Dossier: L'impérialisme et les oligarchies déchirent la Côte d'Ivoire
Par Paul Martial, Jean Nanga le Lundi, 04 Avril 2011

A nouveau, la Côte d’Ivoire est plongée dans une crise profonde qui prend ses racines dans les conditions de son indépendance, dans les politiques imposées par les institutions financières internationales et les luttes entre les factions de la bourgeoisie pour le contrôle de l’État. La crise ivoirienne ne trouve pas d’issue. Le panel de l’Union africaine est incapable de contraindre Gbagbo à quitter le pouvoir et le blocus économique décidé par l’ONU, au lieu d’affaiblir l’ancien président, frappe la population déjà étranglée par la guerre entre Gbagbo et Ouattara.

Lever le blocus!

La reconnaissance par le panel de l’Union africaine d’Alassane Ouattara comme président de la République de la Côte d’Ivoire n’est pas une surprise. Seul le silence du président sud-africain Jacob Zuma – seul chef d’État parmi les cinq à être proche de Gbagbo – a étonné. Gbagbo se retrouve ainsi de plus en plus seul sur la scène africaine et internationale.

En revanche, le panel a été incapable de répondre au mandat de l’Union africaine en n’indiquant pas les mesures contraignantes qui obligeraient Gbagbo à quitter le pouvoir. Aujourd’hui, la CEDAO qui regroupe les pays d’Afrique de l’Ouest, insiste pour que l’ONU intervienne avec ses 12.000 soldats, mais l’instance internationale considère que cette affaire doit être réglée au niveau africain. Bref, chacun se renvoie la balle, conscient de la difficulté du problème.

L’inquiétude des gouvernements des puissances occidentales est que la Côte d’Ivoire risque fort d’embraser une région déjà très instable. En effet, le Bénin pourtant réputé pour sa stabilité démocratique, est en proie à des agitations contre les fraudes électorales du président sortant Boni Yayi, tout comme le Togo où les manifestions hebdomadaires se sont renforcées contre le projet de Faure Gnassimbé de réduire les libertés. Le Burkina Faso connaît une mobilisation de la jeunesse étudiante inégalée depuis une décennie, avec les facultés en grève contre le meurtre par la police d’un jeune étudiant. Même au Sénégal, l’accusation par le pouvoir d’un prétendu complot, visant à renverser Wade, traduit son inquiétude.

En Côte d’Ivoire, en attendant, l’option des armes est choisie par les deux camps et l’on observe une escalade de la violence. À Abobo, Yopoungon ou Anyama, des quartiers à forte densité humaine d’Abidjan, les affrontements se font à coups de mortier et de lance-roquettes RPG 7. On compte des centaines de morts et près de 800.000 déplacés. La guerre continue aussi dans l’ouest du pays où les Forces nouvelles qui soutiennent Ouattara et les Forces de sécurité présidentielles se disputent les villes de Zouan Hounien, Toulepleu, Doké et Duékoué, causant des dégâts considérables parmi les populations civiles. Des dizaines de milliers de personnes se réfugient vers les pays frontaliers, notamment le Liberia, fuyant la guerre mais aussi les zones sous contrôle de l’un ou de l’autre camp, où arbitraire, violences et exactions restent le lot quotidien des populations.

Le pays est victime du blocus économique décrété par la communauté internationale, afin d’étrangler financièrement le clan Gbagbo, mais la réalité est tout autre. L’opulence est toujours de mise pour les dignitaires du régime, par contre la situation devient dramatique pour les populations. Les paysans ne peuvent écouler leur production de café et cacao, principale richesse du pays, pour le plus grand plaisir des spéculateurs sur le marché international. La rareté des biens de première nécessité a entraîné un marché noir et une très forte augmentation des prix. Pire, désormais les accès aux soins sont quasiment impossibles comme les dialyses rénales, les trithérapies pour les personnes séropositives, etc.

Des manifestations d’étudiants et de personnels de santé ont eu lieu devant le siège de l’OMS pour attirer l’attention sur la situation sanitaire du pays. Dans quelques semaines, plus aucune opération chirurgicale ne pourra se faire faute de médicaments. Mais cela n’empêche nullement l’Union européenne de continuer d'interdire aux navires civils remplis de denrées et de médicaments d’accoster dans les ports d’Abidjan ou de San Pedro.

L’ONU ne fait qu’aggraver la situation des populations les plus pauvres, déjà victimes de la guerre entre Ouattara et Gbagbo, en refusant de lever l’embargo qui frappe la Côte d’Ivoire. C’est certainement lié au devoir d’ingérence… humanitaire.

Paul Martial

Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 96 (31/03/11), journal du NPA (France)


Deux fractions oligarchiques déchirent le pays

Par Jean Nanga

Deux « présidents de la République », le sortant Laurent Koudou Gbagbo et son rival Alassane Dramane Ouattara, déchirent la Côte d’Ivoire. Chacun des « présidents » s’appuie sur un soutien réel au niveau national. À cette « légitimité » interne, presque équilibrée, s’ajoute ou s’oppose une légitimation extérieure — caractéristique de la souveraineté limitée des États post-coloniaux africains — par la « communauté internationale », déséquilibrée.

