardiennes. Elles contestent la manière dont Marx  procède et proposent un contre-modèle qui réussit à déterminer les prix et le taux de profit sans passer par une quelconque notion de valeur-travail.

 

Ceux qui acceptent cette critique dans ses grandes lignes en tirent des conclusions opposées. Les anti-marxistes, de façon logique, concluent qu'il faut enterrer la théorie marxiste, ou la ranger au rang des grands ancêtres dont on parlera dans des cours à option pour érudits. Par contrecoup, la domination sans partage de l'école néo-classique apparaît comme légitime et comme la sanction d'un progrès de la connaissance scientifique.

 

Mais il existe une autre variante qui consiste à reformuler la théorie marxiste de la valeur de façon à la mettre à l'abri des critiques néo-ricardiennes. Cette posture conduit, selon nous, à une fuite en avant dans la métaphysique. Elle consiste, en effet, à affirmer que la théorie de la valeur et celle des prix de production fonctionnent sur des plans ou dans des espaces différents, de telle sorte que vouloir passer de l'un à l'autre (la « transformation ») serait une bêtise épistémologique. Il s'agit là d'une réécriture de Marx qui s'accompagne en général d'une interprétation de la valeur que l'on pourrait qualifier d'anti-substantialiste : la valeur serait avant tout une forme sociale, et l'idée de vouloir la mesurer à partir d'une dépense en heures de travail serait un résidu grossier de l'approche de Ricardo. Une telle lecture revient au fond à rendre les armes devant les critiques bourgeois qui se complaisent à distinguer une contradiction logique entre l'analyse de la valeur du livre I et celle des prix de production présentée au livre III du Capital. Une telle position n'est donc pas une réponse satisfaisante d'autant plus qu'elle conduit, de fil en aiguille, à renoncer à des outils essentiels de la critique concrète de l'économie politique. Pour ne prendre qu'un exemple, l'analyse de l'accumulation du capital et de la dynamique du taux de profit n'appartiennent plus au noyau essentiel de la théorie économique marxiste, en raison du non-passage entre valeurs et prix.

 

Vouloir contourner de cette manière une difficulté théorique réelle renvoie finalement à une compréhension biaisée de la méthode dialectique. Celle-ci vise, nous semble-t-il, à construire une structure conceptuelle hiérarchisée qui articule différents niveaux d'abstraction tout en assurant les médiations qui permettent de passer de l'un à l'autre. Prix et valeurs se situent effectivement à des niveaux d'abstraction différents, mais cela ne devrait pas impliquer qu'ils ne communiquent pas, qu'ils soient en somme incommensurables. Le prix lui-même ne représente pas une donnée immédiate : les prix qu'on rencontre dans la réalité concrète sont des prix de marché qui oscillent autour d'un prix « directeur », le prix de production, qui fait déjà partie du monde de la théorie. C'est le prix qui prévaudrait si la péréquation des taux de profit se réalisait de manière parfaite, par alignement sur un taux de profit uniforme.

 

Le niveau atteint par ce dernier ne pourrait alors être compris théoriquement qu'en fonction des performances productives de l'ensemble de la société, en faisant abstraction des formes dérivées de distribution de revenu. Si cette chaîne d'abstractions successives est rompue, on verse alors dans une dialectique idéaliste où la vie réelle n'est plus qu'une sorte de pâle reflet du monde surnaturel des concepts. La cohérence de l'analyse marxiste - donc matérialiste - de la valeur ne peut être restituée que si l'on assure la continuité de l'ensemble des médiations qui mènent du prix individuel à la théorie générale de la valeur.

 

LA SOLUTION MARXISTE

 

Maintenant, si les critiques ricardiennes sont fondées, la théorie marxiste, telle qu'elle est habituellement comprise, est effectivement incohérente et donc scientifiquement dépassée. Elle doit alors s'effondrer ou plutôt éclater en deux parties : d'un côté, une lecture critique très abstraite de la forme valeur; de l'autre, un repli sur une thématique néo-ricardienne. Il est donc tout à fait décisif de montrer que les critiques généralement adressées à la transformation des valeurs en prix de production ne sont pas recevables.

