L'apport de Che Guevara au marxisme
Par Michaël Löwy le Mercredi, 08 Octobre 2003 PDF Imprimer Envoyer

Selon des sources bien informées... Guevara est un des agents internationaux du communisme qui agissent clandestinement." (U.S. News and World Report, 9 novembre 1959) Le mythe du Che-agent-communiste-infiltré-à-Cuba, diffusé par les agences de presse américaines dès la victoire des guérilleros en 1959, n'était que la caricature odieuse d'un fait important: Le Che était devenu marxiste beaucoup plus tôt que la majorité des dirigeants de la révolution cubaine (1). L'apport du Che au marxisme fut analysé par Michaël Lowy dans un ouvrage intitulé "La pensée de Che Guevara. Un humanisme révoolutionnaire", paru en 1970 chez Maspéro et réédité chez Syllepse en 1997. Nous en reproduisons ci-dessous le premier chapitre de cet ouvrage.

On peut établir avec plus ou moins d'exactitude le moment et le lieu où il a "découvert" le marxisme: Guatemala, 1954, sous la double influence de sa femme Hilda Gadea, qui appartenait à l'aile gauche de l'APRA péruvienne, et de l'Alliance de la jeunesse démocratique, organisation de masse liée au Parti guatémaltèque du travail (PGT, nom du PC ndlr), à laquelle il avait adhéré (2). C'est dans la bibliothèque de Hilda et dans celle de l'Alliance qu'il va, pour la première fois, faire la connaissance des écrits de Marx et de Lénine.

Le marxisme comme expérience

Selon le témoignage du Cubain Mario Dalmau qui le connut au Guatemala à cette époque, le Che avait déjà lu "toute une bibliothèque marxiste" et avait "une pensée marxiste très claire" (3). De toute évidence, cette découverte du marxisme ne fut pas, pour le Che, une simple opération intellectuelle et bibliographique, mais aussi le fruit d'une expérience vécue très concrète : celle de la misère et de l'oppression des masses latino-américaines, dont il fit la connaissance au cours de ses voyages à travers les cam-pagnes du continent: "A cause des conditions dans lesquelles je voyageais, j'étais en contact étroit avec la pauvreté, la faim et la maladie. J'ai découvert qu'il était impossible de guérir des enfants malades à cause du manque de moyens, et j'ai vu la dégradation de la sous-nutrition et de la répression constante." (4).

D'autre part, il est probable que la formation marxiste-léniniste de sa pensée a été définitivement cristallisée par cet événement révélateur qui laissera son empreinte sur toute une génération de Latino-Américains : l'invasion du Guatemala par les mercenaires de Castillo Armas en 1954. Carlos Maria Gutiérez a écrit que Castillo Armas fut le "maître négatif" du Che. En effet, la contre-révolution au Guatemala avait été directement et personnellement vécue par le Che (qui essaya même - en vain - d'organiser des groupes de résistance armée contre les envahisseurs) et elle lui montra, "didactiquement", le rôle des grands monopoles (United Fruit), de l'impérialisme américain (John Poster Dulles), de l'armée bourgeoise du Guatemala, du pacifisme d'Arbenz, etc.

La radicalisation marxiste du Che ainsi que sa détermination de se tourner vers la lutte armée après la chute d'Arbenz, nous en trouvons d'autres exemples parmi l'intelligentsia et les cadres politiques d'autres pays latino-américains qui ont connu des événements semblables : le Brésil après la chute de Goulart, la République dominicaine après l'invasion américaine de 1965, etc.

Au Mexique, où il s'était exilé après la victoire des contre-révolutionnaires au Guatemala, Guevara continua et approfondit ses études marxistes, grâce à un ami argentin, Amaido Orfila Reynal, qui était le directeur de la principale maison d'éditions du Mexique (Fonda de Cultura Economica) et qui lui prêta les trois tomes du Capital. Après la rencontre avec les Cubains exilés du Mouvement du 26 juillet, le Che a essayé de leur faire partager ses connaissances : selon un militant cubain qui l'a connu à cette époque, Dario Lopez, ce fut le Che qui choisit les œuvres marxistes pour la bibliothèque que la police trouva dans le camp d'entraînement du Mouvement du 26 juillet au Mexique, bibliothèque qui servait de cours d'instruction politique. Donc, à la différence de la plupart des dirigeants cubains, le Che n'arriva pas au marxisme par l'expérience de la révolution elle-même.

