Entretien avec Ida Dequeecker (Plateforme « BOEH »): « Défendre le libre choix des femmes»
Par Ida Dequeecker le Lundi, 21 Juin 2010

En Flandre, la plateforme féministe BOEH s'oppose aux mesures d'interdiction du port du foulard dans les écoles ou les administrations publiques. Entretien avec Ida Dequeecker, militante féministe de longue date, qui nous explique l'origine de cette plateforme et ses motivations.

Tout d’abord, comment est né votre groupe et que signifie son nom ?

Ida Dequeecker: BOEH [« Baas Over Eigen Hoofd » = « maître de sa propre tête » [1] ] est un groupe d’action féministe comprenant des femmes d’origine diverse: « allochtones » et « autochtones » (si on veut utiliser ces termes…), musulmanes et non-musulmanes etc.

En Belgique l’interdiction du port du voile a été introduite en 2007 [2]. Le V.O.K. (Comité de Concertation des Femmes, structure féministe unitaire au niveau de la Flandre) était la seule organisation féministe à avoir protesté contre cette mesure. Ensuite nous avons contacté des organisations de femmes allochtones pour agir ensemble. C’est cela l’origine de notre groupe. Et c’est toutes ensembles que nous avons choisi notre nom car il reprend de façon explicite le slogan du féminisme des années ’70 sur le droit des femmes à disposer de leur propre corps.

Pourquoi justement avoir choisi de mener des actions concernant cet interdit ?

Le débat sur l’ « intégration » a rebondi en Belgique tout comme aux Pays-Bas, après les attentats du 11 septembre. Les politiciens traditionnels, de droite mais aussi de gauche, se sont emparés du féminisme et de l’émancipation des femmes pour inventer un discours qui oppose les ‘femmes occidentales libérées’ à la ‘femme musulmane opprimée’.

Le V.O.K. s’est toujours opposé à ce discours. Nous ne voulions pas être instrumentalisées par ce discours islamophobe. Nous avons publié une brochure sur le féminisme et le multiculturalisme pour remettre en avant le féminisme tel que nous le concevons. Les concepts centraux que nous y défendons sont l’autonomie, la solidarité, la liberté et l’égalité.

Il ne reste pas grand-chose en Belgique de la seconde vague féministe, mais il y a toujours quelques organisations et surtout quelques personnalités avec une certaine audience. Beaucoup de femmes ont été influencées par la deuxième vague féministe. Il y a malheureusement de nombreuses femmes qui croient au discours sur la femme occidentale libérée et la musulmane opprimée. Nous rencontrons beaucoup de résistance de la part de cette mouvance féministe.

Mais notre brochure a quand même eu un retentissement important. Après l’interdiction du port du foulard, il était temps pour nous de mettre nos idées en pratique. Nous sommes soutenues par le V.O.K., par des groupes de femmes immigrées et par un groupe de jeunes féministes.

On justifie l’interdiction du voile avec deux arguments : on nous dit qu’elle doit libérer les femmes et ensuite, qu’il s’agit de la neutralité de l’État. Concernant le premier argument, nous partons du principe féministe que c’est à la femme de décider de porter ou de ne pas porter un foulard.

Concernant le deuxième argument sur la ‘neutralité’ définie comme l’absence de symboles religieux, pourquoi y-a-t-il interdiction maintenant alors que pendant des années personne ne s’opposait à ce que les travailleuses dans les services de la commune portaient le voile ? Pourquoi n’a-t-on jamais rien dit sur le port d’une croix ? Même si officiellement, il s’agit de l’interdiction de tous les symboles religieux, cela montre bien qu’il s’agit en fait de l’interdiction du foulard.

La neutralité n’est pas un principe éternel qui tombe du ciel. Il s’agit d’organiser la société dans le respect des droits et des libertés de chacun.e. Dans une société qui change, il faut réfléchir à comment appliquer ce principe de neutralité. Dans une société multiculturelle et multi religieuse, la neutralité signifie qu’on donne la possibilité aux individus de se revendiquer de leur croyance et d’en porter les symboles, s’ils le veulent. Mais en tant que fonctionnaire, ces personnes doivent se tenir à des règles – c’est évident.

Le succès de l’idée de la femme occidentale libérée n’est-il pas lié à ce qu’on entend aujourd’hui sous le terme de féminisme ? C’est-à-dire que les femmes doivent avant tout choisir de faire une carrière individuelle ?

En effet, c’est ce type de féminisme qui est devenu dominant après le déclin du mouvement féministe dans les années quatre-vingt. En l’absence d’un mouvement qui mettait en avant ses propres revendications et qui pouvait faire changer les choses, ce sont les politiques institutionnelles publiques qui ont occupé le devant. Ceci était une reconnaissance de fait de l’émancipation des femmes. Mais le revers de la médaille, c’était l’intégration de cette émancipation dans le statu quo et seules les mesures qui acceptaient cet état des choses, étaient appliquées. Il n’était plus question d’un changement radical de la société. L’inégalité structurelle dans la société changeait un peu de forme, mais elle restait en même temps inchangée. Des féministes comme celles de BOEH doivent donc se battre contre deux courants : l’islamophobie et l’interprétation néolibérale du féminisme.