Alassane Ouattara bénéficie d’un soutien quasi unanime de la « communauté internationale », c’est-à-dire des États-Unis, de la France, de l’Union Européenne, du Conseil de sécurité des Nations Unies, de la Communauté économique et douanière des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), etc. Si, au départ, Laurent Gbagbo a bénéficié du soutien de la Russie ou du Mexique, par exemple, celui-ci a été vite perdu. Depuis peu, certains chefs d’État africains à l’instar de Jacob Zuma (Afrique du Sud) ou du président en exercice de l’Union Africaine, le Malawite Bingu wa Mutharika, voire l’un des médiateurs va-t-en guerre, Yayi Boni (Bénin) se démarquent de l’intransigeance de leurs pairs de l’Union Africaine, sans partager pour autant le soutien inconditionnel à Gbagbo, manifesté par l’Angolais Eduardo Dos Santos. Dans l’establishment de l’ancienne métropole coloniale, Gbagbo ne bénéficie que du soutien de certains dignitaires du Parti socialiste français, opposés à la position officieuse de celui-ci, membre de l’Internationale socialiste comme le Front patriotique ivoirien (FPI) de Gbagbo. Quant à l’Afrique des partis politiques et des intellectuels — sur le et hors du continent — elle est sérieusement clivée.

S’il n’y avait pas toutes ces vies fauchées de personnes autres que les principaux acteurs politiques ou les oligarques pendant la crise post-électorale, la situation pourrait être qualifiée de grotesque. Des centaines de morts qui s’ajoutent aux autres victimes de la crise ivoirienne, depuis la tentative de putsch de septembre 2002. Les élections de 2010, censées y mettre un terme, ont ainsi abouti à cet imbroglio tragique, dont les interprétations et prises de position semblent rivaliser d’unilatéralisme et de confusion : « anti-impérialisme », « démocratie », « panafricanisme », voire « socialisme »… sont les étendards que déploient par opposition les différents intervenants au débat.

D’où vient la crise ivoirienne ?

Depuis la mort, en décembre 1993, de l’autocrate Félix Houphouët-Boigny, la Côte d’Ivoire a connu une guerre de succession au sein du parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Elle a opposé principalement Alassane Ouattara, néolibéral, Premier ministre du défunt président, à Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale et longtemps considéré comme son dauphin. Bédié en était sorti vainqueur, en recourant, entre autres, à l’argument de « l’ivoirité » — en évoquant la nationalité présumée douteuse de son rival, mettant en avant son appartenance ethnique Dioula (un groupe ethnique du Nord de la Côte d’Ivoire, classé comme « voltaïque ») et le fait qu’il a bénéficié conjoncturellement d’un passeport de la Haute-Volta (actuelle Burkina Faso). La dite « ivoirité », en tant que chauvinisme ethnico-confessionnel à l’égard des Dioula musulmans, va devenir un discriminant majeur dans la lutte pour le pouvoir.

Henri Konan Bédié est renversé au Noël 1999 par une mutinerie militaire. Les mutins cherchent à se justifier en parlant de l’instrumentalisation de « l’ivoirité » et de la « baoulisation » des sommets de l’État. Ils portent à la tête de l’État le général Robert Guéi l’ancien chef d’état-major de l’armée ivoirienne, gestionnaire du soutien de Houphouët-Boigny à la rébellion libérienne des années 1980-1990, victime de la « baoulisation » menée par Bédié. Ce gouvernement, dit de transition, a parmi ses principales missions l’éradication de « l’ivoirité » et l’organisation d’élections démocratiques. Mais Alassane Ouattara, leader du Rassemblement des démocrates républicains (RDR), ainsi que plusieurs autres candidats potentiels, dont le président renversé H. Bédié, ne peuvent être candidats à l’élection présidentielle de 2000, organisée de manière à permettre la confiscation du pouvoir par Robert Guéi. Et c’est Laurent Gbagbo, ancien syndicaliste enseignant, exilé en France de 1985 à 1988 et fondateur du Front populaire ivoirien, emprisonné par Ouattara lors des manifestations étudiantes en 1992, qui l’emporte avec un faible taux de participation.

En septembre 2002, un putsch armé contre Laurent Gbagbo, alors en visite en Italie, est déjoué. Avorté, ce putsch est transformé en rébellion politico-militaire dans le nord du pays. A son tour, Gbagbo est accusé d’avoir amplifié le phénomène de « l’ivoirité ».

La Côte d’Ivoire est coupée en deux. D’un côté, la partie septentrionale et une partie du centre sous le contrôle de la rébellion politico-militaire (actuelles Forces armées des Forces Nouvelles – FAFN) dirigée par Guillaume Soro, originaire du Nord, ancien dirigeant du mouvement étudiant (Fédération des étudiants et scolaires de Côte d’Ivoire, FESCI, alors classé à gauche), qui est passé de la lutte aux côtés de Laurent Gbagbo ou du FPI, contre le régime du PDCI, au ralliement — pendant la phase Gbagbo de « l’ivoirité » — à Alassane Ouattara, néolibéral. Les FAFN ayant fait de Bouaké, troisième ville du pays, la capitale de leur zone. De l’autre côté, la partie méridionale — qui comprend la capitale économique Abidjan et la ville portuaire de San Pedro — et une partie du centre, demeurent sous le contrôle gouvernemental de Gbagbo. Entre les deux s’installe une force d’interposition française, renforcée ensuite par une mission onusienne.

Cinq ans durant on assiste à des accords signés sous l’égide de la « communauté internationale », jamais intégralement respectés, au racket des commerçants et des transporteurs sur les routes, aux manifestations populaires violemment réprimées, meurtrières, y compris par des milices privées politiques, aux affrontements armés entre les armées loyaliste et rebelle, aux bombardements entre l’armée loyaliste et l’armée française (novembre 2004 à Bouaké et à Abidjan). Une paix, considérée comme durable, est finalement signée, en mars 2007, à Ouagadougou, entre le gouvernement de Laurent Gbagbo et les Forces Nouvelles (FN) de Guillaume Soro, avec pour facilitateur le président burkinabé Blaise Compaoré, jusqu’alors présumé complice, voire tuteur, de la rébellion.