 

Les équations néo-ricardiennes ont, en effet, une particularité bizarre : elles ne peuvent être résolues que si les prix des moyens de production (produits à une période antérieure) sont les mêmes que les produits de la période courante. Cette hypothèse est irrecevable car elle revient à raisonner dans une situation d'état stationnaire où les prix sont déterminés une bonne fois pour toutes, ce qui est contradictoire avec la nature expansive du capitalisme. Si on abandonne cette hypothèse, le modèle néo-ricardien laisse indéterminé le taux de profit et sa prétention à fournir une théorie du profit sans passer par la valeur est donc battue en brèche (1).

 

La difficulté rencontrée par Marx est ensuite aisément levée dès lors que l'on raisonne à partir d'une succession de périodes, comme l'expose Ernest Mandel : "En d'autres termes, les inputs des cycles de production courants sont des données, que l'on connaît au début de ce cycle, et elles ne peuvent avoir d'effet en retour sur la péréquation des taux de profit dans les différentes branches de production au cours de ce cycle. Il suffit de supposer qu'elles sont déjà calculées en prix de production et non en va-leurs, mais que ces prix de production résultent de la péréquation des taux de profit durant le cycle de production précédent, pour que disparaisse toute incohérence (2) ".

 

LA DYNAMIQUE DU CAPITALISME

 

On va ici explorer une illustration centrale de l'idée selon laquelle les débats économiques sont récurrents : la « science » économique ne progresse pas de manière linéaire mais en reformulant périodiquement ses problématiques. La tradition marxiste a été ainsi constamment traversée par un débat opposant deux pronostics symétriques quant à la dynamique du système capitaliste : une lecture « harmoniciste » cherche à dé-montrer que le capitalisme peut de manière éternelle reproduire les conditions propices à son bon fonctionnement, tandis qu'une approche « catastrophiste » postule au contraire que le capitalisme ne peut fonctionner, à moins de circonstances exceptionnelles.

 

Cette opposition est apparue de manière périodique au sein même de l'économie bourgeoise. A partir de constructions théoriques différentes, des auteurs comme Ricardo, Malthus, Keynes ou Schumpeter doutaient des capacités du capitalisme à renouveler les sources de son dynamisme, même si ce sont évidemment les versions apologétiques et optimistes qui dominent aujourd'hui. Dans le champ du marxisme, la controverse du début du siècle autour du développement du capitalisme et de l'impérialisme entre-tient des correspondances étroites avec des débats contemporains : Tugan-Baranovsky ou Bauer, qui utilisaient les schémas marxistes de la reproduction pour montrer que le capitalisme pouvait stabiliser son fonctionnement, peuvent être considérés de ce point de vue comme les précurseurs des régulationnistes.

 

Cependant, dans la mesure où la vulgate marxiste a pendant longtemps penché du côté du «catastrophisme», on trouve là une des raisons traditionnellement invoquées pour décréter que le marxisme est une doctrine dé-passée. Il y a là un procédé surtout rhétorique qui consiste à assimiler l'essence du marxisme à un pronostic d'effondrement final ; puisque le capitalisme ne s'est pas effondré, il est donc facile ensuite de montrer que les faits ont détrompé le marxisme. Si l'on en admet les prémisses, ce raisonnement est évidemment imparable. Cependant, même en l'état, il recèle un paradoxe assez étonnant : peut-on raisonnablement écarter la théorie marxiste d'un revers de main, au moment même où la crise et la montée du chômage réactualisent toute une série d'arguments et de propositions marxistes ?

 

LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT

 

De telles assertions s'appuient, dans le champ de la théorie, sur la dénonciation de la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit. C'est cela qui permet de construire l'argument précédant en assimilant le marxisme à un pronostic d'effondrement inévitable du capitalisme. Et il faut bien reconnaître ici que les formulations du Capital prêtent le flanc à cette critique. La loi, telle qu'elle est énoncée, n'est pas acceptable, pour plusieurs raisons.

 

La première est algébrique: quand le numérateur et le dénominateur d'une fraction augmentent, il est impossible d'en conclure que la fraction en question va baisser: son évolution est indéterminée. Pour lever cette indétermination, il faut introduire des éléments d'ordre économique, afin de démontrer qu'au bout du compte les facteurs poussant à la baisse du taux de profit doivent l'emporter sur les contre-tendances.

