Réflexions sur le soulèvement palestinien qui vient
Par Julien Salingue le Vendredi, 09 Avril 2010

Au cours des dernières semaines, la question palestinienne a occupé, à plusieurs reprises, le devant de la scène médiatique. A l’heure où nous écrivons, deux événements cristallisent l’attention : le mini-scandale diplomatique consécutif à l’annonce par le Ministère israélien de l’Intérieur, en pleine visite du Vice-Président des Etats-Unis Joe Biden, de la construction de 1600 nouveaux logements dans les colonies de Jérusalem ; la reprise des affrontements, à Jérusalem et dans plusieurs villes de Cisjordanie, entre manifestants palestiniens, pour la plupart très jeunes, et forces de sécurité israéliennes.

Décalage

Certains ont semblé surpris. Ne parlait-on pas, depuis plusieurs mois, d’une « accalmie », propice à la « remise en route du processus négocié » ? La reprise des visites d’émissaires européens et états-uniens ne laissait-elle pas supposer qu’enfin, le « processus de paix » allait pouvoir redémarrer ? Les deux protagonistes (Autorité Palestinienne et Gouvernement israélien) n’avaient-ils pas déclaré, chacun de leur côté, qu’ils étaient prêts à « faire des concessions» en vue d’un « retour à la table des négociations » ? Enfin, la population palestinienne ne bénéficiait-elle pas d’une « amélioration de ses conditions de vie», élément favorable à un « retour de la confiance » et à des « discussions en vue d’un accord global » ?

Les récents événements ont révélé à quel degré la rhétorique diplomatique était en décalage flagrant avec la réalité du terrain et à quel point les évolutions de la situation en Israël et dans les territoires palestiniens étaient en totale contradiction avec ce que véhiculent nombre de gouvernements et de médias occidentaux. Car ce qui s’est produit ces dernières semaines n’est pas un accident : les projets israéliens de colonisation de Jérusalem-Est et les manifestations palestiniennes ne sont pas des dérapages qui viendraient contredire une logique de fond « globalement positive ». Ce sont bien au contraire les expressions les plus visibles des tendances lourdes à l’œuvre au Proche-Orient.

Pour comprendre ce qui se trame en ce moment en Israël et dans les territoires occupés, il est indispensable de s’élever au-dessus du chaos des événements et de revenir sur la nature profonde du conflit qui oppose Israël au peuple palestinien. Il ne s’agit évidemment pas de dire que « rien ne change » et de se débarrasser de l’actualité, mais bien d’analyser cette actualité en la situant dans l’histoire du conflit, afin de percevoir ce qu’elle nous révèle quant aux probables évolutions de la question palestinienne.

La fiction du « processus de paix »

Les mots ayant un sens, il convient d’interroger l’idée même de « processus de paix », qui revient comme une ritournelle dans l’actualité proche-orientale. Dans son acception la plus courante, le « processus de paix israélo-palestinien » se serait ouvert au début des années 1990, et se serait matérialisé par la signature des Accords d’Oslo (1993-1994) qui promettaient, selon nombre de commentateurs et diplomates, « la fin du conflit israélo-palestinien ». Ce « processus de paix » aurait été à plusieurs reprises « interrompu », mais il existerait toujours, suspendu au-dessus des événements, attendant d’être « relancé ».

La réalité est bien différente, et les Palestiniens nous l’ont rappelé à au moins deux reprises au cours des 10 dernières années. En septembre 2000 tout d’abord, lorsque la population de Gaza et de Cisjordanie s’est soulevée pour exprimer sa colère contre la poursuite de l’occupation israélienne, de la colonisation et de la répression. En janvier 2006 ensuite, lorsque les Palestiniens ont élu, lors du scrutin législatif, un parlement largement dominé par le Hamas, organisation politique alors ouvertement hostile au processus négocié et prônant la poursuite de la résistance, y compris armée, contre Israël.

Les Palestiniens étaient-ils devenus fous ? Non. Les Palestiniens, contrairement aux diplomates, vivent en Palestine. Ils ont vu le nombre de colons implantés en Cisjordanie et à Jérusalem doubler entre 1993 et 2000. Ils ont vu sortir de terre des centaines de barrages israéliens et des dizaines de routes réservées aux colons, qui ont subordonné le moindre de leurs déplacements au bon vouloir des autorités israéliennes. Ils ont vu Jérusalem coupée du reste de la Cisjordanie. Ils ont vu la Bande de Gaza coupée du reste du monde. Ils ont vu, à partir de septembre 2000, une répression israélienne sans précédent, des milliers de maisons détruites, des dizaines de milliers d’arrestations, des milliers de morts et des dizaines de milliers de blessés. Ils ont vu un mur, qui les enferme dans des ghettos. Ils n’ont vu ni paix, ni processus.