Avec l’Accord politique de Ouagadougou (APO), la voie était considérée comme ouverte vers l’élection présidentielle devant mettre fin à la crise. Après plus d’un report, l’élection a finalement lieu en octobre et novembre 2010. Au lieu d’aboutir à la fin de la crise tant espérée, à l’issue du deuxième tour, elle plonge la Côte d’Ivoire, plus d’un mois après la proclamation des résultats, dans une situation très embrouillée et présentée comme porteuse de plus de menaces que septembre 2002.

Une élection ni libre, ni sincère

Eu égard à la promesse de fair-play faite par les deux candidats lors du débat radiotélévisé à la veille du deuxième tour, présenté comme une leçon de démocratie pour les autres élections présidentielles africaines (dont le principe implicite semble d’éviter un débat public contradictoire entre les deux candidats), cette crise semble surprenante. Les violences, parfois meurtrières, signalées pendant la campagne du deuxième tour étaient interprétées comme des faits qui ne compromettaient pas la suite des événements. Les résultats du premier tour n’ayant fait l’objet d’aucune contestation, malgré quelques irrégularités, les « observateurs » n’auraient prévu ni le blocage de la publication des résultats, ni les proclamations contradictoires de la Commission électorale indépendante (CEI), en charge de la proclamation des résultats provisoires, et du Conseil constitutionnel (CC), en charge de la proclamation des résultats définitifs à certifier par la Mission des Nations unies.

Mais les résultats proclamés par la CEI, annonçant la victoire d’Alassane Ouattara, ont été certifiés par la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire alors que le CC a attribué la victoire à Laurent Gbagbo, après déduction des présumées fraudes, qui auraient été constatées dans certains départements septentrionaux considérés comme fiefs du candidat Alassane Ouattara.

Le règlement de ce contentieux électoral était compromis par ce que l’ancien Secrétaire général d’Amnesty international, le Sénégalais Pierre Sané, a nommé les « quatre anomalies/erreurs qui ont (…) entrainé des dysfonctionnements menant à l’échec programmé du processus » (1) :

1. Le non-respect de la clause de désarmement des FAFN stipulée par l’Accord politique de Ouagadougou ;

2. La représentation majoritaire de l’opposition dans la Commission électorale indépendante devant décider par consensus et présidée par un membre de l’opposition, ayant abouti à la proclamation non consensuelle des résultats provisoires – ainsi devenus définitifs – au présumé quartier général du candidat Alassane Ouattara (Hôtel du Golf) ;

3. La rapidité et la rigidité dont a fait preuve le Conseil constitutionnel, présidé par un proche du Président-candidat Laurent Gbagbo (2), pour annuler les scrutins incriminés et procéder automatiquement « au redressement des résultats aboutissant à la proclamation de Laurent Gbagbo comme vainqueur » (3), ayant « inévitablement créé une suspicion de partialité » ;

4. La précipitation manifestée par le représentant des Nations Unies pour la Côte d’Ivoire dans la certification des résultats provisoires de la CEI, en ignorant l’étape de consolidation de ces derniers par le Conseil constitutionnel, contrairement à la procédure suivie pour la proclamation des résultats du premier tour.

On pourrait dire que l’ancien Secrétaire général d’Amnesty International se livre à une critique facile a posteriori, s’il n’y avait des mises en garde réitérées, depuis deux ans, de l’International Crisis Group (ICG), actuellement présidé par Louise Arbour, juriste canadienne et ancienne Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. Cette ong transnationale, qui ne peut être soupçonnée d’opposition à l’ordre international actuel, avait pointé du doigt, en 2008, la difficulté d’organiser des élections crédibles sans le « désarmement des ex-rebelles et des miliciens, et leur réinsertion ou leur intégration dans la vie civile ou militaire » (4), en particulier des FAFN. C’était l’un des « deux volets essentiels » de l’APO, demeuré irrésolu (5).

En novembre 2010, avant le second tour, l’ICG relevait les dangers qui planaient sur ses résultats : « Si Gbagbo l’emporte, il pourrait être confronté à Abidjan et dans les grandes villes du pays à des manifestations spontanées de jeunes militants (…) Si Ouattara gagne l’élection, les durs du camp présidentiel pourraient, quant à eux, être tentés de créer une situation insurrectionnelle, avec l’aide des “jeunes patriotes” et miliciens qu’ils contrôlent encore à Abidjan et des forces de sécurité qui leur sont dévouées, et de chercher à rester au pouvoir, en présentant le président Gbagbo comme le seul garant de l’ordre et de la sécurité. (…) Au Nord, des éléments de la branche militaire des FN pourraient aussi mal réagir à une victoire de Gbagbo. Ils craignent une vague de représailles en cas de réélection du président sortant. L’un des principaux chefs de la rébellion a déclaré à Crisis Group “qu’il sera difficile de se sentir en sécurité au sein d’une armée unifiée, si Laurent Gbagbo est élu” et qu’il sera “obligé d’aller vivre ailleurs ou de changer de métier”. L’aile militaire et provinciale des FN s’inquiète, en outre, qu’aucun des deux candidats n’évoque dans sa campagne l’avenir de ces forces et celui de leurs hommes. Cette aile dure obéit de moins en moins aux ordres de la branche politique du mouvement, confortablement installée à Abidjan autour de Guillaume Soro. » (6)

Les institutions détenant le pouvoir décisionnel n’étaient pas épargnées : « La Commission électorale indépendante (CEI) a aussi fait preuve de fébrilité lors de la centralisation et de la vérification des résultats. Elle a omis d’informer le public sur l’avancée de ses opérations pendant près de 48 heures, ouvrant ainsi une période lourde de rumeurs et de dangers. Si elles n’étaient pas corrigées, ces anomalies pourraient compromettre la crédibilité du second tour et donner des arguments à l’un ou l’autre camp pour contester les résultats. » (7) Était aussi épinglée la complexité confuse des dispositions légales de recours.