 

Du côté du dénominateur, l'hypothèse de Marx, et en général des marxistes, est qu'il existe une tendance dominante à la hausse de la composition organique du capital qui l'emporte sur la contre-tendance liée aux gains de productivité. Le taux de plus-value, quant à lui, peut monter mais pas de manière infinie : au total, la baisse doit bien l'emporter. Admettons pour l'instant ce cadre et voyons ses implications possibles. Deux modèles peuvent être envisagés. Le premier est d'inspiration stagnationniste : l'accumulation de capital fixe conduit à une baisse à long terme du taux de profit, de telle sorte que l'on en arrive à un capitalisme à taux de profit voisin de zéro, tellement bas en tout cas que le capitalisme ne peut plus fonctionner en tant que capitalisme. Il ne s'effondre pas forcément, mais il peut être progressivement socialisé, comme l'envisageait Schumpeter.

 

Le second modèle est un modèle cyclique : périodiquement, les crises viennent dévaloriser le capital en excès et faire brusquement chuter la composition organique. Celle-ci progresserait alors en dents de scie : montées progressives, puis baisse brutale au point bas du cycle. D'un cycle à l'autre, les compteurs seraient remis à zéro. La tendance à la baisse du taux de profit pourrait alors être comprise comme une tension permanente entre les exigences de la concurrence et celles de la rentabilité, qui serait à la racine du cycle. Mais on s'éloigne alors de l'idée de tendance.

 

Pour sortir de ces problématiques unilatérales, il convient de rompre avec les postulats implicites de la formulation de Marx, dont on peut dire, à partir de l'expérience historique dont on dispose, qu'elle représente un cas particulier. Il est assez simple de mettre en rapport la formule du taux de profit selon Marx avec des catégories plus empiriques. Il ne s'agit d'ailleurs pas de vouloir opérer une vérification empirique mais en réalité de dépasser une ambiguïté présente chez Marx qui découle du fait que le taux de plus-value et la composition organique du capital ne sont pas des variables indépendantes.

 

LES COMPOSANTES DU TAUX DE PROFIT

 

Essayons de voir pourquoi, en évitant tout formalisme mathématique. Le taux de profit dépend en fait de trois grandeurs : le capital par tête, la productivité du travail et le salaire réel. La composition organique dépend de ces trois variables, tandis que le taux de plus-value est déterminé par l'évolution respective de la productivité du travail et du salaire réel. L'apport des régulationnistes a été de montrer que le taux de profit peut rester durablement constant si les trois grandeurs en question croissent au même taux. La loi de la baisse tendancielle, pour être validée, doit établir qu'il existe une raison de fond permettant de dire que cet équilibre est par principe impossible à réaliser. Or, on ne dispose pas d'une telle démonstration.

 

Tout d'abord, l'accumulation de capital ne se traduit pas forcément par une augmentation de la composition organique. Cela va certes à l'encontre d'un point de vue intuitif : nos sociétés apparaissent comme des accumulations gigantesques d'équipements, et il semble aller de soi que le travail vivant représente une fraction décroissante de ce travail mort cristallisé. Mais la composition organique du capital doit être mesurée en valeur, et deux facteurs doivent être introduits, à commencer par l'amortissement. Conformément à la théorie de la valeur, la valeur du capital fixe est progressive-ment transmise aux marchandises produites. Chaque année, la valeur globale du capital fixe augmente avec l'investissement, mais baisse à proportion de la partie amortie. Il faut donc se garder d'une approche superficielle, qui est à la racine des représentations stagnationnistes: s'il fallait effectivement rentabiliser éternellement le capital investi depuis l'émergence du capitalisme, le taux moyen de profit ne pourrait évidemment que tendre vers zéro.

 

Le deuxième correctif concerne l'effet de la productivité sur la valeur des biens de capital : certes, la production nécessite toujours moins de travail direct, mais cela veut dire aussi qu'il y a toujours moins de travail incorporé dans les machines et les équipements. Si l'on prend en compte ces deux correctifs, on constate qu'une stabilisation de la composition organique n'a rien de déroutant.