Au contraire, il essaya, très tôt, de déchiffrer cette révolution en recourant à des références marxistes. Et c'est parce-qu'il était déjà pleinement marxiste, qu'il fut le premier à saisir pleinement la signification historico-sociale de la révolution cubaine, en proclamant, dès juillet 1960, que cette révolution avait découvert "par ses propres méthodes, les voies indiquées par Marx" (5).

Le marxisme antidogmatique du Che

Une des qualités essentielles du marxisme du Che est son caractère passionnément antidogmatique. Pour lui, Marx était le fondateur d'une nouvelle science qui peut et doit se développer en fonc-tion de la transformation de la réalité elle-même. C'est dans ce sens qu'il faudrait, à notre avis, interpréter la comparaison - quelque peu surprenante - qu'il établit dans ses Notes pour l'étude de l'idéologie de la révolution cubaine (1960) entre Marx et Newton : "On doit être "marxiste" avec autant de naturel qu'on est "newtonien" en physique ou "pasteurien" en biologie, en considérant que si de nouveaux phénomènes en-traînent de nouveaux concepts, ceux qui sont passés n'en conservent pas moins leur part de vérité." (6).

Marx, pour le Che, n'était pas un pape doté par le Saint-Esprit du don de l'infaillibilité, ni ses écrits les tables de la Loi gracieusement octroyées au mont Sinaï. Il souligne dans ce même texte, que Marx, tout en étant un géant de la pensée, avait commis des erreurs qu'on peut et doit critiquer. Par exemple, par rapport à l'Amérique latine, son interprétation de Bolivar, ou l'analyse du Mexique qu'il a, faite avec Engels "où il admettait certaines théories sur les races et les nationalités qui sont devenues inadmissibles de nos jours" (7).

Guevara se plaint à plusieurs reprises de "la scholastique qui a freiné le développement de la philosophie marxiste" et qui a même systématiquement empêché l'étude de la période de construction du socialisme. Contre cette scholastique (il se réfère de toute évidence au stalinisme) et contre toute tendance à figer le marxisme en un beau système de vérités éternelles, immobiles et immuables, offertes à la pieuse contemplation des fidèles, Che Guevara emploie le même argument que Lénine utilisait contre "l'orthodoxie" sclérosée de la deuxième Internationale: il ne faut pas oublier que le marxisme doit être, en dernière ana-lyse, un guide pour l'action (8).

On trouve donc chez Guevara une conscience aiguë de la nécessité d'un développement créateur du marxisme-léninisme, surtout par rapport aux problèmes nouveaux posés par les sociétés de transition, pour lesquelles les écrits de Marx et de Lénine ne constituent qu'une introduction, précieuse et nécessaire, mais insuffisante. Cela ne signifie nullement que la pensée du Che ne fût pas orthodoxe au sens authentique du mot, c'est-à-dire constituée à partir des principes fondamentaux du marxisme révolutionnaire et de la méthode dialectique matérialiste.

L'antidogmatisme qui caractérise méthodiquement la pensée du Che se reflète au niveau de ses thèses économiques et politiques, en leur permettant de dépasser les limites "systématiquement" imposées par la bureaucratie stalinienne. Le Che était d'ailleurs conscient du lien entre le dogmatisme et la bureaucratie. Il écrivait en avril 1962 : "Il était apparu dans tout le pays comme un vice néfaste que nous devons absolument écarter, l'éloignement des masses, le dogmatisme, le sectarisme. A cause d'eux, le bureaucratisme nous menaçait." (9).