Autrement dit, les conditions d’un scrutin serein n’étaient pas réunies ou plutôt les ingrédients d’une crise post-électorale étaient clairement réunis. Quoi de mieux, dans la logique politicienne, partagée par les deux candidats, qui sont en conflit — y compris armé — pour le pouvoir, depuis une décennie, que de laisser les élections se dérouler dans un cadre qui favorise la contestation éventuelle des résultats et l’impasse juridique.

Gbagbo, le socialiste ?

Dans le clivage produit par la crise électorale ivoirienne, Laurent Gbagbo est présenté comme ayant un projet de société contraire à celui d’A. Ouattara. Pour Pierre Sané : « Il y a une lutte pour le pouvoir en Afrique aujourd’hui qui (…) oppose surtout deux projets de société qui, pour faire simple, voient s’affronter des dirigeants tenants d’un libéralisme mondialisé à d’autres qui adhèrent à un panafricanisme souverain et socialisant » (8). Ainsi, vu le libéralisme sans discrétion de l’ancien directeur adjoint du FMI, le camp du « panafricanisme souverain et socialisant » serait par déduction représenté dans la crise ivoirienne par L. Gbagbo.

Panafricaniste socialiste, Gbagbo l’a été sans conteste dans son opposition au régime capitaliste néocolonial de F. Houphouët-Boigny. Mais n’est-ce pas projeter ce passé sur le présent que de continuer à le classer comme étant un socialiste ? Serait-ce sur la base de son appartenance à l’Internationale socialiste, comme l’étaient Abdou Diouf, Thabo Mbeki, Ben Ali, dont l’adhésion au néolibéralisme a été indéniable ? Ne faudrait-il pas l’apprécier en fonction de la politique qu’il a menée pendant une décennie ?

Certes, le régime de Gbagbo a été confronté à la culture néocoloniale de l’État du capital français, dirigé par Jacques Chirac, dont l’implication dans la tentative de putsch de septembre 2002 est quasi évidente. Des Accords de Linas Marcoussis à 2007, en passant par novembre 2004, il a dû mener bataille contre les tentatives de déstabilisation orchestrées par certains intérêts impérialistes français et leurs alliés en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone, dans une situation de quasi-marginalisation par ses pairs, des conservateurs de la tradition françafricaine. La souveraineté nationale ivoirienne bafouée pendant les quatre premières décennies néocoloniales était indéniablement en jeu et il a essayé de la défendre. Faudrait-il oublier pour autant que ce « panafricaniste » a instrumentalisé à son tour « l’ivoirité », même s’il faut lui reconnaître la décision bien postérieure (2007) de supprimer la carte de séjour pour les ressortissant/es des pays voisins ? Le régime de Gbagbo ne s’est-il pas constitué à son tour un lobby – le Cercle d’amitié et de soutien au Renouveau franco-ivoirien, (CARFI) dont le premier président était un sénateur UMP, par ailleurs employé de Bolloré – dans la partie métropolitaine de la Françafrique, à travers aussi l’attribution des marchés de gré à gré, par copinage ? Certains des bénéficiaires de ces marchés ne sont-ce pas ceux qui l’étaient déjà sous le régime de Houphouët-Boigny ? Le régime de Gbagbo n’a t-il pas renforcé l’emprise des transnationales états-uniennes sur le cacao ivoirien et obtenu des satisfecit de la Banque Mondiale et du FMI en matière d’application de leurs principes ?

Certes Gbagbo a initié, par exemple, une politique de fournitures scolaires gratuites à l’école primaire et de suppression des droits d’inscription scolaires, mais son régime ne s’est-il pas révélé aussi actif en matière d’accumulation oligarchique du capital, de surcroît dans un climat de développement de la pauvreté ? Faut-il fermer les yeux sur cet enrichissement indécent, aux dépens du Trésor public et du peuple, sur ces scandales de gabegie dans la filière café-cacao ? Des actes qui ont même exaspéré le numéro deux du régime, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly — un inconditionnel du libéralisme économique ayant été conseiller économique de Gbagbo et représentant de son Front populaire ivoirien (FPI) dans le gouvernement de transition dirigé par Robert Guéi — qui a été prié publiquement de se taire par le chef des “Jeunes patriotes” (une milice du FPI), Blé Goudé (ancien camarade et rival de Soro à la direction de la FESCI et ministre actuel de Gbagbo) (9). Gbagbo et le FPI n’ont-ils pas plutôt accompli une défense concrète du capitalisme ?