 

Cette présentation peut utilement être rapprochée du théorème dit d'Okishio, dont l'idée est assez simple: puisqu'aucun capitaliste ne sera assez fou pour introduire des procédés de production qui feraient baisser son taux de profit, l'addition de ces comportements devrait garantir le maintien du taux de profit global. La réfutation pratique et théorique de ce théorème permet de situer la raison qui tend à détraquer l'équilibre entre capital et produit, à alourdir le poids relatif du capital fixe, ce qui vient à son tour peser sur le taux de profit. C'est la concurrence que se livrent les différents capitaux qui rend possible et d'une certaine manière inévitable un surinvestissement qui n'est pas compensé par les gains supplémentaires de productivité qu'il engendre. Ou, pour dire les choses autrement, il faut proportionnellement plus de capital pour obtenir le même gain de productivité.

 

L'autre variable clé, c'est donc bien la productivité du travail. Celle-ci se si-tue à l'intersection du taux de plus-value et de la composition du capital, qui ne sont donc pas des variables indépendantes. Si le salaire réel croît plus vite que la productivité, le taux de plus-value baisse. Si le capital par tête augmente plus vite que la productivité, c'est la composition du capital qui s'alourdit. On reconnaît là des formulations familières de l'école régulationniste. La question est de savoir comment elles se situent par rapport au marxisme.

 

Elles représentent certes un déplacement, ou plus exactement la transcription des concepts marxistes en catégories proches de l'analyse économique moderne. Le taux de profit est rapporté à des grandeurs, productivité du travail, salaire réel et composition-volume du capital, qui ne sont pas exprimées en valeur mais en unités physiques. Notons au passage qu'un tel transfert de l'espace des valeurs à celui des quantités physiques constitue évidemment une hérésie, ou un acte dépourvu de sens, pour les interprétations métaphysiques de Marx. Vouloir retrouver le concept sacro-saint de plus-value dans les séries statistiques produites par l'Etat bourgeois serait une sorte de révision fondamentale. Tout cela est absurde: Marx et tous les classiques du marxisme ont passé leur temps à éplucher les données statistiques.

 

Le vrai problème théorique se situe ailleurs et concerne la progression des gains de productivité qui représentent une tendance majeure du capitalisme, sur laquelle Marx se plaît à insister : " Si nous faisons abstraction des diverses actions perturbatrices dont l'examen n 'a pas d'intérêt pour ce que nous recherchons ici, le mode de production capitaliste a pour tendance et résultat d'augmenter sans cesse la productivité du travail. »

 

Mais cette capacité ne donne-t-elle pas au système une formidable marge de manœuvre, lui permettant de surmonter sans difficulté ses contradictions - les "diverses actions perturbatrices" ? - après tout secondaires par rapport à cette formidable efficacité ? L'élément clé est ici que Marx raisonne la plupart du temps, implicitement, avec l'hypothèse d'un salaire réel progressant très faiblement, en tout cas sans commune mesure avec les progrès de la productivité. Cela rend d'autant plus difficile la démonstration d'une tendance à la baisse du taux de profit, car le taux d'exploitation peut tout à fait augmenter aussi vite qu'il le faut pour maintenir le taux de profit constant. On peut le démontrer mathématiquement: si le salaire réel n'augmente pas, il suffit que la croissance de la productivité représente une fraction de l'effort supplémentaire d'investissement. Dans un tel modèle, les difficultés viennent d'ailleurs, du côté de la réalisation, puisque les débouchés offerts par la consommation salariale tendent à rester inférieurs à ce qui serait nécessaire. Cette tendance à la sous-consommation finit par peser sur les conditions de la rentabilité mais pour des raisons qui se trouvent du côté des salaires.

 

On touche du doigt ce qui est finalement la grande leçon du débat du début du siècle sur la viabilité du capitalisme : on ne peut y répondre qu'en descendant d'un cran dans le niveau d'abstraction et en combinant l'étude de la dynamique du taux de profit avec celle des schémas de reproduction.

