La confrontation d’un dictateur élu: la mobilisation populaire en Turquie
Par Yunus Sozen le Dimanche, 09 Juin 2013

Les manifestations de masse et les répressions sévères du gouvernement ne sont pas nouvelles en Turquie, pourtant, malgré le fait que les manifestations actuelles à Istanbul et dans toute la Turquie ont été initiées par les socialistes, il n’y a pas de doute que cette fois-ci, nous vivons des évènements qui ont des différences frappantes. Cela s’est montré non seulement dans le manque visible d’expérience politique d’un nombre signifiant de manifestants mais aussi dans le nombre véritable de ces derniers, ainsi que dans leur capacité de résistance hallucinante face aux assauts massifs de la police et aux effets nuisibles des gaz lacrymogènes. Quelle est la cause de cette explosion sociale massive dans un pays où il n’y a pas de signe de crise économique et où le gouvernement a été élu en 2001 avec 50% des votes ?


Pour mieux comprendre ce qui se déroule, commençons avec une discussion sur la relation entre élections et démocratie. Les démocrates Athéniens ont conçu leur système de démocratie sans élections parce qu’ils pensaient que les élections étaient la méthode oligarchique d’élire des dirigeants. Des mécanismes qui évitaient la création d’une classe politique (comme la loterie et le système de rotation) étaient la seule voie démocratique de choisir des souverains. Car les démocrates Athéniens croyaient que les élections avaient non seulement une tendance intrinsèque de classe, mais aussi elles offraient aux souverains l’autonomie de la part du dirigé, ce qui rendait possible aux souverains de faire tout ce qu’ils désiraient.


En effet, la seule raison pourquoi un gouvernement représentatif moderne libéral centré autour des élections, n’est pas simplement un système oligarchique est aussi parce que ce système fournit des outils pour le dirigé, y compris des méthodes de participation autres que les élections, la liberté pour l’opposition et un contrôle sur les souverains. Malgré le fait que ces outils sont toujours strictement insuffisants, ils deviennent plus difficiles pour les souverains de faire ce qu’ils désirent, et ils forcent ces derniers à répondre aux citoyens dans une certaine mesure. Pourtant, si les élections commencent à devenir la seule institution d’un gouvernement moderne représentatif,  alors elles deviennent un outil pour un règne autoritaire en renforçant l’exécutif avec l’accord populaire.


Les manifestations historiques tournées autour de la résistance au parc Gezi d’Istanbul sont justement basées sur les réclamations causées par la dictature d’une branche exécutive qui est renforcée par l’approbation électorale. Spécifiquement, la résistance du Parc de Gezi est un des exemples où le caractère de classe de l’état et la nature oligarchique de l’autorisation électorale, dans les deux cas, sont devenus évidents de façon flagrante. Premièrement, cela signifie le caractère de classe de l’état d’une façon qui ne va pas échapper à l’analyse marxiste la plus rudimentaire. Gezi est un parc public à l’épicentre politique et culturel de la ville, Taksim, et le gouvernement a décidé de le remplacer par un centre commercial.


Quand les activistes ont commencé à résister en refusant d’évacuer le parc pour sa conversion en un centre commercial, le gouvernement y a envoyé sa police à l’attaque. Carrément, l’état a utilisé en aveugle ses instruments de violence pour l’intérêt du capital et afin de convertir un bien collectif en propriété privée. Pourtant, Gezi démontre aussi le caractère oligarchique d’un régime politique basé entièrement sur l’autorisation électorale, parce que pendant les élections de 2011, personne n’a voté ni pour que le gouvernement ne convertisse un parc public à Taksim en un centre commercial, ni pour aucune autre incursion du gouvernement dans le domaine social. Encore à court de mandats spécifiques, et d’instructions claires sur la façon de gouverner, le gouvernement avait le droit de se prononcer comme il lui plaît.


Cependant, malgré leur mandat électoral, ce type d’action unilatérale ne pourrait pas avoir lieu dans un système représentatif qui fonctionne mieux, qui fournit aux dirigés d’autres instruments de participation et d’opposition que les élections. Car, malgré le fait que le contenu démocratique est limité dans un gouvernement libéral représentatif, les citoyens pourraient avoir un accès plus aisé à la sphère politique où il y aurait un certain niveau de transparence et un domaine de débat public libre, tout cela examiné publiquement. En Turquie, par contre, aucunes limites pareilles n’existent, ce qui donnent à l’AKP (partie du gouvernement) une accumulation de pouvoir sans précédent depuis 2007.