L’Afrique a eu, dans la première phase du néo-colonialisme, son lot d’impostures « socialistes » – comme ce fut aussi le cas ailleurs. Il est inutile d’en rajouter au moment où l’idéal socialiste pourrait se refaire une beauté ou une nouvelle jeunesse face à l’incapacité objectivement prouvée du capitalisme, dans sa version néolibérale ou autre (10), de produire autre chose que le développement des injustices sociales ou des démocraties dans lesquelles certains sont plus égaux que les autres. S’il y a une comparaison qui mérite d’être faite, ce serait plutôt avec Sylvanus Olympio, le nationaliste togolais, anti-communiste (ex-représentant d’Unilever au Togo), victime du néo-colonialisme français, auquel il préférait le capitalisme « anglo-saxon ». Ils ont en commun, entre autres, le fait d’avoir menacé l’existence de la zone monétaire du franc, ce moyen de contrôle de ses post-colonies africaines par la France (11).

Ouattara, le démocrate ?

Le soutien à Ouattara est justifié par la nécessité de respecter le jeu démocratique ou l’alternance en Afrique. Ce qui est tout à fait légitime. Autrement dit, au cas où il serait établi que Ouattara est indéniablement le vainqueur d’une élection sans problèmes, il serait légitime qu’il accomplisse le mandat confié par la majorité de l’électorat ivoirien. Comme le font d’autres partisans du libéralisme, à l’instar du Guinéen Alpha Condé, élus dans des conditions considérées comme normales en Afrique et ailleurs.

Toutefois, contrairement à ce que prétendent encore certains, ce serait aller trop vite en besogne que d’attribuer à Ouattara le statut d’éternelle victime du chauvinisme des tenants de « l’ivoirité » ou des adversaires de la démocratie. Il n’est pas le chevalier de la démocratie en Côte d’Ivoire.

Certes il ne faut pas le limiter à son passé, celui des années 1990. Mais faut-il oublier ces années au cours desquelles il a été Premier ministre en charge de l’application des mesures d’Ajustement structurel et de gestion des premières années du multipartisme ? N’a t-il pas dirigé, sans état d’âme, un gouvernement qui réprimait avec une particulière brutalité la contestation sociale et politique contre les mesures antisociales et dramatiques de l’Ajustement structurel ? Gbagbo n’a t-il pas été sa victime avant qu’il ne devienne la sienne ? N’est-ce pas lui qui a introduit en Côte d’Ivoire le projet d’instauration de la carte de séjour, infalsifiable, pour distinguer les résidents étrangers des Ivoiriens, bien avant que ses concurrents dans la course au pouvoir ne se passionnent pour son acte de naissance ? Précisons que ce n’était pas par quelque xénophobie personnelle, mais par motivation économique : au moins 20 % de ressortissants étrangers dans la société ivoirienne, cela représentait une source non négligeable de recettes publiques en période d’ajustement structurel. Ce n’était pas une invention ivoirienne, mais une suggestion du FMI aux États surendettés passant sous leurs fourches caudines.

Sa volonté actuelle de faire déloger Gbagbo par une intervention armée internationale ne serait-elle pas la forme considérée comme légitime de l’intention non assumée de septembre 2002 ? À qui s’adressait, au début de la campagne électorale 2010, le vieil houphouétiste, rallié à Gbagbo et Président du Conseil économique et social, Laurent Dona Fologo, en déclarant : « les commanditaires du coup d’État manqué du 19 septembre font croire que ce ne sont pas eux les auteurs de la guerre. C’est faux ! Posez-leur la question. Moi je sais d’où elle vient. Ils savent ce qu’ils ont entrepris auprès de moi et que j’ai refusé avant la guerre. C’est pourquoi ils n’en parlent pas dans leurs journaux… S’ils l’évoquent, je donnerai la date, l’heure et exactement ce qu’ils m’ont demandé… Ce sont les mêmes qui sont à l’origine des coups d’État de 1999 et du 19 septembre 2002 » (12) ? Bédié n’ayant pu être commanditaire du coup d’État contre lui-même, en décembre 1999, il ne pouvait s’agir que de Ouattara dont la convergence des intérêts avec certains milieux économiques français — irrités alors par la révision des contrats juteux projetée par le régime de Gbagbo — ne fait l’objet d’aucun doute. Est-ce par hasard que Ouattara, Soro et Compaoré (13) se retrouvent aujourd’hui dans le camp des va-t-en guerre contre Gbagbo ? Les FAFN ne constituaient-ils pas en fin de compte une branche armée non assumée du RDR ?

Que Gbagbo se soit réconcilié avec certains « investisseurs » français, ciblés hier, à l’instar de Bouygues (témoin de mariage du couple Ouattara, célébré à Neuilly par le maire Nicolas Sarkozy), en leur accordant des faveurs — afin de les éloigner de Ouattara ? — ne peut représenter pour eux la même garantie que la présidence de la Côte d’Ivoire par Ouattara, un membre attitré des réseaux du néolibéralisme (14), non susceptible de s’en écarter par opportunisme. Il est presque certain qu’il privilégiera les « investisseurs stratégiques » membres des mêmes réseaux que lui plutôt que les capitaux des économies dites émergentes, concurrents, de plus en plus sérieux des premiers, en Afrique. Ainsi, comme l’ont déjà dit et redit d’autres, c’est plus ce statut de capitaliste, membre de l’establishment néolibéral international, d’Alassane Ouattara, qui justifie la mobilisation de la « communauté internationale ».