 

TAUX DE PROFIT ET REPRODUCTION DU CAPITAL

 

Marx sépare ces deux domaines : il étudie d'un côté les conditions générales de reproduction et, de l'autre, l'évolution du taux de profit. Or, il est bien évident que la dynamique concrète du capitalisme ne peut être comprise que si on combine ces deux éléments ; le capitalisme a besoin à la fois d'un taux de profit soutenu et de débouchés croissants. De ce qui vient d'être discuté découle ensuite une autre idée : la mise en relation de ces différents outils doit aussi intégrer une question centrale, celle des valeurs d'usage qui sont le support de la reproduction.

 

Le marxisme a beaucoup souffert d'une polémique mal conduite avec l'utilitarisme néo-classique : puisque les économistes bourgeois faisaient jouer à l'utilité un rôle déterminant, il fallait y opposer, presque classe contre classe, une conception qui ramenait la théorie marxiste de la valeur à une simple comptabilité en temps de travail. Or, il s'agit d'un faux débat: personne ne peut soutenir que l'on arrivera à rentabiliser un capital qui produit des marchandises inutiles, et tout le monde est prêt à accepter que le coût de production peut se résoudre en quantités de travail salarié.

 

La vraie question est d'articuler correctement ce que les régulationnistes appellent normes de consommation avec la logique particulière d'un régime d'accumulation donné. Pour bien fonctionner, le capitalisme doit faire trois choses, et d'abord assurer sa reproduction, autrement dit préserver dans la durée une répartition du revenu compatible avec l'accumulation. Il faut ensuite que cette reproduction ne s'accompagne pas d'une dégradation du taux de profit. Et il faut enfin que les valeurs d'usage qui portent les mouvements de valeur correspondent à la demande sociale, autrement dit que l'allocation du travail social soit compatible avec l'orientation des besoins. Cette présentation générale permet de mieux distinguer les modalités principales de l'accumulation capitaliste, ainsi que les facteurs de crise.

 

DEUX GRANDS RÉGIMES D'ACCUMULATION

 

Du point de vue qui est le nôtre ici, on peut, en effet, distinguer deux cas polaires, que l'on pourrait appeler accumulation équilibrée d'une part, accumulation déformée de l'autre. Ce dernier modèle correspond au cas où la croissance de la productivité est supérieure à celle du salaire réel. La réalisation des marchandises n'est donc possible que si la répartition du revenu se déforme afin de compenser la baisse de la part des salaires. Il n'y a que deux solutions à ce problème : la première est la croissance de l'accumulation qui doit augmenter, mais plus vite que le produit social, de telle sorte que l'on assiste à un auto-développement de la section des moyens de production, qui entraîne effectivement une croissance rapide de la composition organique du capital et débouche à terme vers une baisse du taux de profit. La seconde solution consiste à laisser augmenter la part de plus-value consommée, de manière à contrebalancer le recul de la part des salaires. Cette accumulation déformée est de toute manière instable et difficile à gérer pour des raisons économiques et sociales.

 

L'accumulation équilibrée correspond au cas où le salaire réel augmente autant que la productivité du travail, ce qui assure la réalisation de la valeur. Pour que le taux de profit soit mainte-nu, il suffit que ces gains de productivité n'entraînent pas un accroissement exagéré de la composition en capital.

 

Le fonctionnement concret du capitalisme est une combinaison spécifique de ces différents schémas: la France des années quatre-vingt se rapproche d'un schéma d'accumulation déformé avec montée des revenus non salariaux, celle des années soixante était plus proche d'un schéma équilibré que les régulationnistes ont appelé « fordisme ».

 

Cette présentation permet de distinguer trois grands facteurs de crise, dont l'importance relative varie selon les circonstances : la crise peut résulter d'une insuffisance de débouchés, d'une dégradation de la rentabilité, ou d'une inadéquation entre la structure de la production et la demande sociale. Le taux de profit vient en fait synthétiser le degré de réalisation de ces diverses conditions. L'évolution tendancielle du taux de profit n'a alors de sens que si on la replace dans la dynamique longue du capitalisme. Celle-ci est marquée par le passage de périodes d'accumulation régulée, où les conditions de garantie du profit sont réalisées, à des périodes d'accumulation inégale et de reproduction perturbée. Ce passage s'analyse toujours comme une dégradation des conditions de maintien du taux de profit, ce qui conduit à une formulation extensive de l'idée qui est contenue dans la notion de baisse tendancielle du taux de profit : le capitalisme ne peut durablement établir les conditions de son fonctionnement harmonieux ou, pour être moins catégorique, n'y a jamais réussi jusqu'à présent.