Toutes proportions gardées, nous pouvons dire que le Che a joué, du moins à l'échelle de l'Amérique latine, le même rôle de rénovation révolutionnaire par rapport au "marxisme" figé de la gauche officielle, que Lénine avait rempli par rapport à la social-démocratie "marxiste" de la deuxième Internationale.

L'humanisme marxiste

Pour le Che, le marxisme authentique n'exclut pas l'humanisme: il l'incorpore comme un des moments nécessaires de sa propre vision du monde. C'est en tant qu'humaniste que le Che souligne l'originalité et l'importance de la révolution cubaine qui a essayé de construire "un système marxiste, socialiste, cohérent, ou approximativement cohérent, dans lequel on a mis l'homme au centre, dans lequel on parle de l'individu, de la personne et de l'importance qu'elle a comme facteur essentiel de la révolution". (10)

On sait que Fidel définissait en 1959 la révolution cubaine comme une révolution humaniste. Avec le passage (la transcroissance) de la révolution au socialisme et l'adhésion de Fidel au marxisme-léninisme (1960-61) cet humanisme n'a pas été simplement aboli, mais nié-conservé-dépassé par le nouvel humanisme marxiste des révolutionnaires cubains. Dans un discours de 1961, Fidel soulignait explicitement l'inspiration humaniste de la pensée de Marx et de Lénine : "Qui a dit que le marxisme est le renoncement aux sentiments humains... ? Alors que c'est précisément l'amour de l'homme, de l'humanité, le désir de combattre la misère, l'injustice, le calvaire et l'exploitation subis par le prolétariat qui ont fait surgir le marxisme de l'esprit de Karl Marx, quand précisément le marxisme pouvait surgir, quand précisément il pouvait apparaître une possibilité réelle, et plus encore qu'une possibilité réelle: la nécessité historique de la révolution sociale dont Karl Marx a été l'interprète. Mais qu'est-ce qui a permis qu'il en soit l'interprète si ce n'est le courant de sentiments humains d'homme comme lui, comme Engels, comme Lénine ? " (11)

Pour le Che. ce passage du discours de Fidel est absolument essentiel et il recommande à tout militant du parti cubain de le graver dans sa mémoire comme "l'arme la plus efficace contre toutes les déviations" (12).Vers 1963-64, le Che découvre l'œuvre du jeune Marx. C'est probablement le grand débat économique, qui commençait à Cuba à cette époque, qui lui a suggéré la lecture des Manuscrits économico-philosophiques de 1844. Tout en reconnaissant les limites théoriques du jeune Marx - dont le langage "se ressentait du poids des idées philosophiques qui avaient contribué à sa formation" et dont les idées économiques étaient "très imprécises", n'ayant pas encore acquis la rigueur scientifique du Capital -, le Che souligne l'intérêt de ces écrits qui se réfèrent aux problèmes de la libération de l'homme en tant qu'être social, c'est-à-dire au communisme comme la solution des contradictions qui produisent son aliénation (13).

L'homme nouveau

Et le Capital ? N'est-il pas, au con-traire des écrits du jeune Marx, "purement scientifique" voire "anti-humaniste"? Cette vision néo-positiviste du Capital, très répandue à l'époque de la deuxième Internationale et qui réapparaît aujourd'hui sous une forme nouvelle, ignore que la dénonciation de l'humanité du capitalisme - et la possibilité de son dépassement par une société où les hommes contrôlent rationnellement les choses - est l'un des thèmes cruciaux de l'œuvre principale de Marx, thème qui ne contredit pas son caractère scientifique mais, au contraire, y est dialectiquement lié.

Che Guevara, en revanche, avait pleinement saisi la dimension humaniste du Capital, ainsi que les raisons pour lesquelles cette dimension n'est pas toujours "visible" pour un lecteur non averti : "Le poids de ce monument de l'intelligence humaine est tel qu'il nous a fait oublier souvent le caractère humaniste (dans le meilleur sens du terme) de ses préoccupations. Le mécanisme des rapports de production et leur conséquence, la lutte de classes, cachent dans une certaine mesure le fait objectif que ce sont des hommes qui se meuvent    dans l'atmosphère historique" (14). "Humaniste dans le meilleur sens du terme" '. par cette expression le Che suggère qu'il est indispensable de distinguer entre l'humanisme de Marx et les humanismes "dans le mauvais sens du terme": humanisme bourgeois, chrétien traditionnel, philanthropique, etc.