Les Accords d’Oslo : l’occupation par d’autres moyens

« Depuis le début, on peut identifier deux conceptions sous-jacentes au processus d’Oslo. La première est que ce processus peut réduire le coût de l’occupation grâce à un régime palestinien fantoche, avec Arafat dans le rôle du policier en chef responsable de la sécurité d’Israël. L’autre est que le processus doit déboucher sur l’écroulement d’Arafat et de l’OLP. L’humiliation d’Arafat, sa capitulation de plus en plus flagrante conduiront progressivement à la perte de son soutien populaire. L’OLP va s’effondrer ou succomber à des luttes internes. (…). Et il sera plus facile de justifier la pire oppression quand l’ennemi sera une organisation islamiste fanatique » [1].

Ces lignes, écrites en février 1994 par l’Universitaire israélienne Tanya Reinhart, semblent, a posteriori, prophétiques. Mais Tanya Reinhart n’avait rien d’une medium : elle avait compris, avant d’autres, ce qu’était réellement le processus d’Oslo. Quiconque lit de près les textes signés à partir de 1993 se rend bien compte qu’il a affaire à tout autre chose que des « accords de paix ». Les questions essentielles comme l’avenir de Jérusalem, le sort des réfugiés palestiniens, les colonies israéliennes… sont absentes des accords et sont renvoyées à d’hypothétiques « négociations sur le statut final ». On n’y trouve pas non plus mention du « retrait » de l’armée israélienne des territoires occupés, mais seulement de son « redéploiement ».

Quelles qu’aient été les intentions ou les illusions des négociateurs palestiniens quant à un hypothétique « Etat palestinien », la vérité d’Oslo est ailleurs : Israël, qui occupe alors toute la Palestine, s’engage à se retirer progressivement des plus grandes agglomérations palestiniennes et à en confier la gestion à une entité administrative conçue pour l’occasion, l’Autorité Palestinienne (AP). L’AP doit prendre en charge la gestion de ces zones et faire la preuve qu’elle est capable d’y maintenir le calme, au moyen notamment d’une « puissante force de Police » [2]. Tout « progrès » dans le processus négocié est subordonné aux « bons résultats » de l’AP dans le domaine sécuritaire. L’occupation et la colonisation se poursuivent, et l’AP est chargée de maintenir l’ordre dans la société palestinienne. L’ordre colonial, donc [3].

Les contradictions d’Israël et du sionisme

Les Accords d’Oslo n’ont été, dans leur logique, qu’une réactualisation d’un vieux projet israélien connu sous le nom de « Plan Allon ». Du nom d’un Général travailliste, ce plan, soumis au Premier Ministre israélien Levi Ehskol en juillet 1967, entendait répondre à la situation nouvelle créée par la Guerre de juin 1967, au terme de laquelle Israël avait conquis, notamment, toute la Palestine. Ygal Allon avait identifié, avant beaucoup d’autres, les contradictions auxquelles Israël et le projet sioniste seraient tôt ou tard confrontés, et se proposait de les résoudre le plus pragmatiquement possible.

Lorsqu’à la fin du 19ème Siècle le jeune mouvement sioniste se fixe pour objectif l’établissement d’un Etat juif en Palestine, 95% des habitants de ce territoire sont des non-juifs. Convaincus que l’antisémitisme européen révèle l’impossibilité pour les Juifs de cohabiter avec les nations européennes, les sionistes préconisent leur départ vers la Palestine afin qu’ils y deviennent majoritaires et puissent y établir leur propre Etat. Le premier Congrès sioniste (1897) entérine donc le principe de la « colonisation systématique de la Palestine », à une époque où nationalisme sur une base ethnique et colonialisme ont le vent en poupe.

C’est en novembre 1947 que l’ONU adopte le principe du « partage de la Palestine » entre un Etat juif (55% du territoire) et un Etat arabe (45%). Les Juifs représentent alors environ 1/3 de la population. Les armées du nouvel Etat d’Israël vont conquérir militairement nombre de régions théoriquement attribuées à l’Etat arabe : en 1949, Israël contrôle 78% de la Palestine. Afin que soit préservé le caractère juif de l’Etat, les non-Juifs sont systématiquement expulsés : 80% des Palestiniens, soit 800 000 d’entre eux, sont contraints à l’exil. Ils n’ont jamais pu retourner sur leurs terres.