 

Cette dernière proposition représente un point de clivage fondamental entre le marxisme révolutionnaire et la tradition d'interprétation harmoniciste du marxisme : le capitalisme peut fonctionner, mais les dispositifs qui permettent d'assurer ce bon fonctionnement se sont toujours, jusqu'à présent, révélés contradictoires. Toutes les inventions qui étaient bonnes pour la croissance et le taux de profit - par exemple la progression des salaires, la protection sociale, l'inflation rampante - se sont re-tournées en autant d'obstacles. Ce schéma où les contre-tendances finissent par s'annuler évoque, sans la reprendre entièrement, la problématique de Marx.

 

Pour dire les choses autrement, l'onde longue expansive renvoie à la mise en place d'innovations technologiques et institutionnelles qui sou-tiennent durablement le taux de profit tout en accumulant des effets pervers qui font basculer dans une onde longue récessive où, au contraire, le capitalisme se voit incapable de renouer avec une dynamique soutenue.

 

LA CRISE AUJOURD'HUI

 

La période que nous vivons actuellement, et c'est particulièrement vrai en France, se caractérise par une situation relativement inédite. Le taux de profit a été rétabli, alors même que la croissance devient de plus en plus fluctuante et oscille autour d'une moyenne très basse par comparaison avec les années soixante. Les instruments d'analyse marxiste permettent assez bien de rendre compte d'une tel-le situation, qui reste au fond incompréhensible pour les néo-classiques qui ne peuvent expliquer pourquoi, alors que le taux de profit a été rétabli, la croissance ne retrouve pas son ni-veau d'antan. Les régulationnistes ne sont pas mieux lotis, eux qui prévoient depuis quinze ans l'émergence d'un nouveau compromis social positif, que l'on ne voit évidemment pas émerger par génération spontanée. La vision marxiste est finalement assez simple dans son principe : le capitalisme vient d'atteindre une nouvelle fois ses limites et se trouve en proie à ses contradictions les plus classiques, que d'aucuns pensaient pourtant définitive-ment dépassées.

 

Il est, en effet, assez cocasse, d'un certain point de vue, de présenter la montée du chômage comme un phénomène nouveau et surprenant. Il s'agit plutôt d'un retour à une certaine normalité du capitalisme qui tend constamment à fabriquer une « armée industrielle de réserve» dont l'une des fonctions est de venir peser sur les salaires : c'est le fonctionnement normal de la concurrence, le résultat obligé de ce que l'on appelle aujourd'hui compétitivité. A partir du moment où se sont modifiés les rapports de forces qui permettaient de réguler le capitalisme, celui-ci revient spontanément à l'état sauvage. Cette mise en perspective historique conduit rétrospectivement à souligner le caractère exceptionnel des performances enregistrées dans les années d'après-guerre : on comprend mieux maintenant qu'il ne s'agissait pas d'un acquis définitif, mais au contraire d'un « montage » qui a tenu une génération, mais pas plus.

 

La crise actuelle a évidemment aussi des caractéristiques spécifiques. C'est une société pleinement salariale qui bascule dans la récession au milieu des années soixante-dix, et l'évolution du système apparaît particulièrement rétrograde. Le capitalisme du début des années soixante-dix était probablement mûr pour une socialisation intégrale de l'investissement, pour un pas-sage presque naturel au socialisme, conforme aux intuitions d'Engels à la fin de sa vie ou de Schumpeter. Ce basculement était, au niveau stricte-ment économique, d'actualité, même s'il n'était réellement porté par aucune force politique ou mouvement social. Ces supputations discutables ne sont avancées ici que pour mieux souligner à quel point l'entrée en crise n'implique pas seulement une pause dans la croissance mais un véritable retour en arrière.