C’est une aubaine pour l’internationale néolibérale de voir son candidat chéri soutenu, au delà de la droite et au nom de la démocratie, jusque dans les milieux qui se disent anti-impérialistes. Comme si ceux-ci étaient obligés de choisir l’un des deux représentants de la diversité du capitalisme en Afrique, plutôt que de se préoccuper du problème majeur que constitue l’alignement des peuples africains derrière des fractions rivales d’un même ordre économique, dont les conséquences sociales nient dramatiquement les promesses démagogiques faites par ces relais locaux. Il ne s’agit pas d’une des prétendues « spécificités africaines », comme le montrent bien les résultats électoraux dans les démocraties prétendues avancées où le peuple en général, les salariés, en particulier, ne semblent plus avoir qu’à choisir régulièrement entre des libéraux conséquents et les libéraux honteux des partis soi-disant socialistes.

Faux choix

En Côte d’Ivoire, comme ailleurs, il s’agit de refuser les faux choix que nous impose le capitalisme hégémonique, idéologiquement surtout — comme tendent à l’oublier ceux et celles qui ne distinguent pas le grand écart entre la crise économique et l’hégémonie idéologique du capitalisme, le développement accéléré de ses valeurs dans toutes les sociétés. Il s’agit de s’opposer à ce que les peuples fassent tragiquement les frais des contradictions entre des fractions du cannibalisme capitaliste. Qui peut distinguer en Côte d’Ivoire les fondamentaux des programmes économiques, donc sociaux, de Gbagbo (bon élève du FMI et de la Banque mondiale) et de Ouattara (technocrate du FMI) ? Les capitalistes changent-t-il de nature par le fait d’être des souverainistes relatifs africains ? Le régime Ouattara va-t-il inventer le néolibéralisme social ? La fraction Ouattara a-t-elle des intentions moins oligarchiques que la fraction Gbagbo qui ne veut quitter ni le pouvoir ni la Côte d’Ivoire afin de reproduire le capital accumulé et d’en jouir dans un contexte maîtrisé ?

Il s’agit de travailler à l’émergence ou au développement des forces populaires alternatives qui ne comprennent pas la démocratie comme l’addition du multipartisme et de ladite – par euphémisme – économie de marché. Des forces qui ne réduiront pas la démocratie au fait de déposer des bulletins de vote dans l’urne à un rythme régulier, dans une ambiance de démagogie et de désinformation, qui prive les peuples de leur souveraineté permanente. C’est-à-dire d’être suffisamment informés sur les principes constitutionnels à adopter ou à rejeter, afin de ne pas se retrouver victimes des dispositions concoctées de façon non démocratique entre des fractions politiciennes et la « communauté internationale ». Non seulement de participer à la prise des décisions, mais aussi de disposer des mécanismes de contrôle permanent de l’exécution des dites décisions.

Il revient au peuple de la Côte d’Ivoire de se libérer de la fascination qu’exerce sur lui les deux fractions actuellement en concurrence et de leur dire ainsi qu’à la « communauté internationale » pyromane des Sarkozy, Obama, Goodluck, Wade et tutti quanti : Dégagez ! Comme l’a dit et obtenu, dans un contexte différent, le peuple tunisien, qui résiste contre le détournement de la victoire chèrement acquise par des fractions qui veulent limiter sa souveraineté ou la démocratie au modèle promu par la « communauté internationale ».

Inprecor N° 569-570, janvier-février 2011

http://orta.dynalias.org/inprecor/

Jean Nanga est le correspondant d’Inprecor pour l’Afrique subsaharienne. Nous publions ici des extraits, choisis sans consultation avec l’auteur injoignable quelque part en Afrique, d’une étude plus large qui nous est parvenue alors que ce numéro d’Inprecor était déjà en cours de fabrication.

Notes

1. Pierre Sané, Les élections en Côte d’Ivoire : chronique d’un échec annoncé, Pambazuka News, n° 173, 09.01.2011, http://www.pambazuka.org/fr/category/features/69916.

2. P. Sané précise à propos : « Et comme partout ailleurs, son président est nommé par le Chef de l’Exécutif ». Dans un document signé par sa présidente, Me Françoise Kaudjhis-Offoumou (auteure de Procès de la démocratie, Paris, L’Harmattan, 1997), intitulé « Contribution de AID-Afrique aux commentaires sur les élections présidentielles ivoiriennes du dimanche 28 novembre 2010 » (Abidjan, 6 décembre 2010. http://www.lebanco.net/news/Communiques.aspx?id=15.), l’Association Internationale pour la Démocratie relevait la composition problématique du Conseil constitutionnel avec son président nommé, selon l’article 89 de la Constitution, par le Président de la République et les trois autres désignés par le Président de l’Assemblée nationale, qui est, en l’occurrence, du camp présidentiel. Par contre, l’AID ne s’intéresse pas à la composition de la CEI.

3. Pierre Sané, op. cit.

4. International Crisis Group, « Côte d’Ivoire : Garantir un processus électoral crédible », Rapport Afrique n° 139 du 22 avril 2008.

5. Cf. International Crisis Group, « Côte d’Ivoire : sécuriser le processus électoral », Rapport Afrique n° 158 du 5 mai 2010.

6. ICG, « Côte d’Ivoire : Sortir enfin de l’ornière ? », Briefing Afrique n° 77 du 25 novembre 2010, qui signale en outre que « la sécurisation du vote a été très aléatoire » au premier tour.

7. Ibidem.

8. Pierre Sané, op. cit.

9. Cf. par exemple, « Affaire Mamadou Koulibaly : le CPR réagit aux propos injurieux de Charles Blé Goudé — Gbahou Gervais : le vol de deniers publics ne saurait être une affaire de secret d’État », Ivoire Info du 13 juillet 2010, http://ivoireinfo.com/info24/feed/declarations/3553.txt.