La Guerre de 1967 a été une « Guerre de 1948 ratée ». Si la victoire militaire israélienne est incontestable et si Israël contrôle 100% de la Palestine, cette fois-ci les Palestiniens ne sont pas partis. Or Israël prétend être un Etat « juif et démocratique » : attribuer des droits aux Palestiniens, c’est renoncer au caractère juif de l’Etat ; ne pas leur en attribuer, c’est renoncer à ses prétentions démocratiques. Allon propose donc d’abandonner les zones palestiniennes les plus densément peuplées en leur attribuant un semblant d’autonomie tout en conservant le contrôle sur l’essentiel des territoires conquis : quelques îlots palestiniens au milieu d’un océan israélien.

De la guerre des pierres à l’Intifada électorale

C’est la philosophie du Plan Allon qui guide les gouvernements israéliens dans les années 70 et 80, même s’ils repoussent autant que possible le moment où ils accorderont quelques droits aux Palestiniens. La 1ère Intifada (déclenchée fin 1987), soulèvement massif et prolongé de la population de Cisjordanie et de Gaza, change la donne. Au tournant des années 90 la question palestinienne est un facteur d’instabilité au Moyen-Orient, zone stratégique sur laquelle les Etats-Unis veulent assurer leur emprise après la chute de l’URSS. L’administration US contraint Israël à négocier : ce sont les Accords d’Oslo, qui « offrent » aux Palestiniens… un semblant d’autonomie sur les zones les plus densément peuplées.

Ytzak Rabin, souvent présenté comme « celui par lequel la paix aurait pu arriver », était pourtant très clair : « L’Etat d’Israël intégrera la plus grande partie de la Terre d’Israël à l’époque du mandat britannique, avec à ses côtés une entité palestinienne qui sera un foyer pour la majorité des Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza. Nous voulons que cette entité soit moins qu’un Etat et qu’elle administre, de manière indépendante, la vie des Palestiniens qui seront sous son autorité. Les frontières de l’Etat d’Israël (…) seront au-delà des lignes qui existaient avant la Guerre des 6 jours. Nous ne reviendrons pas aux lignes du 4 juin 1967 » [4]. Il ajoutait plus loin qu’Israël annexerait la majorité des colonies et conserverait la souveraineté sur Jérusalem, sa « capitale une et indivisible », et sur la Vallée du Jourdain.

La population palestinienne a rapidement constaté qu’Israël n’avait pas l’intention de renoncer à contrôler la quasi-totalité de la Palestine : la colonisation s’est accélérée, les expulsions se sont multipliées et les Palestiniens ont été de plus en plus cantonnés dans des zones encerclées par l’armée et les colonies. Tandis que la situation de la population s’est dégradée, une minorité de privilégiés, membres ou proches de la direction de la nouvelle Autorité Palestinienne, s’est considérablement enrichie et a coopéré avec Israël de manière ostensible dans les domaines sécuritaire et économique : en septembre 2000, les Palestiniens se soulèvent de nouveau.

La « 2ème Intifada » est écrasée par Israël, qui va en outre marginaliser Yasser Arafat, considéré comme trop réticent à signer un accord de reddition définitive. Israël et les Etats-Unis favorisent l’ascension de Mahmoud Abbas (Abu Mazen) qui participera, par exemple, à un sommet avec Bush et Sharon, en juin 2003, alors qu’Arafat est enfermé à Ramallah. A la mort du vieux leader, Abu Mazen est mal élu Président de l’Autorité Palestinienne en janvier 2005 (participation relativement faible, pas de candidat du Hamas). Abu Mazen ayant besoin d’une légitimité parlementaire pour faire accepter un accord avec Israël, des élections législatives sont organisées en janvier 2006. La victoire du Hamas est sans appel : par son vote, la population a clairement signifié son refus de toute capitulation et sa volonté de continuer à lutter.

La fin de la parenthèse d’Oslo

La victoire du Hamas a révélé le caractère totalement irréaliste du « projet Oslo », entendu comme la possibilité de régler la question palestinienne par la constitution de cantons administrés par un gouvernement indigène qui serait à la fois conciliant avec Israël, légitime et stable. Mais la « communauté internationale » n’a rien voulu entendre : boycott du gouvernement Hamas, soutien au blocus israélien sur Gaza, reconnaissance du « gouvernement d’urgence » nommé par Abu Mazen en Cisjordanie… Les Etats-Unis et l’Union Européenne continuent à agir comme si un « retour à Oslo » était possible et souhaitable.