En plus, ces deux courants sont liés. La logique de l’islamophobie est culturaliste, c’est-à-dire que les différences dans la société ont des causes culturelles. On ne parle plus de l’aspect social et économique, il est passé sous silence et l’inégalité est acceptée comme une donnée naturelle. C’est le même discours néolibéral donc. De cette manière, on cache les liens entre les différentes formes d’inégalité.

Et on ne demande pas l’opinion des femmes concernées…

Les femmes qui portent un foulard n’ont plus aucune liberté d’action, on ne les prend pas au sérieux quand elles expliquent qu’elles ont choisi elle-même de porter le foulard. Nous autres aussi, dans BOEH, on est traitées comme étant incapables de faire nos propres choix. Le dirigeant du ‘Vlaams Belang’ Filip De Winter m’a dit : « Vous vous prostituez devant l’islam ». D’autres personnes ne sont pas aussi grossières, mais elles pensent la même chose quand elles disent que nous nous laissons manipuler par l’islam. Il existe heureusement beaucoup de femmes musulmanes, portant le foulard, qui s’expriment très bien dans les médias. C’est un choc pour les gens qui ont cru dans cette image de la femme musulmane opprimée.

Quels résultats avez-vous obtenu jusqu’à présent avec BOEH ?

Notre dernière action a été de porter plainte auprès du Conseil d’État contre l’interdiction du port du foulard pour les élèves dans l’enseignement public. Nous avons obtenu un petit succès, car l’interdiction a été suspendue jusqu’au verdict de la Cour Constitutionnelle, ce qui peut facilement prendre un an. On voit de nouveau que nous ne sommes pas considérées comme des personnes pouvant prendre nos propres initiatives. Déposer plainte coûte en effet beaucoup d’argent – nous avions engagé un cabinet d’avocats très connus - et je suis fière de pouvoir dire que tout a été payé par des dons venant d’un peu partout. Entretemps, on nous accuse d’avoir accepté de l’argent de l’Arabie Saoudite et d’autres.

Malgré les résistances et malgré le fait que nous ne sommes qu’un petit groupe d’action, nous avons pu faire connaître notre point de vue. Nous organisons toutes sortes d’actions, nous écrivons des lettres aux journaux, nous régissons à l’actualité. Mais dans toute ma longue vie de féministe de gauche, c’est bien la première fois que pour certaines personnes dans mon propre entourage, mon point de vue est devenu un problème.

Parfois on nous reproche de nous occuper d’un thème qui n’est en effet pas très important, mais ces foulards sont suffisamment importants pour qu’on les interdise ! Derrière cet interdit, il y a beaucoup de choses non dites. C’est un social-démocrate qui, sous la pression de l’extrême droite, du Vlaams Belang, a mis en place l’interdiction. Ils l’ont fêté comme une victoire. Pour des féministes, notre point de départ est une évidence ; nous défendons le libre choix des femmes, leur droit à l’enseignement – parce que l’interdiction limitera la possibilité de l’enseignement pour un certain nombre de filles – et le droit au travail. Il s’agit des droits des femmes.

Qui vous donne le plus de soutien ?

Le soutien vient de sources différentes. Notre vision du féminisme donne des réactions différentes car la critique de la société est controversée dans toutes les couches sociales. BOEH est la preuve vivante qu’il y a des féminismes différents et qu’il existe aussi un féminisme islamique. Il y a certainement des divergences mais nos points de départ sont les mêmes, c’est-à-dire que c’est à la femme seule de définir en quoi consiste sa libération. On a parlé de BOEH comme faisant parti de la formation d’un « nous nouveau » : nous partageons une même vision et une même lutte qui nous rapproche. En travaillant ensemble, on a tissé des liens. Au début on se présentait comme un groupe d’action composé de femmes allochtones et autochtones, musulmanes et non-musulmanes etc. – à un certain moment, on en avait marre, maintenant nous nous présentons en premier lieu comme un groupe d’action féministe.

[1] BOEH rappelle le slogan du mouvement pour l’avortement libre : "Baas over eigen Buik" pour "maître de son propre ventre".

[2] Interdiction du port du foulard dans les services publics et l’enseignement public dans toute la Belgique.

Interview parue dans le magazine Grenzeloos, publication du SAP (Socialistische Alternatieve Politiek), section Néerlandaise de la Quatrième Internationale. Grenzeloos paraît tous les deux mois. www.grenzeloos.org

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