AKP n’a pas seulement éliminé le défi historique connu de l’armée, mais aussi il a pris le contrôle des instances juridiques, et a ensuite peu à peu mais sans aucun doute, utilisant sa popularité, supprimé toute liberté d’opposition. Concrètement, la politique d’Erdogan n’a pas pu être confrontée par les médias inexistants d’opposition et elle n’a pas pu être questionnée par la justice qui est pour le moment sous le contrôle de l’exécutif, c’est-à-dire le parti au pouvoir. Par conséquent, quand Erdogan a voulu transformer un espace public, où les citoyens peuvent échanger librement d’égal-à-égal, en un espace conservateur à tendance de droite, où les clients se concentrent sur l’acquisition de biens, il ne restait plus d’autres moyens pour l’arrêter que celui de la force des foules.


Toutefois, les masses protestantes de gens dans la rue résistent à la police et sont exposées à l’utilisation excessive de gaz lacrymogènes et à la force brutale pas seulement à cause de l’injustice au Parc de Gezi ou du fait qu’Erdogan est un leader autoritaire. Ces manifestations ont eu lieu car en plus des attaques d’Erdogan aux groupes d’opposants (les laïques, les Alevis, les Kurdes, les socialistes et les autres), y compris en les éliminant des positions de pouvoir, ainsi qu’en les criminalisant et les emprisonnant en masse pour de différentes raisons, il a intensifié à un niveau sans précédent ses politiques sociales d’exclusion, néolibérales et extrêmement conservatrices. Si on cite quelques exemples récents, l’année dernière, et sans trop de débat, tout le système éducatif a été reconfiguré dans le but d’être au service de non seulement les besoins du capital mais aussi, comme le dit Erdogan, « pour élever une génération plus religieuse ».


Le mois dernier, dans un pays où la consommation d’alcool par personne est de loin la plus faible parmi les pays de l’OCDE, de strictes limitations supplémentaires  de la consommation d’alcool ont été approuvées, celles-ci ont été défendues par Erdogan ainsi : « Comment est-ce défendable pour vous d’accepter une loi passée par deux ivrognes (pour de nombreuses personnes Erdogan fait référence à Ataturk et Inonu), mais un cas qui est issu de l’impératif de la religion devient quelque chose que vous avez besoin de nier…si vous voulez boire, achetez votre boisson et allez boire chez vous ». La semaine dernière, AKP a étendu ses attaques envers les droits des  femmes en re-qualifiant la pilule du lendemain comme un médicament délivrable sous ordonnance. Il y a aussi quelques jours Erdogan a commenté de manière positive une annonce faite dans le métro d’Ankara avertissant ceux qui s’embrassaient en public. La plupart de ces régulations seraient plus difficiles à mettre en place si les mécanismes de contrôles existants précédemment, étaient toujours en place.  Par exemple, la Cour Constitutionnelle pourrait demander la modification de quelques-uns des changements juridiques, ou le Conseil d’Etat en aurait limités ou supprimés quelques-unes. En tenant en compte, le manque d’espaces d’expression libre et le manque d’obstacles au pouvoir d’Erdogan, toutes ces politiques ainsi que les autres, associées à ses discours symboliquement excluants et étouffants, ont apparemment créés un grand ressentiment chez les non-partisans non seulement complètement impuissants et frustrés mais aussi très en colère.


Cette colère s’est incarnée maintenant dans les manifestations massives, ou beaucoup de gens reprennent l’autonomie dont le gouvernement bénéficiait. Bref, si la raison pour la révolte est le sentiment d’impuissance et le manque de contrôle sur sa propre vie, la conséquence immédiate est probablement le sentiment de puissance dont une grande partie de la population jouit pour la première fois. En ce moment, ils ont repris le contrôle de leur ville et de leur vie. En conséquence, nous vivons maintenant un moment réellement démocratique. C’est une expérience qui va au-delà des droits démocratiques issus des démocraties libérales représentatives, qui au mieux est une démocratie domestiquée pour les besoins du capitalisme et de l’état moderne. Donc, et en opposition à toute logique, nous devons sans doute cette explosion démocratique au manque de contrôles démocratiques sur le pouvoir de l’exécutif élu.


Quant à Erdogan, d’un autre côté, avant que nous soyons témoins de la transformation de son image d’un leader qui est fort, populaire et un peu impulsif, toujours réfléchi sur les valeurs de la « nation Turque », en un tyran qui est totalement avide et ivre de pouvoir malgré le fait qu’il a les votes, il ne peut plus gouverner le pays d’une façon efficace. Il est en effet pris au piège du dilemme dictatorial : s’il cède aux demandes actuelles, il va perdre la perception qu’il est si fort ; s’il ne cède pas du tout, il va être obligé de compter sur le pouvoir coercitif à un niveau qui va le transformer en un tyran cruel. Jusqu’à présent, il a pris la deuxième voie, en rabaissant et en criminalisant les manifestants constamment, espérant, que les prochaines élections dans moins d’une année auront pour résultat, en un sens, de dissiper l’euphorie démocratique. Toutefois, bien que ce cas soit un des exemples où la citation «  La politique est flexible » est en effet la réalité, il semble que la mobilisation soutenue est la seule ligne de conduite qui va aider à satisfaire les objectifs à la fois démocratiques et socialistes.











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