Or, comme on l’a vu, c’est précisément le « Processus de paix » qui a débouché sur la « deuxième Intifada » et sur la prise du pouvoir par le Hamas, alors seule organisation capable d’allier à la fois soutien matériel à la population, critique du processus négocié et poursuite de la résistance à Israël. Lorsque certains parlent d’un indispensable « retour à la situation d’avant septembre 2000 », on a envie de leur demander si ce n’est pas précisément « la situation d’avant septembre 2000 » qui a provoqué… le soulèvement de septembre 2000 !

Les tergiversations et gesticulations diplomatiques actuelles traduisent en réalité un constat d’échec. Chacun prend progressivement conscience de la fin de la parenthèse d’Oslo, et tandis que certains s’acharnent aveuglément à vouloir ressusciter un cadavre, d’autres cherchent des solutions alternatives : de la proclamation d’un Etat palestinien sans frontières à une administration jordanienne des cantons palestiniens, en passant par l’envoi de troupes de l’ONU à Gaza, les idées fusent, même les plus fantaisistes. Cet empressement à « trouver une solution » résulte en réalité d’une compréhension, même partielle, des deux logiques réellement à l’œuvre sur le terrain : le renforcement de l’emprise israélienne sur la Cisjordanie et Jérusalem ; la remobilisation de la population palestinienne. Un cocktail explosif.

Le renforcement de l’emprise israélienne

Parlons de Jérusalem, tout d’abord. L’attention se focalise sur la construction de 1600 nouveaux logements. Et alors ? Oubliés, les 200 000 colons qui vivent à Jérusalem et dans sa périphérie ? Oubliées, les dizaines d’expulsions et de démolitions de maisons palestiniennes au cours de ces derniers mois ? Les 1600 nouveaux logements ne sont pas un accident, ils s’inscrivent dans une logique assumée depuis 1967 : la judaïsation de Jérusalem et son isolement du reste des territoires palestiniens, pour contrer toute revendication de souveraineté palestinienne sur la ville.

Parlons, ensuite, de la Cisjordanie. Si l’afflux des aides internationales a permis à l’Autorité Palestinienne de Ramallah de payer les fonctionnaires, il est très audacieux de parler d’une reprise économique réelle. Le PIB palestinien a globalement augmenté en 2009 mais demeure inférieur de 35% à celui de 1999. En outre, cette augmentation globale dissimule des disparités flagrantes : le secteur du bâtiment a certes progressé de 24%, mais la production agricole est en chute de 17%...

De plus le contrôle israélien sur la Cisjordanie n’a pas été remis en cause : « L’appareil de contrôle est devenu de plus en plus sophistiqué et efficace quant à sa capacité à affecter tous les aspects de la vie des Palestiniens (…). L’appareil de contrôle comprend un système de permis, des obstacles physiques (…), des routes interdites, des interdictions d’entrée dans de vastes parties de la Cisjordanie (…). Il a transformé la Cisjordanie en un ensemble fragmenté d’enclaves économiques et sociales isolées les unes des autres ». C’est la Banque Mondiale qui le dit, dans un rapport de février 2010 [5].

Enfin, depuis l’annonce d’un « gel temporaire » de la colonisation en novembre dernier, Israël a autorisé la mise en chantier de 3600 logements, poursuivant une politique qui a vu, l’an passé, le nombre de colons installés en Cisjordanie augmenter de 4.9% tandis que l’ensemble de la population israélienne ne croissait que de 1.8%. Last but not least, le 3 mars dernier Netanyahu déclarait que même en cas d’accord avec les Palestiniens, il était exclu qu’Israël renonce à son contrôle sur la vallée du Jourdain…

Parlons, aussi, de Gaza. Sous blocus, les Gazaouis vivent une catastrophe économique et sociale sans précédent. En l’espace de 2 ans, 95% des entreprises ont fermé et 98% des emplois du secteur privé ont été détruits. La liste des produits interdits à l’importation est un catalogue à la Prévert : livres, thé, café, allumettes, bougies, semoule, crayons, chaussures, matelas, draps, tasses, instruments de musique… L’interdiction d’importer du ciment et des produits chimiques empêche la reconstruction des infrastructures détruites lors des bombardements de 2008-2009, qu’il s’agisse des maisons ou des stations d’épuration, avec les conséquences sanitaires que l’on imagine.

Vers une troisième Intifada ?

