Femme, tu n’auras jamais de retraite dans ta vie !
Par Sandra Ezquerra le Mardi, 04 Décembre 2012

Le 22 novembre dernier, sur base d’une plainte d’une citoyenne espagnole, la Cour de Justice de l’Union Européenne a estimé discriminatoire la législation espagnole en matière de pension de retraite contributive des travailleurs à temps partiel (1). Bien que cela passe souvent inaperçu, ce n’est pas la première fois que cette Cour conclut au caractère discriminatoire de mesures adoptées par un Etat membre. Mais c’est encore une fois de trop. D’autant plus que cette situation ne concerne pas que la plaignante. Elle ne concerne pas non plus que les travailleurs (en majorité travailleuses) à temps partiel de l’Eatat espagnol. Elle illustre à nouveau la façon dont se perpétuent et s’amplifient les discriminations sur base du sexe à travers les mesures austéritaires adoptées par les gouvernement des Etats membres qui ont pourtant intégré dans leur législation nationale les directives européennes sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes. Nous reproduisons ci-dessous un article de notre camarade Sandra Ezquerra, professeure de sociologie à l’Université de Barcelone et militante d’Izquierda Anticapitalista, notre organisation sœur dans l’Etat Espagnol. En partant des chiffres de son pays, Sandra brosse une analyse qui reste largement valable au-delà des frontières.


Femme, tu n’auras jamais de retraite dans ta vie !

Isabel a 72 ans. Elle a pris sa retraite à 66 ans, après avoir travaillé 18 ans dans une propriété de Barcelone où elle récurait pièces et escaliers. C’est emploi était sa seule possibilité d’obtenir un revenu tout en continuant à prendre soin de ses enfants et de sa belle-mère. Pendant tout ce temps, Isabel a cotisé pour un horaire de travail équivalent à quatre heures par semaines. Lorsqu’elle a introduit sa demande de retraite en 2006, celle-ci lui a été refusée puisque, selon la Sécurité Sociale, Isabel ne totalisait pas la période minimum de 15 ans de travail nécessaire à l’obtention d’une pension légale. En réalité, selon la méthode de calcul utilisée, Isabel avait seulement cotisé trois ans. Pour pouvoir comptabiliser les 15 années qui lui auraient donné accès à une allocation de retraite de 112,93 euros par mois, elle aurait dû travailler 100 ans. Pour l’instant, elle vit d’une pension de veuve d’à peu près 600 euros.

A propos du cas d’Isabel, la Cour de Justice de l’Union Européenne a estimé la semaine dernière que la norme espagnole sur les pensions discrimine les salarié-e-s qui travaillent à temps partiel, majoritairement des femmes, en exigeant une période de cotisation proportionnellement supérieure à celle des autres contribuables. Parce que les femmes occupent la grande majorité des postes de travail à temps partiel, les obstacles que nous impose la loi  pour obtenir une pension impliquent une discrimination, bien qu’indirecte, sur base du sexe. Malgré le fait que la loi soit rédigée de manière neutre, elle affecte beaucoup plus de femmes que d’hommes. Dans ce sens, elle est donc contraire à la législation sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale.

Selon les données de l’enquête sur la population active, pratiquement pour l’instant 75% des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes[1]. De plus, parmi les personnes qui travaillent entre une et neuf heures par semaines, 66% sont des femmes, qui sont aussi 67% parmi les personnes qui travaillent entre 10 et 19 heures par semaine. Sur le total des personnes travaillant à temps partiel, 96% de celles qui l’acceptent pour soigner des enfants ou des adultes malades, vieilles et/ou à autonomie restreinte sont des femmes[2]; 94,3% de celles qui ont d’autres obligations familiales ou personnelles sont des femmes ; 71,16% de celles qui n’arrivent pas à trouver un emploi à temps plein, sont des femmes. Ces chiffres, tout comme l’histoire d’Isabel, nous poussent à la réflexion.

Premièrement, comme le dénoncent les économistes féministes depuis longtemps et comme le reconnait maintenant la Cour européenne, la responsabilisation passée et actuelle des femmes envers le travail domestique et des soins explique en grande partie notre concentration  dans les emplois précaires, y compris les temps partiels. Cette concentration explique à son tour notre grande difficulté à accéder aux droits sociaux tels qu’une retraite digne ou des allocations de chômage dans des conditions égales à celles des hommes. Il est inexact que cette situation change avec les nouvelles générations parce que, s’il est certain que cette ségrégation se manifeste de manière plus aigue chez les personnes plus âgées, presque 80% des personnes entre 35 et 39 ans employées à temps partiel sont des femmes. En d’autres termes: quand les femmes commencent à assumer des responsabilités de soins, elles perdent de manière importante leur présence sur le monde du travail. Et ce n’est pas une question générationnelle.