Contre tout humanisme abstrait qui se prétend "au-dessus des classes" (et qui est, en dernière analyse, bourgeois) celui du Che, comme celui de Marx, est explicitement engagé dans une perspective de classe prolétarienne; il s'oppose donc radicalement au "mauvais humanisme" par cette prémisse fonda-mentale: la libération de l'homme et la réalisation de ses potentialités ne peu-vent s'accomplir que par la révolution prolétarienne qui abolit l'exploitation de l'homme par l'homme et instaure la domination rationnelle des hommes sur leur processus de vie sociale.

Dans sa conception de l'humanisme, il est possible et même probable que le Che ait été influencé par l'œuvre du penseur argentin Anibal Ponce (1898-1938), un des pionniers du marxisme en Amérique latine, dont le livre Humanisme bourgeois et humanisme prolétarien (1935) a été juste-ment republié à Cuba en 1962. Ponce montre l'opposition fondamentale entre l'humanisme de la bourgeoisie et celui des travailleurs et souligne que "l'homme nouveau", "l'homme total" qui réunit la théorie et la pratique, la culture et le travail, ne sera réalisable que par l'avènement du prolétariat au pouvoir (15).

L'humanisme marxiste du Che est donc, avant tout, un humanisme révolutionnaire qui s'exprime dans sa conception du rôle des hommes dans la révolution, dans son éthique communiste et dans sa vision de l'homme nouveau.

Notes :

1) Fidel en témoigne généreusement dans une interview accordée en 1965: "Je pense qu'à l'époque où j'ai connu le Che, il avait un développement révolutionnaire plus avancé, du point de vue idéologique, que le mien. D'un point de vue théorique il était plus formé, était un révolutionnaire plus avancé que moi." In Lee Lockwood, "Castro's Cuba, Cuba's Fidel", Mac Millan, New York, 1967,p.143.

2) Il semble que le Che avait certaines réserves envers le PGT, dont le sectarisme bureaucratique lui déplaisait. Quant à l'aile gauche de l'APRA, (Alliance populaire révolutionnaire américaine, organisation populiste fondée en 1929) que le Che avait déjà rencontrée pendant son séjour au Pérou en 1953, il est intéressant de souligner qu'elle deviendra dans les années 60 le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) dirigé par Luis de la Puente Uceda, une des premières organisations de la nouvelle gauche communiste d'Amérique latine.

3) Cf. Granma (en français) 29/10/1967.

4) Che Guevara, discours du 19/8/60. Cette démarche du Che peut être comparée à la tradition des "médecins rouges" du XIXe siècle en Europe, qui furent, surtout en Allemagne, attirés vers les doctrines sociales révolutionnaires par leur expérience médicale.

5) "A la jeunesse de l'Amérique latine", discours du 28 juillet 1960 in E. Che Guevara, Textes politiques (Œuvres, t. III), Maspero, Paris, 1968, p.25.

6) In Textes politiques', p. 37.

7) Textes politiques, p. 73.

8) Textes politiques, p. 288, 143.

9) In Textes politiques, p. 89.

10) E. Che Guevara, "II Piano e Gli Uomini", II Manifesta, n°7, décembre 1969, p. 36. Il s'agit des comptes rendus sténographiques de conversations tenues en 1964 au ministère de l'Industrie.

11) F. Castro, Révolution cubaine, Maspero, vol.I,.

12) Textes politiques, p. 136.

13) Textes politiques, p. 158-159.

14) Textes politiques, p. 159.

15) Cf. A. Ponce, Humanismo burgués y Humanisme proletrario, Imprenta Nacional de Cuba, 1962, p. 113.

Voir ci-dessus