Comment s’étonner, dès lors, que la colère monte chez les Palestiniens ? Les récents événements font suite à de nombreuses initiatives qui, bien que n’ayant guère eu d’écho médiatique, témoignaient d’une remobilisation de la population palestinienne. Entre autres : de multiples manifestations, dans les villages autour de Béthléem ou d’Hébron, contre les extensions des colonies et les confiscations de terres ; des défilés hebdomadaires, dans les villages de Ni’lin et Bi’lin, contre la construction du Mur et les expropriations ; 3000 manifestants à Jérusalem, le 6 mars, contre les projets de colonisation et les expulsions…

La répression contre cette remobilisation a fait un saut qualitatif au cours des derniers mois. Les manifestations ont été systématiquement dispersées à coup de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc. Le nombre d’arrestations et d’incursions israéliennes a augmenté de manière spectaculaire depuis le début de l’année 2010. Les autorités israéliennes ont récemment décrété que les villages de Bi’lin et Ni’lin, symboles de la lutte populaire et non-violente, auraient dorénavant le statut peu enviable de « zones militaires fermées » chaque vendredi (jour de manifestation), et ce pour une durée de 6 mois.

Sommes-nous au début d’une « 3ème Intifada » ? Il est probablement trop tôt pour répondre à cette question, mais il est néanmoins évident que nombre de conditions sont réunies pour qu’une fois de plus les Palestiniens protestent de manière visible et massive contre le sort qui leur est fait. Les divisions actuelles au sein du Mouvement National palestinien et la faible structuration politique de la société palestinienne, atomisée par les « années Oslo », interdisent d’envisager un soulèvement du même type que celui de 1987. On peut au contraire s’attendre à des confrontations entre les forces de sécurité palestiniennes de Cisjordanie, supervisées par le Général états-unien Keith Dayton, et les manifestants.

Mais les Palestiniens des territoires occupés, et notamment les plus jeunes (50% de la population palestinienne a moins de 15 ans), ne se laisseront pas intimider par quelques uniformes, qu’ils soient palestiniens ou israéliens. Et il est certain qu’ils ne se contenteront pas de « négociations indirectes », faisant l’impasse sur l’essentiel (l’occupation de la Cisjordanie, le blocus de Gaza, Jérusalem, les colonies, le sort des réfugiés, les prisonniers) menées par un Mahmoud Abbas décrédibilisé et inaudible. Les événements de ces derniers jours l’indiquent clairement : nul ne peut prédire avec certitude dans quels délais, mais la population palestinienne se fera de nouveau entendre.

Article paru sur le site de la revue ContreTemps: http://www.contretemps.eu/

[1] Article de février 1994, cité dans T. Reinhart, Détruire la Palestine, éditions La Fabrique, 2002, p. 42.

[2] Déclaration de principes sur les arrangements intérimaires d’autogouvernement (DOP), article 3.

[3] Pour une analyse plus détaillée des Accords d’Oslo, on pourra se reporter à mon article Retour sur… Les Accords d’Oslo en ligne sur mon blog

[4] Address to the Knesset by Prime Minister Rabin on the Israel-Palestinian Interim Agreement, 5 oct 1995, disponible (en anglais) sur le site du Ministère des Affaires Etrangères israélien.

[5]Checkpoints and Barriers : Searching for Livelihoods in the West Bank and Gaza, disponible (en anglais) sur le site de la Banque Mondiale.


Les Palestiniens : un peuple avec des droits ou des individus avec des besoins ?

« La Palestine est un pays sans peuple ; les Juifs sont un peuple sans pays » (Israël Zangwill, décembre 1901) [1].

« Mon plan se base sur l’idée selon laquelle la prospérité économique permet de préparer un règlement politique et non l’inverse » (Benyamin Netanyahu, décembre 2008) [2].

Plus de 100 ans séparent ces deux déclarations. La première, énoncée par un dirigeant du mouvement sioniste au début du 20e Siècle, visait à légitimer le projet de colonisation de la Palestine. La seconde, prononcée par l’actuel Premier Ministre israélien, est illustrative d’une rhétorique en vogue aujourd’hui, celle de la « paix économique » entre Israël et les Palestiniens. Malgré les apparences, ces deux sentences ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Elles sont en réalité révélatrices d’une même tendance, à l’œuvre depuis plus d’un siècle : la négation, par le mouvement sioniste puis par l’Etat d’Israël, de l’existence d’un peuple palestinien avec des droits nationaux.

« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre »

Le mouvement sioniste s’est développé dans la deuxième moitié du 19e Siècle autour de l’idée que la résurgence de l’antisémitisme en Europe était la preuve de l’impossibilité de la coexistence entre les Juifs et les nations européennes. Forts de ce constat, les dirigeants sionistes ont affirmé la nécessité de la constitution d’un Etat juif, seul refuge possible contre les persécutions. Au terme d’âpres discussions, c’est la Palestine qui a été choisie pour être le lieu de l’établissement de l’Etat juif.