10. Il faut toujours rappeler aux partisans du keynésianisme ou nostalgiques des « Trente glorieuses » en Occident, que les États ont été providentiels aussi grâce au fait impérialiste. La domination impérialiste a profité également aux États occidentaux considérés comme non impérialistes à travers les règles générales de l’échange inégal entre le Nord et le Sud.

11. Cf. Jean Nanga, « FrançAfrique : les ruses de la raison post-coloniale », ContreTemps, n° 16, janvier 2006, p. 111-124, p. 119-122 sur le Franc CFA.

12. « Laurent Dona Fologo fait des révélations sur le coup du 19 septembre 2002 », http://encoreplustv.com/fr/?p=6&id=245. Nous n’avons pas trouvé dans la presse ivoirienne une réplique à cette accusation presque explicite.

13. Selon l’ICG (Rapport Afrique n° 139 du 22 avril 2008), le « président Compaoré (…) est respecté, et craint, par les commandants des zones des FN. » Et en note infrapaginale 59 : « Le Burkina Faso a tout de même accueilli l’essentiel des investissements privés des chefs rebelles… ».

14. Cf. par exemple : Pascal Airault, « Les amitiés sans frontières d’Alassane Ouattara », Jeune Afrique du 10 janvier 2011.


Histoire: La Côte d’Ivoire victime de l’impérialisme

Le retour sur l’histoire récente du pays permet de mieux comprendre l’épreuve de force qui se joue sous nos yeux. La lutte nationaliste, après la Seconde Guerre mondiale, est avant tout menée en Côte d’Ivoire par la bourgeoisie locale. Dès 1946, Houphouët-Boigny fonde une organisation de type syndical, le SAA (Syndicat agricole africain) qui regroupe les petits et grands planteurs ivoiriens de la colonie française. Ce SAA ne cessa de lutter pour l’égalité des droits entre planteurs locaux et coloniaux. Il fournit les militants et les cadres du RDA (Rassemblement démocratique africain) qui est représenté dans la plupart des colonies françaises en Afrique.

Si le RDA –renommé plus tard PDCI–, pendant quelques années, se trouve en alliance avec le Parti communiste français, Houphouët-Boigny rejoint rapidement les rangs de l’UDSR de Mitterrand. Sa prin­cipale bataille pour la suppression du travail forcé dans les colonies permet de mettre un terme à une situation scandaleuse qui prévalait à l’époque, mais est aussi le moyen de conforter la bourgeoisie locale qui ne pouvait bénéficier de cette main-d’œuvre, contrairement aux planteurs coloniaux.

Houphouët-Boigny est, avant tout, l’homme qui accompagne l’indépendance de son pays plus qu’il ne la conquiert et reste, toute sa vie durant, le serviteur des intérêts économiques et politiques de la France.

Miracle ou mirage ivoirien

Dès le début de l’indépendance, Houphouët-Boigny oriente le pays vers le libéralisme en jouant au maximum sur son économie de rente, le cacao et le café. Très vite le pays devient le premier producteur mondial de cacao dont les cultivateurs sont obligés de vendre leur récolte à la caisse de stabilisation. Cette caisse, contrôlée par le pouvoir, joue un rôle prépondérant dans l’économie du pays en profitant du différentiel des prix d’achat aux planteurs et des prix de vente sur le marché mondial. Malgré cela, les producteurs de cacao engrangent de forts bénéfices du fait des salaires extrêmement bas versés aux ouvriers agricoles dont la plupart sont des immigrés, essentiellement venus des pays de la bande sahélienne, notamment du Burkina Faso.

En effet, la Côte d’Ivoire, de par sa politique d’accueil des immigrés et de son niveau économique, attire des centaines de milliers de ressortissants d’autres pays africains. Ainsi dans les années 1980, on estime à 30% la population non ivoirienne qui devient la cible d’une politique xénophobe utilisée par la plupart des leaders politiques.

Progressivement se crée une situation où les Ivoiriens occupent les métiers du commerce, de la fonction publique et autres activités du tertiaire, pendant que les populations immigrées au nord assurent le travail agricole. Cette situation perdure pendant des décennies; jusque dans les années 1980, la Côte d’Ivoire est un pays cité en exemple, dans toutes les chancelleries occidentales, pour son dynamisme économique, mais aussi pour son rôle de défense des intérêts occidentaux et de lutte anticommuniste sur le continent entretenant même des relations avec le régime d’Apartheid d’Afrique du Sud.

Les multinationales encouragent d’autres pays comme la Malaisie, mais aussi le Ghana ou le Cameroun, à produire le cacao engendrant une situation de surproduction sur le marché et un écroulement des prix de près de la moitié ce qui plonge le pays dans une crise économique.

Cette situation rend insupportable la corruption généralisée de l’élite ivoirienne et le gaspillage éhonté de l’argent de la vente du cacao. L’exemple de la construction de Yamoussoukro comme nouvelle capitale du pays ou la construction de la réplique de la basilique de Rome est l’archétype même des éléphants blancs, ces projets aussi faramineux qu’inutiles… sauf pour les entreprises françaises qui ont assuré la construction de ces édifices.

La dégradation des termes d’échanges pousse le régime d’Houphouët-Boigny à s’endetter au point que la Côte d’Ivoire devient dans les années 1980 le pays le plus endetté de toute l’Afrique.