 

La profondeur de la crise est par ailleurs sans commune mesure avec d'autres expériences passées. C'est la troisième cause des crises qui joue ici de manière extrêmement vigoureuse : l'inadéquation entre les besoins sociaux et l'« offre » capitaliste, autrement dit ce qui est compatible avec les conditions générales de rentabilité, s'est tellement approfondie que l'ensemble du système est plombé vers le bas. Rétablir le profit ne suffit pas, en effet, si l'on n'organise pas des débouchés croissants. On se trouve bloqué et constamment ramené à un taux de croissance médiocre qui finira par en-traîner un nouvel effondrement du profit.

 

L'analyse marxiste permet donc de comprendre pourquoi cette crise apparaît comme quelque chose de plus grave et de plus profond qu'une simple crise périodique. Et c'est, du point de vue subjectif, la meilleure et la pire des choses. La pire, parce que les moyens de combattre les effets de la crise paraissent hors de portée ; la meilleure, dans la mesure où l'ampleur même de cette crise est porteuse d'une prise de conscience anticapitaliste. Ce qui est en cause, c'est bien la logique économique elle-même, à savoir la satisfaction des besoins sociaux par la production de marchandises. Ce mode d'organisation sociale fonctionne aujourd'hui à l'exclusion et met en place un véritable apartheid social, qui est à la racine du chômage de masse. La vraie sortie de crise est donc radicale-révolutionnaire.

 

Il n'y a donc pas de crise du marxisme dans le champ de l'économie : comme instrument de connaissance critique, la théorie marxiste continue à bien remplir sa fonction, qui consiste à rendre intelligible la réalité économique et sociale. Comme il ne s'agit pas d'un dogme intangible, il existe et il doit exister des controverses, des remises en cause, qui permettent de réorganiser les principales thèses du marxisme et de produire périodiquement des synthèses colle-rentes. Ce travail s'opère évidemment à contre-courant, en raison notamment de l'éviction assez systématique de la pensée critique de l'université et des centres de recherche, sans parler des médias.

 

Ce qui permet de parler de crise du marxisme se situe en réalité ailleurs, dans l'assimilation du projet marxiste révolutionnaire à la sinistre trajectoire des pays de l'Est. Notre réponse ne consiste pas à séparer le bon grain de l'ivraie, et à se replier ainsi dans la tour d'ivoire de la théorie. Ce serait abandonner ce qui fait la spécificité d'une démarche qui ne vise pas simplement à comprendre le monde, mais aussi à le transformer. L'effort de rénovation théorique doit donc aller de pair avec la revendication d'une continuité entre le projet marxiste révolutionnaire et une démarche actualisée de transformation sociale.

 

Dans la conjoncture actuelle, un re-tour aux sources, une relecture des textes fondateurs, à la lumière des évolutions contemporaines, nous semblent une étape nécessaire. On n'en donnera qu'un exemple, qui permettra de conclure et de refermer cet article sur lui-même. On entend souvent parler aujourd'hui de crise de la valeur travail pour désigner le fait que le travail perdrait son rôle primordial dans la socialisation des individus. Mais ce n'est pas simplement jouer sur les mots que de montrer que cette crise-là est juste-ment une crise de la valeur-travail au sens où l'entend la théorie marxiste. Cette crise signifie en effet que les critères de rationalité d'un mode de production particulier, le capitalisme, tournent de plus en plus à vide, ou en tout cas de manière régressive.

 

Aller au fond théorique des choses, c'est en même temps redécouvrir, refonder, réinventer - comme on voudra - cette proposition théorique aujourd'hui centrale: puisque la crise est effective-ment une crise très profonde, elle ne saurait donc être dépassée que par le renversement du capitalisme. Le problème qui est posé aujourd'hui avec la lutte contre le chômage, c'est celui de la maîtrise que la société peut exercer sur l'utilisation des ressources dont elle dispose ; la cible, c'est alors la propriété privée des moyens de production. Tout cela est finalement assez classique.

 

Critique Communiste n°138, été 1994

 

Notes :

1. Manuel Ferez, « Valeur et prix : un essai de critique des propositions néo-ricardiennes », in Critiques de l'économie politique n°10, janvier-mars 1980.

2. Ernest Mandel, Introduction au livre 1 du Capital, Penguin Books, 1981.

3. Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, 10/18, 1971.

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