En popularisant le mot d’ordre de la « terre sans peuple », les dirigeants sionistes poursuivaient deux objectifs : défendre la légitimité et la possibilité de la construction d’un Etat juif sur une terre qu’aucun peuple ne revendiquerait ; agrémenter le projet de colonisation d’une dimension de « domestication d’un territoire vierge », à l’instar de ce qui avait existé aux Etats-Unis autour de la « Conquête de l’Ouest » et du Mythe de la Frontière.

Le premier objectif entendait répondre à une difficulté majeure : les équilibres démographiques réels. Lorsque le 1er Congrès sioniste se réunit à Bâle en août 1897, 95% des habitants de la Palestine, alors sous domination ottomane, sont des non-Juifs. La création de l’Etat juif implique donc un processus de colonisation systématique qui ne peut attirer les colons potentiels que si sa dimension conflictuelle est écartée : il n’y aura pas de peuple indigène qui revendiquera lui aussi une souveraineté sur la Palestine.

La seconde dimension est souvent sous-estimée. Elle est pourtant l’une des sources de l’enthousiasme suscité par le projet sioniste chez un certain nombre de Juifs européens, avec notamment l’image des « colons fleurissant le désert ». Cette mythologie est aujourd’hui encore bien présente dans l’historiographie israélienne, y compris chez des « nouveaux historiens » comme Tom Segev : « [La Palestine à l’époque ottomane] n’était qu’une province reculée, sans lois ni administration. La vie s’y déroulait au ralenti, dans le carcan de la tradition et au rythme du chameau » [3].

La négation de l’existence d’un peuple arabe palestinien est donc l’un des piliers essentiels du projet sioniste. Mais contrairement à une interprétation courante, la formule de la « terre sans peuple » n’a pas seulement servi à affirmer que la Palestine était une terre vierge. Lorsque chacun a pu constater, dès les années 20 et les premières révoltes des autochtones contre la colonisation, qu’il n’en était rien, il s’est agi de nier que les Palestiniens formeraient à proprement parler un peuple pouvant revendiquer une souveraineté et des droits nationaux.

Des réfugiés qui n’en sont pas, des territoires qui n’appartiennent à personne

Lorsque l’ONU adopte le plan de partage de la Palestine en novembre 1947, les Juifs représentent alors 1/3 de la population. 55% de la Palestine est attribuée à l’Etat juif, 45% à l’Etat arabe. Même s’ils acceptent formellement le partage, les dirigeants de l’Etat d’Israël n’ont pas renoncé à leur projet de construire un Etat juif sur « toute la Palestine ». Il s’agit donc conquérir du territoire et de se débarrasser des non-Juifs.

Après la guerre de 1948, Israël contrôle 78% de la Palestine. 800 000 Palestiniens ont été contraints à l’exil par une politique de nettoyage ethnique systématique [4], indispensable pour proclamer un Etat juif sur la plus grande superficie possible. Au-delà de la négation, par Israël, de ses responsabilités dans cet exode, c’est le développement d’une certaine rhétorique israélienne qui nous intéresse ici : les ex-habitants de Palestine sont des Arabes « comme les autres », il serait logique qu’ils cherchent à s’intégrer au sein des Etats arabes dans lesquels ils se sont réfugiés plutôt que de vouloir vivre dans un Etat juif.

Après la guerre de juin 1967, l’Etat d’Israël occupe, entre autres, 100% de la Palestine. La Cisjordanie et la Bande de Gaza sont sous occupation israélienne mais Israël conteste que ces territoires soient « occupés », dans la mesure où ils n’appartiennent à personne. C’est ainsi que Golda Meir, Premier Ministre israélien, déclare en mars 1969 : « Comment pourrions-nous rendre ces territoires ? Il n’y a personne à qui les rendre ». La logique est la même qu’avec les réfugiés de 1948 : les Palestiniens n’étant pas un peuple, ils n’ont aucun droit sur la terre de Palestine.

Les dirigeants israéliens ne parleront donc pas de « territoires occupés » mais de « territoires disputés » ; il n’y aura pas de « colonies » en Cisjordanie et à Gaza, seulement des « implantations ». Danny Ayalon, Vice-Ministre israélien des Affaires Etrangères, écrivait récemment encore : « [On n’a] pas compris les droits d’Israël sur un territoire disputé, qu’on appelle improprement « territoire occupé ». En effet, connu sous le nom de Cisjordanie, ce territoire à l’ouest du Jourdain ne peut en aucune manière, être considéré comme occupé, sur le plan de la loi internationale, car il n’a jamais obtenu une souveraineté reconnue avant sa conquête par Israël » [5].