Faillite et crise politique

Étranglée par la dette, ruinée par la baisse des prix du cacao et du café, la Côte d’Ivoire se déclare en cessation de paiement en 1987. Les institutions financières internationales vont, comme pour les autres pays, mettre en place les politiques d’ajustement structurel. Libéralisation des marchés avec abaissement des droits de douane, licenciements et baisse des salaires pour les fonctionnaires, suppression des subventions pour les produits de première nécessité, déstructuration des services publics de santé et d’éducation, privatisation des entreprises publiques au profit des multinationales, principalement françaises qui sont présentes à travers 140filiales. Cette politique est appliquée par Alassane Ouattara, Premier ministre de l’époque, ancien administrateur de la Banque centrale des états de l’Afrique de l’Ouest.

Dans les années 1990, Houphouët-Boigny est affaibli par une santé fragile, son entourage est discrédité par les scandales de la corruption. Le mur de Berlin s’effondre, l’heure est à l’ouverture démocratique d’autant que les mouvements sociaux donnent de la voix, à tel point que la lutte des enseignants est à deux doigts de faire vaciller le pouvoir. À la tête de cette lutte se trouve un syndicaliste: Laurent Gbagbo qui incarne l’opposition avec le Front populaire ivoirien (FPI), organisation membre de l’Internationale socialiste.

Mort en 1993, Houphouët-Boigny laisse un pays en crise. Conformément à la Consti­tution, Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale, lui succède. Très tôt, il tente d’installer une dictature, emprisonne Laurent Gbagbo et lance la politique de l’ivoirité qui n’a qu’un but celui d’empêcher Ouattara, seul candidat sérieux, à pouvoir se présenter.

Coup d’État et coup d’éclat

En 1999, le chef d’état-major de l’armée ivoirienne, Robert Guéï prend le pouvoir et démet Bédié ; c’est le premier coup d’État du pays qui ouvre une phase d’instabilité reflétant la crise économique et politique. Guéï se présente comme un démocrate et autorise l’existence des deux organisations d’opposition le FPI de Gbagbo et le Rassemblement des républicains (RDR) de Ouattara. Aux élections présidentielles d’octobre 2000, les principales candidatures –Bédié du PDCI et Ouattara du RDR– sont écartées pour ne garder que Guéï et Gbagbo. Les deux se déclarent vainqueurs, Gbagbo en appelle à la population pour affronter la garde prétorienne de Guéï qui sera obligé de partir, mais au prix de dizaines de morts. Quant à ceux qui ont été écartés, ils exigent de nouvelles élections qui sont refusées par Gbagbo. De nouveau, des affrontements éclatent entre partisans de Gbagbo et de Ouattara, les morts et les blessés se comptent par dizaines.

Une nouvelle tentative de coup d’État en 2002 est la source de la partition du pays entre les soldats mutins qui occupent le nord (ils se dénommeront plus tard les Forces nouvelles) et le sud avec les forces loyalistes de Gbagbo.

Gbagbo va faire appel à la France en tentant de faire jouer les accords secrets militaires signés du temps de Houphouët-Boigny. Le gouvernement français intervient seulement pour empêcher que les Forces nouvelles s’emparent d’Abidjan, ce qui fige la séparation du pays.

La France oblige Gbagbo à parapher les accords de Marcoussis qu’il dénonce dès son arrivée à Abidjan, et tente une offensive militaire contre le nord au cours de laquelle un camp de l’armée française est bombardé; aussitôt la France détruit l’aviation ivoirienne, les jeunes patriotes pro-Gbagbo envahissent les rues et se dirigent vers l’hôtel Ivoire où sont stationnées des troupes françaises; c’est le massacre, l’armée française tire faisant au moins 60 morts des centaines de blessés.

Sous la médiation de Thabo Mbeki (alors président d’Afrique du Sud), un gouvernement d’union se met en place avec, comme finalité, l’organisation d’élections censées mettre fin à la crise. On voit aujourd’hui qu’il n’en est rien.

Un vrai perdant

S’il est plutôt difficile de connaître avec certitude le vrai vainqueur de ces élections, il est par contre aisé de savoir qui est le perdant: le peuple. En effet, il voit ses conditions d’existence se détériorer, les prix ont été multipliés par deux et parfois par trois, comme pour l’énergie. Un peuple pris en otage par deux factions de la classe dirigeante qui se disputent le pouvoir et ses richesses. Aucun des deux, quand ils étaient aux affaires n’a pris de mesures pour répondre aux besoins sociaux de la population, ni Ouattara, l’homme du FMI et des grandes puissances, ni Gbagbo qui, si au début a bien tenté de diversifier les relations économiques de la Côte d’Ivoire, s’est vite ravisé et fait la part belle aux multinationales françaises, les 600 entreprises ne s’en sont jamais plaintes.

La seconde certitude est que la communauté internationale (surtout la France et l’Union européenne) est plutôt mal placée pour donner une quelconque leçon de démocratie en Afrique. Elle qui a soutenu les dictateurs, comme Deby au Tchad ou Bozizé en Centrafrique et entériné les mascarades électorales des Sassou Nguesso au Congo, des Faure Gnassimbé au Togo, des Ali Bongo au Gabon ou des Ould Aziz en Mauritanie…

Notre soutien va au peuple ivoirien, à ses organisations de la société civile qui exhortent la population à ne pas se laisser animer par les sentiments xénophobes et à ne pas jouer le rôle de «chair à canon» en se faisant manipuler par l’une ou l’autre des deux factions de la bourgeoisie ivoirienne.

Paul Martial

Publié dans : Revue Tout est à nous ! 17 (janvier 2011)

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