Face à ce scénario, les lois ne nous discriminent peut-être pas toujours directement mais elles ont en tout cas comme résultat de reproduire chaque jour les inégalités de genre dans la société en plaçant les femmes dans une position de fragilité extrême face aux politiques qui, il faut le dire, détruisent jour après jour les droits et le bien-être de la population. Sans aller plus loin, l’allocation journalière de chômage pour les femmes (25,68 euros) est de 15,6% inférieure à celle des hommes (30,42 euros). De plus, selon les données du Ministère de l’Emploi et de la Sécurité Sociale, la moyenne annuelle de la durée de perception des allocations de chômage est de 10% inférieure pour les femmes. Nous ne sommes réceptrices que de 41,1% des allocations contributives pour le chômage alors que nous sommes 64,67% des bénéficiaires du Revenu Actif d’Insertion (ndlr: prestation destinée -sous conditions- aux chômeurs de longue durée ou aux personnes éloignées de l’emploi pour raisons économiques ou de santé qui ont épuisé leurs droits aux autres prestations et/ou allocations de chômage) et 86,2% des bénéficiaires de l’aide sociale. Parmi la population étrangère, les femmes ne reçoivent que 35,16% des allocations de chômage et seulement 33,6% de celles qui sont contributives.

Deuxièmement, il faudrait s’interroger sur les raisons qui nous placent en position désavantageuse, raisons qui, selon moi, se trouvent sur les plans politique, économique et idéologique. L’Etat a contribué historiquement à perpétuer les inégalités sociales de genre. Mais ce rôle s’est approfondi dans le contexte actuel de crise. Il n’a pas seulement créé des politiques contraires (directement ou indirectement) aux intérêts des femmes (suppression des crèches publiques, élimination des allocations pour les mères travailleuses, privatisation des services d’aide aux femmes victimes de violences, etc.). Mais il a aussi gelé ou éradiqué celles qui pourraient que contribuer à la réduction de notre discrimination. Le refus des gouvernements PP et PSOE à élargir le congé de paternité en est un bon exemple. En promouvant des journées de travail toujours plus précaires et volatiles, le marché du travail continue à résister à la conciliation entre la vie professionnelle, sociale et familiale des femmes salariées, tout comme à la coresponsabilité entre les hommes et les femmes. Enfin, sur le plan culturel, la responsabilité des soins continue d’être attribué aux femmes. Par là, notre exclusion du marché du travail et de nombreux droits sociaux est normalisée. A titre d’exemple, selon les données de l’Enquête sur l’Emploi du temps, il existe encore une différence de genre importante dans la participation au travail non rémunéré de 17% (74,7% des hommes y participent et 91,9% des femmes). Quant au travail domestique, le temps que les femmes y consacrent continue à être supérieur de plus de deux heures à celui des hommes.

Troisièmement, en sachant que la discrimination de laquelle nous continuons à être victimes dans le milieu familial renforce notre vulnérabilité sur le plan professionnel, et en sachant que cette tension dialectique est renforcée à différents niveaux, de l’idéologique au politique en passant par l’économique, il est indispensable de se poser deux dernières questions. D’un côté, qui, pourquoi et comment a-t-on décidé que les femmes sont venues au monde pour soigner et, en conséquence, pour être citoyennes et travailleuses non salariées? Et, de l’autre côté, qui, pourquoi et comment a-t-on décidé que les droits sociaux dérivent exclusivement de la participation formelle au marché du travail considéré comme productif?

Non seulement c’est dramatique qu’Isabel reste sans pension pour avoir occupé l’unique type d’emploi qui lui permettait de continuer à assumer le rôle de pourvoyeuse de soins que la société lui a si aimablement dévolu de par sa naissance en tant que femme, mais ça l’est encore plus que cette même société ne reconnait pas comme source de droit un travail aussi important que celui de soigner les personnes jeunes, vieilles ou malades. Ce travail, ne l’oublions pas, avec le démantèlement de l’Etat providence dirigé par les mêmes politiques qui réforment la loi des retraites, nous continuerons à le supporter sur nos épaules de femmes, que nous ayions 36 ans ou 72 comme Isabel. Ne nous y trompons pas: à cette allure, nous ne bénéficierons plus de notre retraite. Ni en travaillant 37 ans, ni en travaillant cent ans.

Sandra Ezquerra, le 01/12/12, dans www.eldiario.es

Traduction pour LCR-Lagauche : Céline Caudron

(1) http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2012-11/cp120152fr.pdf


________________________________

[1] 80,8% en Belgique (DGSIE, Enquête sur les forces de travail, 2010).

[2] 80,7% en Belgique (DGSIE, Enquête sur les forces de travail, 2010).

Voir ci-dessus