Une « reconnaissance » imposée et relative

A l’initiative des Etats arabes, et notamment de l’Egypte de Nasser, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) est fondée en 1964. Au départ instrument entre les mains des régimes arabes qui refusent aux Palestiniens toute autonomie institutionnelle, l’OLP passe sous contrôle des organisations palestiniennes en 1968. Durant les 25 années qui suivent, Israël refusera de reconnaître l’OLP et de négocier avec elle. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des dynamiques exposées jusqu’ici : reconnaître l’OLP, c’est reconnaître qu’il existe un peuple palestinien en lutte pour la satisfaction de ses droits nationaux.

Le nationalisme palestinien se développe néanmoins, dans les camps de réfugiés de l’extérieur et dans les territoires occupés. A la fin de l’année 1987 se produit un soulèvement massif et prolongé de la population de Cisjordanie et de Gaza : c’est la 1re Intifada. Au tournant des années 90 la question palestinienne est un facteur d’instabilité au Moyen-Orient, zone stratégique sur laquelle les Etats-Unis veulent assurer leur emprise après la chute de l’URSS. L’administration US contraint Israël à négocier avec l’OLP, négociations qui déboucheront sur les Accords d’Oslo (1993-1994).

Yasser Arafat, Président de l’OLP, et Yitzhak Rabin, Premier Ministre israélien, échangent alors des « lettres de reconnaissance mutuelle ». Mais tandis que l’OLP reconnaît « le droit de l’Etat d’Israël à vivre en paix et dans la sécurité (…), accepte les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU (…), renonce à recourir au terrorisme et à tout autre acte de violence (…) » [6] et modifie sa Charte, Israël se contente de faire part de sa décision « de reconnaître l’OLP comme le représentant du peuple palestinien et de commencer des négociations avec l’OLP dans le cadre du processus de paix au Proche-Orient » [7].

Si Israël semble reconnaître l’existence d’un peuple palestinien, il ne s’agit pas pour autant de reconnaître ses droits. En témoignent les déclarations de Rabin devant les députés israéliens au sujet des Accords d’Oslo : « L’Etat d’Israël intégrera la plus grande partie de la Terre d’Israël à l’époque du mandat britannique, avec à ses côtés une entité palestinienne qui sera un foyer pour la majorité des Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza. Nous voulons que cette entité soit moins qu’un Etat et qu’elle administre, de manière indépendante, la vie des Palestiniens qui seront sous son autorité. Les frontières de l’Etat d’Israël (…) seront au-delà des lignes qui existaient avant la Guerre des 6 jours. Nous ne reviendrons pas aux lignes du 4 juin 1967 » [8] Il n’est pas question de satisfaire les revendications des Palestiniens mais de créer une entité administrative chargée de les gouverner.

De la fragmentation à l’unilatéralisme

Les Accords d’Oslo consacrent une division de fait entre les Palestiniens d’Israël (aujourd’hui 1.1 million), les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (près de 4 millions), les Palestiniens de Jérusalem (250 000) et les Palestiniens exilés (plus de 6 millions). Cette fragmentation en 4 groupes aux statuts divers participe d’une « dénationalisation » de la question palestinienne : les projecteurs sont braqués sur les seuls Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem, dont les droits pourtant internationalement reconnus deviennent un objet de négociations subordonné aux exigences israéliennes, notamment en matière sécuritaire.

Le processus de fragmentation est en réalité double, puisqu’il est également interne aux territoires occupés avec le développement de la colonisation, des routes réservées aux colons et des multiples points de contrôle israélien : Jérusalem est isolée du reste de la Cisjordanie, Gaza est isolée du reste du monde, la Cisjordanie est séparée en diverses « zones autonomes ». La réponse israélienne à la « 2e Intifada » (septembre 2000) est un renforcement de ces politiques, avec notamment la construction du Mur qui, loin de « séparer » Israël et les territoires occupés, enferme les Palestiniens dans des enclaves isolées les unes des autres.

Cette double fragmentation et cette politique d’enclavement visent notamment à détruire les bases matérielles du sentiment d’appartenance à une nation ayant une situation et des intérêts communs, mais aussi à rendre impossible l’existence d’un leadership national représentatif et revendiquant des droits pour l’ensemble des Palestiniens. Tandis que la population acquière chaque jour davantage de réflexes localistes, les forces politiques palestiniennes sont de plus en plus divisées, tant sur des bases politiques que territoriales : divisions au sein du Mouvement national, mais aussi à l’intérieur des partis.

Cette faiblesse du Mouvement national sera l’un des prétextes invoqué par Ariel Sharon, Premier Ministre israélien entre 2001 et 2006, lorsqu’il affirmera qu’il est impossible de négocier avec les Palestiniens et qu’Israël doit agir seul en adoptant des mesures « unilatérales », comme le retrait-bouclage de Gaza en 2005. Phénomène apparemment paradoxal, les Palestiniens sont de fait exclus du règlement de la question palestinienne. Il s’agit en fait, une fois de plus, de faire disparaître les Palestiniens de la scène en ne les considérant pas comme un peuple avec des droits mais comme de simples résidents à peine tolérés et soumis au bon vouloir d’Israël.

La « paix économique » contre les droits politiques ?

Lorsque le Hamas remporte les élections législatives de janvier 2006, l’Union Européenne, les Etats-Unis et Israël adoptent une attitude qui équivaut à un refus de reconnaître les résultats du scrutin : boycott diplomatique du nouveau gouvernement, suspension des aides économiques à l’Autorité Palestinienne, soutien à la tentative de renversement du Hamas à Gaza… Cette attitude culmine en 2007 avec le conditionnement du retour des aides internationales à la nomination d’un nouveau gouvernement palestinien sous la direction du « candidat préféré » d’Israël, de l’Europe et des Etats-Unis : Salam Fayyad, dont la liste n’avait pourtant obtenu que 2 députés (sur 132).

La non-reconnaissance de la victoire du Hamas et l’imposition de Salam Fayyad au poste de Premier Ministre s’inscrivent dans les dynamiques décrites jusqu’ici : négation des aspirations réelles de la population palestinienne, volonté de dépolitiser ses revendications. Salam Fayyad n’est pas un dirigeant du Mouvement national mais un ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI. Les négociations qui suivent la nomination de Fayyad ne seront pas consacrées à la satisfaction des droits nationaux des Palestiniens mais à l’amélioration de leurs conditions de vie : levée de quelques barrages, augmentation des aides internationales, projets de développement économique…

La thématique de la « paix économique », particulièrement mise en avant par l’actuel gouvernement israélien, vient donc de loin. L’affirmation de Netanyahu selon laquelle « la prospérité économique permet de préparer un règlement politique » [9] n’est en réalité que le nouveau visage de la rhétorique de la « terre sans peuple » : il ne s’agit pas de considérer les Palestiniens comme un peuple avec des droits collectifs mais comme des individus avec des besoins. Le droit à l’autodétermination, le droit au retour des réfugiés, l’égalité des droits pour les Palestiniens d’Israël… sont totalement absents des discours.

Ceux qui, dans les chancelleries ou ailleurs, pensent que les Palestiniens sont prêts à renoncer à leurs droits en échange de contreparties économiques, se trompent lourdement. La question palestinienne est et demeure une question fondamentalement politique. Depuis plusieurs semaines la remobilisation visible de la population palestinienne devrait sonner comme un avertissement : personne ne pourra acheter la paix [10].

Paru sur le site ESSF: http://www.europe-solidaire.org/

[1] Israel Zangwill, « The Return to Palestine », New Liberal Review, Décembre 1901, p. 615.

[2] Benyamin Netanyahu, Interview au Figaro, 18 décembre 2008.

[3] Tom Segev, C’était en Palestine au temps des coquelicots, Liana Levi, 2000, p. 7.

[4] On pourra lire à ce sujet, entre autres, les 2 ouvrages de l’historien israélien Ilan Pappe, La guerre de 1948 en Palestine, La Fabrique, 2000, et Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008, ainsi que le livre de Dominique Vidal et Sébastien Boussois, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), Editions de l’Atelier, 2007.

[5] Dany Ayalon, « Israel’s Right in the « Disputed » Territories » (Les droits d’Israël dans les territoires « disputés »), Wall Street Journal, 30 décembre 2009.

[6] Lettres de reconnaissance mutuelle échangées entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, septembre 1993, disponibles sur http://www.monde-diplomatique.fr

[7] Idem.

[8] Address to the Knesset by Prime Minister Rabin on the Israel-Palestinian Interim Agreement, 5 octobre 1995, disponible (en anglais) sur le site du Ministère des Affaires Etrangères israélien.

[9] Cf note 2.

[10] Voir à ce sujet mon article L’échec programmé du plan « Silence contre Nourriture » (juin 2008), disponible sur http://juliensalingue.over-blog.com.

Voir ci-dessus